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Le goût du Petit Lait

 

 

Du plus lointain de mes souvenirs, ma mère avait l'habitude de faire ses courses au marché de "Bab Marrakech", à Casablanca. De tous ceux qui existaient dans la ville, qu'ils soient plus ou moins proches de notre habitation, c'est là qu'elle avait choisi de se rendre régulièrement, une fois par semaine. C'est à cet endroit précis qu'elle avait jeté son dévolu et rien ne pouvait modifier ses habitudes. Elle s'y rendait tous les jeudis, automatiquement, sans réfléchir, comme si, inconsciemment elle était programmée pour cela. Je peux dire, pour l'avoir souvent accompagnée, qu'elle s'y sentait bien. C'était son domaine. Elle en connaissait les moindres recoins et savait exactement où trouver ce qu'elle cherchait. Elle y était reine, et c'était son royaume.

Sans doute aimait-elle les odeurs, la foule bigarrée, les cris, et l'agitation permanente qui animaient ce lieu. L'incessant va-et-vient de tout ce petit monde, regroupé par métier et par type de marchandises. Sans doute était-elle également persuadée que c'était là, et nulle part ailleurs que les prix étaient les plus bas et qu'elle y ferait les meilleures affaires. Il faut dire que ses moyens étaient modestes et qu’elle comptait ses sous. Elle les dépensait avec parcimonie et je l'ai souvent vue marchander les produits qu'elle convoitait. Elle s'échinait à remplir son cabas à moindre coût.

A ce petit jeu, ma mère excellait, c'était une championne. La négociation se faisait toujours en langue arabe. Langue que du reste elle ne maîtrisait qu’imparfaitement.

Ce vaste marché, véritable ville dans la ville, était un espace immense où l'on pouvait tout y trouver.

Il était organisé par secteurs. Ici le coin des épices, là les fruits et les légumes, plus loin le poisson, puis la boucherie, la volaille vivante, etc.. Les odeurs fleuraient bon dans cette enceinte. Les yeux fermés, on aurait aisément pu reconnaitre l'endroit précis où l'on se trouvait. Le nez et les oreilles pouvaient alors nous renseigner avec certitude.

Un jour que je n'oublierai jamais, je la vis revenir du marché. Elle s'y était rendue seule, comme à son habitude jusqu'alors. Dès son retour, et après avoir gravi les trois étages, sans ascenseur, qui menaient à notre appartement, elle s'effondra  littéralement, au bord de l’épuisement. Elle avait lâché ses deux couffins, puis haletante et pâle, s'était affalée sur une chaise.  Je revois encore cette scène avec acuité et précision, comme si les cinquante ans qui m'en séparent n'avaient duré qu'une minute. Cette vision est gravée à jamais dans ma mémoire. Dussé-je vivre encore mille ans!

J'étais horrifié. Sans voix. Pantelant et ne sachant que faire, je me tenais debout devant elle. Incapable d'émettre le moindre son. Une vision d'horreur et de désespoir. Je n'avais jamais vu ma mère dans un tel état de fatigue. Le teint blafard, elle suait à grosses gouttes, respirait bruyamment, cherchant à reprendre un souffle qui lui échappait. Sa poitrine se soulevait violemment au rythme rapide des battements de son cœur. Je la perçus au bord de l'évanouissement.

Elle avala d'un trait le verre d'eau que je finis par lui tendre et cela l'apaisa quelque peu.

C'est alors que lentement, très lentement, elle tenta d'entrouvrir ses deux mains qu'elle tenait appuyées sur ses cuisses. Elle s’y essaya autant que la douleur le lui permit, et me dit d'une voix brisée que j'entends encore: « Regarde! Regarde mes mains! Je ne les sens plus! »

Ce que je vis me stupéfia. L'intérieur de ses mains et ses doigts recroquevillés étaient l'exact reflet en creux des anses des très lourds couffins qu'elle avait portés à bout de bras du marché jusqu'à la maison. Les anses des paniers et tous leurs détails s'étaient incrustés dans ses paumes. Et aussi dans ma mémoire.

Je n'ai jamais oublié cette image ni cet instant.

J'avais les yeux embués de larmes et ma vue se troubla, comme encore aujourd'hui au moment où j'écris ce souvenir, cet instantané de vie.

C'est ce jour-là, à cette minute précise, que j'ai décidé que plus jamais elle n'irait seule au marché.  Désormais, ses paniers nous serons deux à les porter et je partagerai sa charge.

Du haut de mes douze ans j'avais pris cette décision avec une conviction et une foi inébranlables.

Rien n'aurait pu me soustraire à l'engagement que je pris alors.

Et c'est ce que je fis.

Depuis ce jour, et jusqu'à ce que ma trajectoire de vie m'ait éloignée du foyer familial, je l'ai accompagnée chaque semaine au marché de  Bab Marrakech.

Je dois dire honnêtement que j'y pris goût très vite et nous étions même devenus complices de nos escapades. Elle et moi attendions ce jour où nous irions ensemble, comme deux amis, faire le marché, ramener les victuailles de la semaine et, bien sûr, partager le poids des couffins.

Mais pas seulement.

Dans mes souvenirs d'enfant, je revois très bien ces couffins. Larges cabas faits de feuilles de palmier séchées et tressées, ce qui leur conférait une solidité à toute épreuve. Toujours barrés en leur milieu d'une bande horizontale de couleur vive, si caractéristique des couffins du Maroc. Leur point noir était les anses. Faites du même matériau, elles sciaient les doigts dès que le panier devenait lourd.

A l'époque que je décris, en 1960, j'avais une douzaine d'années et nous habitions à Casablanca, un immeuble qui faisait l'angle de la rue de Charmes et du boulevard de Lorraine, à quelques mètres à peine du Rond-point Mers-Sultan.

Pour nous rendre au fameux marché de Bab Marrakech, nous partions vers neuf heures du matin, avant que la chaleur ne devienne suffocante, chacun de nous tenant son panier vide à bout de bras.

En quittant notre immeuble, nous tournions immédiatement à droite pour parcourir les quelques mètres qui nous séparaient du fameux rond-point. Puis, après avoir traversé la rue de l'Aviation Française, nous passions devant une grande brasserie dont la très belle terrasse s'étalait largement sur le vaste trottoir. Il suffisait alors de la contourner et de cheminer sur la fin de l'Avenue Mers-Sultan. Celle-ci débouchait alors à droite sur l'avenue d'Amade.

Cette très belle et large avenue était bordée d'un côté par les jardins de la Victoire et de l'autre par la grande poste. Autour de ce jardin, les bâtiments des Services Municipaux, dominés par une grande tour au sommet de laquelle une horloge géante était visible de toute la ville. A angle droit, le tribunal et, enchâssée entre ces deux bâtiments, l'ambassade de France dans le jardin de laquelle trônait fièrement la statue du Maréchal Lyautey, monté sur son cheval, et tendant ostensiblement son bâton de Maréchal.

Tout un symbole.

Au-delà du boulevard de Paris, la deuxième partie de l'avenue d'Amade était un peu différente. Chacun des trottoirs s'abritait sous des arcades qui protégeaient les promeneurs de la chaleur écrasante de l'été. La parcourir dans cette deuxième partie nous procurait une fraîcheur bienfaisante que nous appréciions avec délice. Puis l'avenue débouchait enfin sur la Place de France. Il suffisait alors de prendre vers la gauche le boulevard du 2ème tirailleur pour s'enfoncer dans la médina. Une des nombreuses artères qui menaient au fameux marché.

Le long de cette voie, s'alignaient côte à côte les marchands de meubles, les vernisseurs au tampon et toutes sortes d'artisans qui, assis à même le sol, proposaient leurs services, leur outillage à leurs pieds. On y trouvait pêle-mêle, des matelassiers, des vanniers, des vitriers, des rémouleurs et bien d'autres petits métiers. Il m'arrive souvent de penser avec tendresse a toutes ces petites gens, souvent en guenilles, qui n'avaient pas grand-chose et qui se battaient avec courage pour survivre et nourrir leurs familles; ils étaient capables de s'improviser spécialiste dans un domaine qu'ils ne connaissaient pas, ou si peu. Pourvu qu’ils puissent travailler et gagner quelque argent. Ils s’arrangeraient bien sur place. Quelle belle leçon de courage!

J'ai une tendresse très particulière pour ceux d'entre eux que l'on appelait "Les Vieux Habits". Ils ont, avec les matelassiers une place à part dans ma mémoire et dans mon cœur. Un jour peut-être, je leur rendrai l’hommage qu’ils méritent et raconterai mes souvenirs les concernant.

Le boulevard du 2ème tirailleur finissait sur une place au centre de laquelle se tenait un poste de police. Un petit édicule aux murs recouverts de carreaux de faïence marron-orangé.

La place, très encombrée, était grouillante d'activité, de véhicules, et d'embouteillages. Comme il n'y avait pas de trottoir, les piétons étaient partout. Une vraie fourmilière. Une marabunta humaine.

A droite, enfin, une porte, l'entrée du marché dit de Bab Marrakech.

Ma mère s'y déplaçait en experte avertie et selon un itinéraire immuable. Elle savait parfaitement où trouver ce qu'elle comptait acheter. Moi, je la suivais, mon panier à la main. Je tenais absolument à ce que ce soit le mien que l'on remplisse en premier. Je voulais retarder le plus possible le moment où elle aussi devrait remplir et porter le sien.

C'était pour moi un enchantement, un festival d'odeurs suaves et piquantes, de couleurs et de bruits.

J'aimais le coin des marchands de menthe et d'herbes fraîches, à peine visibles derrière leur étal, tant il y avait de bouquets devant eux. L'odeur parfumée qui y flottait chatouille encore mes narines. J'étais aussi fasciné par les vendeurs d'épices. Dans leurs échoppes, sombres et profondes dans mes souvenirs, explosaient mille couleurs. Des sacs de toile de jute aux bords ourlés montraient des poudres colorées, montées en pointe, aux senteurs enivrantes.  Tout me paraissait merveilleux. J'adorais ce lieu.

Tant de monde fourmillait dans ce marché qu'il était difficile de se frayer un chemin dans la foule compacte. Lorsqu'un porteur, les épaules lourdement chargées et pressé de faire sa livraison criait "Balek, Balek", il valait mieux s'effacer sous peine d'être pris dans une bousculade ou renversé. Les vendeurs d'eau avec leur outre en bandoulière faisaient tinter leur clochette pour annoncer leur présence et verser le liquide rafraichissant dans une timbale dorée.

Nous passions d'un endroit à un autre en remplissant nos paniers de toutes sortes de victuailles. Moi, je suivais toujours ma mère, comme son ombre. Elle négociait, elle achetait, je remplissais.

Cette virée au marché nous prenait bien une heure et demie. Lorsque les paniers étaient pleins, il était temps de rebrousser chemin.

Le soleil était déjà haut dans le ciel bleu et la chaleur devenait accablante. Faire la route inverse, lestés de nos couffins, serait sans nul doute, une toute autre promenade. Avertie de l'effort qu'il nous faudrait faire pour rentrer, ma mère me proposa ce jour-là de faire une halte devant le marchand de "petit lait".

Elle tenait à ce que j'en boive un verre. Elle pensait que cela me rafraichirait et que j'y puiserais les forces nécessaires au retour à la maison. "Tu verras, c'est très bon!" me dit-elle d'une voix convaincante.

Je me laissai faire, aussi curieux qu’assoiffé.

"Kess del raïb ha sidi" dit ma mère en accompagnant sa demande d'un petit geste de main et d’un clin d'œil appuyé.

Devant moi se tenait Ali, et devant lui, une grande jarre, obturée par un couvercle de bois sur lequel était posé un petit pot de métal blanc émaillé, aux bords ébréchés.

Ali retira le couvercle qu'il garda dans sa main gauche. De sa main droite, il plongea d'un geste rapide le pot dans la jarre, le retira plein du précieux élixir, et remit le couvercle sur le col de la jarre. Puis, d'un mouvement lent et gracieux, il vida le pot dans un verre qu'il me tendit.

Durant les quelques secondes que durèrent l'opération de transvasement, je fixais avec étonnement et curiosité le flot de liquide blanc sortant du pot opaque et emplissant le verre transparent.

J'ignore pourquoi, mais je fus spontanément  séduit par cette vision. C'était comme un film passant au ralenti. Le spectacle de l'épaisse et onctueuse boisson courant d'un récipient à l'autre avec une lenteur gracieuse me ravit autant qu'il m'interloquât. Je crus également y deviner des sortes de grumeaux jaunâtres, du plus bel effet.

Pénétré de cette image, je pris le verre qu'Ali me tendait toujours et y trempai mes lèvres.

Je n'ai jamais oublié ce premier contact avec le petit lait. J'ai tout de suite succombé à son goût aigrelet et sa consistance moelleuse.

Je sentais avec volupté et délice ce nectar emplir ma bouche et descendre le long de ma gorge. Il me pénétrait le corps avec une lenteur suave, presque sensuelle. Je sentais, avec délectation, glisser entre ma langue et mon palais les petits caillots de lait que charriait le breuvage.

Sans que je l'eus voulu, mes yeux se fermèrent. J'étais ailleurs, absent du monde qui m'entourait. En communion totale avec le divin nectar.

A mesure que le verre se vidait lentement, ma tête se penchait en arrière, s'accordant à la fluidité du liquide et de ce qu'il en restait dans le verre.

Après avoir lampé jusqu'à la dernière goutte, je sortis à regret de ma torpeur et du silence qui s'était fait autour de moi.

J'étais aux anges. Dieu ! Que ce verre de lait était délicieux. J'en rêve encore.

Avec regret, je rendis son verre à Ali, peinant à me détacher de cette minute magique, à quitter l’oasis ou je m’étais abandonné un instant.

D'un rapide mouvement de langue, j'essuyai les traces de lait qui perlaient encore à ma lèvre supérieure.

Ce jour-là, et sans qu’il eut été besoin de le préciser, un rendez-vous hebdomadaire fut pris. Chaque fois que j'accompagnais ma mère à Bab Marrakech, nous faisions une halte chez Ali, le marchand de  "petit lait". C'était ma récompense.

Qu’on le nomme aujourd'hui babeurre, lait caillé ou lait fermenté, je n'ai plus jamais retrouvé le goût et le velouté de celui que vendait Ali.

Et finalement, c'est tant mieux!

Il me convient et me plaît de penser que tous mes souvenirs d'enfance, les lieux, les goûts et les odeurs que j’ai connus sont bien à l’abri de l’effacement  et de l’oubli dans le coffre protecteur de ma mémoire.

 

Henri Levy

henrilevy.77@gmail.com

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