Essaouira, la secrète, se dévoile
Essaouira, « la bien dessinée », grandit à vu d’oeil sous la pression touristique. Elle bénéficie, aujourd’hui, des vestiges d’un passé éclectique entre pourpre, sucre et hippies.
J'étais absolument, sereinement prêt à ne plus jamais quitter Mogador », écrit Orson Welles, impressionné par son séjour à Essaouira, en 1953, pour le tournage d’Othello de Shakespeare. Pour Tahar Ben Jelloun, Essaouira est « un secret qu’on ne peut trahir. Le crier ou juste le penser, c’est la perdre ». Que dirait-il du boom touristique de la région, des centaines de milliers de visiteurs qui viennent chaque année à la découverte de ces mêmes secrets ?
De l‘intérieur du pays, une longue descente mène à la ville d’Essaouira ; brusquement, tout le panorama de la côte atlantique marocaine s’ouvre à l’oeil du voyageur. Si le bleu de l’Atlantique attire le regard, des immeubles et de nombreux bâtiments en construction parsèment la côte du nord au sud, à tel point qu’il est difficile de discerner les contours de la ville dont le nom signifie pourtant « la bien dessinée ».
Essaouira devient une ville champignon. Le boom touristique fait rêver les promoteurs immobiliers. D’autres regrettent l’ancienne Essaouira, comme cette trentenaire originaire de la ville et résidant à Rabat qui dit ne plus reconnaître la ville de son enfance. Pourtant, le passé est plein d’exemples de changements, de bouleversements dans la structure économique et sociale de la ville. Essaouira est loin d’avoir être oubliée par l’Histoire.
Du pourpre au sucre
Les premières traces aujourd’hui connues de peuplement humain de la région d’Essaouira datent de l’antiquité. Un colorant a valu à la côte de l’actuelle Essaouira d’être provisoirement peuplée par les Phéniciens : la pourpre. Les premiers vestiges d’architecture remontent au 7e siècle avant J.C, sur l’Ile de Mogador. Les commerçants venaient vraisemblablement à cause de l’abondance de murex, petits coquillages à partir desquels est produite la pourpre, très prisée pendant l’antiquité.
L’intérieur du pays n’a pas été investi par les Phénicien et il faudra attendre la constitution de monarchies amazighes, surtout celle de Juba II, et leur passage sous influence romaine au 3e siècle avant J.C, pour que la région d’Essaouira soit peuplée. Plusieurs siècles passent et la région est occupée successivement par les Vandales, les Byzantins, les tribus amazighes et les Omeyyades, avant d’être colonisée par le Portugal, lors de la conquête des villes portuaires marocaines, à partir du 15e siècle. La baie relativement protégée et la situation géographique de la ville incite les Portugais à construire, dès 1505, des remparts et un petit port pour faire d’Essaouira, alors appelée Mogador, un important comptoir commercial.
Face à la résistance des amazighs Haha et de l’organisation maraboutique Regraga, la période portugaise de Mogador ne dure que 5 ans, écrit l’historien Abdelkader Mana dans « Essaouira : Perle de l’Atlantique ». En 1510, les Portugais évacuent la ville, qui connaît un nouvel essor sous la dynastie des Saadiens. Matière première cruciale au Maroc, le sucre remplace la pourpre au titre de principale richesse de la ville. Le commerce s’étend alors jusqu’en Italie. Un épisode historique tombé dans l’oubli, les ruines des anciennes sucreries, datant de la fin du 16e siècle, sont devenues presque inaccessibles. L’arganier a pris le dessus.
La Casablanca de l’époque
Le projet de fortification de la ville est repris par Moulay Abd Al Malik, sultan de la dynastie des Saadiens, en 1628, mais au 18e siècle, ce sont les Alaouites, avec le sultan Mohamed Ben Abdallah qui décident d’agrandir considérablement le port. Essaouira devient « la Casablanca de l’époque », explique Abdelkader Mana. La ville était étroitement liée au commerce transsaharien, Mogador accueillait les caravanes. Un disciple de Vauban, Théodore Cornut, sera alors chargé d’établir un nouveau plan d’Essaouira, « la bien dessinée », et si toutes les fortifications n’ont pas résisté aux bombardements de l’armée française en 1844, la structure de la ville est depuis restée la même. Les traditions artisanales (marqueterie, bijouterie) datent de cette époque.
A la fin du 19e siècle, les caravanes transsahariennes perdent leur importance et d’autres ports, particulièrement Casablanca, prennent la relève. Mogador perd sa prééminence et tombe dans un déclin relatif. Au 20e siècle, sous le protectorat français, une petite industrie de pêche se développe. Les boites de sardines d’Essaouira constituent un nouveau produit d’exportation. La concurrence de villes comme Safi pèse et l’exode massif de la population juive, après 1967, n’améliore pas la situation économique de la ville.
Renouveau du gnaoua
Ce départ massif des juifs est une époque charnière pour Essaouira, estime Abdelkader Mana. Le second fait marquant de l’époque : l’arrivée des hippies. Comme la Turquie, l’Inde ou encore l’Afghanistan, le Maroc est sur la route des hippies, en quête de liberté et d’exotisme loin de leurs pays et de leurs sociétés d’origine. « Tout le monde venait au Maroc pour fumer du haschisch », explique Gail Porter, photographe américaine installée près d’Essaouira, dans un documentaire Elle avait pris l’avion pour le Maroc à peine quelques jours après avoir assisté au légendaire festival de Woodstock en 1969, suivant le légendaire Living Theatre de New York, qui s’était installé à Essaouira pendant quelque temps après avoir été renvoyé du Festival d’Avignon en 1968.
Grâce à cette troupe, Jimi Hendrix s’est rendu dans la ville des alizés. Un monde à part existait alors à Essaouira qui contrastait énormément avec les modes de vie locaux. La consommation de LSD, d’alcool, de haschisch et le libertinage étaient courants. Certains Marocains vivaient dans les deux mondes, plus rares étaient les immigrés occidentaux qui arrivaient à sortir de leur milieu, explique Doris Byer, une anthropologue qui s’est penchée sur l’immigration occidentale à Essaouira.
Par la suite, les autorités marocaines ont commencé à durcir les conditions d’entrée, refoulant davantage les hippies. A l’intérieur même du Maroc, d’autres endroits, plus au sud, attirent ces voyageurs au détriment d’Essaouira. Avec le temps, le mouvement hippie faiblit à travers le monde, mais l’époque reste présente dans la mémoire collective des Souiris. Dans les décennies suivantes, jusque dans les années 90, Essaouira était surement ce « secret qu’on ne peut trahir » que décrit Tahar Ben Jelloun dans « La prière de l’absent », oeuvre publiée en 1981. « C’est le lieu du silence, du vent et de l’arganier. Un lieu où le corps devient léger comme le duvet et se laisse emporter par le vent froid de l’Atlantique », ajoute-t-il.
A la fin des années 90, le silence a été rompu par un festival qui a vite fait la renommée internationale d’Essaouira : le festival Gnaoua. Les coopérations entre maâlems gnaouis et artistes internationaux deviennent très vite la marque de fabrique de ce festival lancé en 1997, un évènement « pour la philosophie et le dialogue des cultures par la musique,explique sa directrice Neila Tazi. Au moment de son lancement, le patrimoine musical et spirituel des gnaoua était marginalisé au Maroc.
Aujourd’hui, en partie grâce à ce festival, le gnaoua a repris une place centrale dans la culture populaire. Un succès : 400 000 visiteurs en 2010, pour une ville de 70 000 habitants. En 2011, le festival a été programmé en même temps que le Festival Timitar à Agadir pour limiter le nombre de visiteurs !
Tourisme
« Le Festival Gnaoua et Musiques du Monde constitue certainement l’événement artistique annuel phare de la destination », estime Kaoutar Lguaouzi, chargée du suivi du produit touristique de la Délégation provinciale du tourisme d’Essaouira. Il en apprécie l’importance, car « Essaouira est une ville purement touristique, toute l’économie repose sur ce secteur. D’une part les hôtels, les maisons d’hôtes et d’autre part les commerces, tous travaillent en collaboration avec les autorités locales pour assurer un bon accueil pour les touristes. » Les statistiques sont univoques : depuis 2000, les arrivées de touristes internationaux ont plus que doublées, passant de 50 000 à plus de 130 000 par an en 2010, selon les chiffres de la Délégation du tourisme.
Ces chiffres ne reflètent toutefois qu’une partie de la vérité, car de nombreux touristes nationaux ne sont pas comptabilisés. Ils ne résident pas dans des hôtels ou auberges recensés par la délégation du tourisme, à la base de ces statistiques. Ils choisissent plutôt de louer des appartements à des particuliers. Le nombre de Souiris agitant des clés au passage des voyageurs dans certains endroits stratégiques témoigne de l’importance de ce secteur touristique informel. Il montre aussi qu’Essaouira est devenue, au même titre que Chefchaouen, par exemple, l’une des premières destinations pour passer un week-end loin de chez soi. Ce sont aussi les jeunes Marocains qui viennent grossir les chiffres du Festival Gnaoua.
Une nouvelle étape de développement touristique est déjà entamée : en mars 2011, un premier hôtel du complexe touristique « Mogador » a été inauguré. L’investissement global de ce projet qui s’inscrit dans le Plan Azur s’élève à 4,5 milliards de dirhams, selon la Délégation provinciale du tourisme. A lui seul, le complexe pourra accueillir 6 800 hôteliers par jour et 3 600 résidentiels. Villas de luxe, golfe, accès direct à la plage : la station Mogador s’inscrit dans le haut de gamme.
C’est peut-être cela la spécificité d’Essaouira aujourd’hui.Purement touristique, oui, mais ni purement balnéaire, ni seulement culturelle ou axée sur l’héritage. Pas seulement concentrée sur le tourisme international haut de gamme, mais aussi sur l’héritage des hippies, la culture des backpackers et sur une jeunesse marocaine mobile. La manne du tourisme est ainsi exploitée à tous les niveaux dans l’ancienne Mogador. Essaouira, la secrète, se dévoile. Est-elle pour autant perdue ?
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