Gastronomie marocaine : Saveurs et décadence
Riche, variée, goûteuse, raffinée… On rivalise d’adjectifs ampoulés pour décrire la cuisine marocaine, appréciée mais peu mise en valeur. Absence de formation, très peu de promotion à l’étranger…, le Maroc peut, en la matière, largement mieux faire.
«Ce qui est chouette avec le tajine, c’est qu’on peut y balancer tous les légumes qu’on veut !», s’émerveille Nahed Rachad en passant de beaux poivrons jaunes et verts sous le robinet. Son menu du jour : le tajine de veau aux poivrons et aux oignons, que la connaisseuse mijote amoureusement devant une caméra, en nous décrivant, avec minutie, les rouages de la recette. «Vous pouvez à présent incorporer les gousses d’ail, autant que vous le souhaitez», recommande la jeune femme, le geste expérimenté et la mine réjouie. «Moi j’adore ! J’en mets trois ou quatre pour un résultat succulent. Dégustez-moi ça avec du thym et du laurier, vous m’en direz des nouvelles !». Sur Youtube, les vidéos culinaires de Nahed sont visionnées jusqu’à 171 000 fois. C’est dire si son blog, frais, plein de couleurs, de saveurs et de points d’exclamation, cartonne (cuisinemarocainefacile.com). «Je ne propose pas simplement des recettes, mais des méthodes culinaires pour une vie plus harmonieuse, pour une meilleure santé, confie-t-elle. C’est ma manière de me démarquer des autres blogs de cuisine. J’élève le niveau de conscience des gens par rapport à leur corps». Car dans le civil, Nahed Rachad est coach ou, plus solennellement, experte en techniques de développement personnel, comme le yoga. «J’expurge l’esprit et le corps de toutes les tensions, les souillures. Je les lave énergiquement à l’eau de javel, si vous voulez», plaisante cette boute-en-train, qui a appris à cuisiner à l’âge de douze ans. «J’avais déjà préparé mon premier couscous avec ma mère», sourit Nahed, un brin nostalgique. Son rêve ? Ouvrir un centre de bien-être où elle se promet d’apprendre aux personnes à «écouter leur corps» : quantité d’exercices lénifiants leur seraient ainsi proposés, parmi lesquels… des ateliers de cuisine, forcément. «On peut ouvrir les Chakras, les canaux d’énergie, grâce aux aliments qu’on assimile, garantit la coach. Je ne vous apprends rien, le bien-être, ça passe aussi, essentiellement, par le corps». Quand on lui parle de cuisine marocaine, sa voix s’emballe, fait des trémolos : «Elle est tellement bonne, pleine de goût, de générosité… C’est un bonheur ! Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais il n’y a pas un légume qu’on laisse de côté, qu’on n’utilise pas. Tout y passe. Il n’y a rien, finalement, qui ne puisse être incorporé à une recette marocaine. C’est extraordinairement varié !». Nahed fait remarquer que la nourriture turque n’est, par exemple, pas aussi «goûteuse» ; qu’au Liban, «c’est goûteux, certes, mais pas très diversifié», etc. «Pour résumer, tranche la passionnée, nous avons la chance de combiner les deux, la saveur et la variété».
Ce n’est certainement pas Fatéma Hal qui va la contredire. Cette magicienne des fourneaux enchante les papilles des Parisiens depuis bientôt vingt-sept ans. Son restaurant, Le Mansouria, est, à en croire le critique gastronomique Gilles Pudlowski, «une ambassade de goût», où, poursuit-il, dithyrambique, «l’experte démontre à qui en douterait que la cuisine marocaine, plus variée qu’on ne le croit, moins grasse qu’on ne le suggère, est simplement l’une des meilleures du monde».
Une cuisine «goûteuse, variée, raffinée» …
Là encore, Fatéma Hal ne peut qu’acquiescer : «Notre gastronomie est d’une richesse, d’un raffinement… Exportée, elle peut devenir notre cheval de bataille, nous pourrions en user pour mieux faire connaître notre culture», jure la gastronome, par ailleurs diplômée en ethnologie. D’où, peut-être, son vif intérêt pour l’histoire, les origines des plats, qu’elle raconte longuement sur sa WebTV (fatemahaltv.com) : dans une vidéo bercée d’une capiteuse musique orientale, on la voit expliquer, au milieu de ses plats en porcelaine bleue, que le couscous, «incontestablement berbère, est né au Maghreb. Au Moyen-âge, on le retrouve dans les écrits d’Ibn Razin al-Tujibi. Le voilà en Sicile, ramené par les Arabes. À Livourne aussi, en Toscane, où il est arrivé avec les Juifs chassés d’Espagne après la chute de Grenade en 1492. Au Brésil, il s’est adapté au goût du pays où on le déguste avec de la noix de coco et de la semoule de maïs». Pareil pour la recette de la mourouzia, livrée avec une mise en bouche historique : «Cette préparation est issue d’une ancienne recette qui remonte au XIe siècle et qui nous vient d’Andalousie. Cuisinée le deuxième jour de l’Aïd Al Adha avec le fameux ras el hanout, la mourouzia se conservait jadis dans des jarres en terre». Fatéma Hal, qui a écrit une multitude de livres de cuisine, dont Les Saveurs et les gestes (Stock, 1995), espère ainsi contribuer à sauvegarder cette partie non négligeable de notre culture. Même si ce n’est pas facile au quotidien. «Malheureusement, la cuisine marocaine est aussi appréciée à l’étranger que dépréciée au Maroc», soupire Fatéma Hal avant de poursuivre, plus cinglante : «Le Maroc adore vanter les mérites de sa gastronomie, s’en gargariser, mais ne joint, hélas, jamais le geste à la parole». La restauratrice réclame, depuis des années, la création d’une académie marocaine des arts culinaires pour pérenniser ce patrimoine, préserver la diversité gastronomique régionale, former de grands chefs, en vain. «Je m’insurge aussi contre cette aberration : au Maroc, la cuisine est rattachée au ministère du tourisme alors qu’en France, elle dépend de la Culture !». Parmi les choses qui exaspèrent Fatéma Hal : l’absence de formation à la cuisine marocaine. « Vous trouvez logique que les étudiants des écoles hôtelières marocaines n’apprennent que la cuisine internationale ?», s’emporte-t-elle.
L’autre son de cloche, beaucoup plus accablant, nous vient toujours de Paris, où le propriétaire d’une des six tables marocaines de la capitale hexagonale s’égosille, notamment, contre des critiques gastronomiques souvent dépréciatrices. «Certains se permettent d’écrire sans avoir mis les pieds au restaurant depuis treize ans, ce qu’ils n’auraient jamais osé faire pour un restaurant français», fulmine cet entrepreneur qui n’a pas souhaité révéler son identité.
… mais, hélas, une cuisine pas estimée à sa juste valeur
Dans ces guides culinaires, vous trouverez, selon lui, des catégories à n’en pas finir, «haute cuisine indienne», «cuisine gastronomique japonisante», «haute gastronomie mongole», tout enfin sauf une rubrique dédiée à la gastronomie marocaine. «Ah oui, lorsqu’on a des critiques aussi, elles ne disent pas que c’est dégueulasse, mais que 38 euros, c’est trop cher pour des Marocains». L’homme a, pendant un bref moment, songé à baisser les prix. «Mais la qualité aurait drastiquement chuté. J’aurais servi du Boulaouane à 4 euros et de la viande ordinaire et non plus de la viande de Desnoyer (fournisseur de l’Élysée, meilleure viande de France). Je me serais rabaissé en prenant en compte ces reproches». L’entrepreneur franco-marocain pointe du doigt «le Maroc, qui s’écrase et ne fait rien pour sa dignité». Il se souvient d’une publicité de l’Office du tourisme au très beau slogan : «Le Maroc, un pays qui fait grandir l’âme»… Mais voilà, regrette-t-il, c’est le Maroc qui est le demandeur économique. La France l’estime acquis, en a l’image non pas d’un partenaire économique et culturel, mais de l’immigré. D’où le fait qu’on nous assimile tous, quel que soit le standing, à un couscous». Cela donne, toujours selon notre restaurateur, des diplômés d’écoles hôtelières nullement fiers d’avoir été formés par un de nos chefs, ou qui refusent carrément de travailler dans un restaurant marocain, «car c’est considéré comme une voie de garage dans leur CV. Alors que s’ils travaillent chez les Asiatiques, on estime qu’ils ont appris de nouvelles épices. C’est malheureux à dire, mais le Maroc a abandonné sa gastronomie».
Gastronomie : Un solide atout culturel
Le Maroc gagnerait tellement à ériger sa gastronomie en vecteur de culture ! Les exemples de réussite ne manquent pas, en la matière. Il n’y a qu’à voir en effet le succès fou des restaurateurs grecs qui, à New York, ont eu l’intelligence d’exploiter des références mythologiques ou encore de proposer des ateliers de dégustation et de formation aux vins. Autre illustration intéressante, celle de «Pastis», restaurant français à New York toujours, où les serveurs sont flanqués de tabliers à l’ancienne et évoluent dans un décor entièrement inspiré des livres de Marcel Pagnol. Plus près de nous, le «Rick’s Café» à Casablanca offre un bel exemple de relecture d’une époque du Maroc : allez ne serait-ce que sur le site web du restaurant, vous serez baignés dans l’atmosphère du film «Casablanca» de Michael Curtiz, avec à l’affiche Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Alors, une ample stratégie pour faire de la gastronomie marocaine une véritable ambassadrice culturelle, loin des clichés et du folklore, c’est pour quand ?
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