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Le drame linguistique marocain de Fouad Laroui

 

Le drame linguistique marocain de Fouad Laroui

 

 

 

 

 

Les maux du plurilinguisme 
Dans son denier essai l’écrivain Fouad Laroui s’attaque à un sujet sensible, la question linguistique au Maroc, qu’il n’hésite pas à qualifier de « drame ». En effet, pour qui connaît un peu les pays du Maghreb et en particulier le royaume chérifien, force est de constater qu’il s’agit ici d’un véritable problème de société qui a des implications sous-jacentes complexes dans les domaines éducatif, culturel, économique mais aussi religieux et politique. 

Avant lui, l'ancien vice-ministre égyptien de la culture Chérif Choubachy avait jeté un pavé dans la marre en se demandant si la langue du Coran était à l'origine du déclin du monde arabe. Son ouvrage «Le sabre et la virgule»(1), publié en 2004, avait alors déclenché les foudres des milieux conservateurs, cela lui coûta au passage son poste au gouvernement et des accusations d'attaque contre l'islam. 

L’ouvrage de Fouad Laroui, écrivain et professeur à l’Université d’Amsterdam, établit un diagnostic sans complaisance mais se veut force de proposition pour remédier à cette situation problématique. Pour l'auteur il y a urgence, car le problème numéro un des Marocains est le plurilinguisme qui entraîne une impasse culturelle et un manque de cohésion nationale. Fruit de trois années de recherches Le drame linguistique marocain souhaite ouvrir un débat de fond sur l'absence d'une langue fédératrice de l'identité marocaine. 

Un paysage linguistique complexe 
Rappelons qu'au Maroc l'arabe classique est la seule langue officielle(2). Point question de darija (dialecte marocain) dans la Constitution, or c'est la seule langue qu'ont réellement en commun les Marocains, bien que l'on dénombre de 40 à 50% de berbérophones. À cela vient se greffer le français, quasi-indispensable pour réussir professionnellement, dont le degré de maîtrise indique le statut social du locuteur. 

En effet, dès leur plus jeune âge et tout au long de leur vie les Marocains sont confrontés à plusieurs langues: 
•leur langue maternelle qui est la darija ou le tamazight (berbère)(3) -voire le français dans le cas de couples mixtes ou très francisés- 
•les langues d'enseignement : l'arabe classique et le français dès le primaire avec une prédominance de la première dans les écoles publiques et de la seconde dans les écoles françaises et les écoles privées qui suivent le programme éducatif français. Plus rarement l'anglais ou le castillan dans le cas des écoles américaines et espagnoles.. 

L'arabe classique, une langue de caste 
Dans son premier chapitre, Laroui passe au crible l'ensemble des langues parlées au Maroc. Le cas de l'arabe classique est largement analysé et le verdict sans appel: le fussha n'est pas une langue qui répond aux besoins actuels des Marocains. Langue sacrée de la transmission coranique, dont les fondements ont été figés par le grammairien Sibaweh (au II siècle après l'Hégire/ VIIIe siècle ap. J-C), l'arabe classique n'est la langue maternelle d'aucun Arabe et il se peut même qu'elle ne l'ait jamais été. 

Malgré un apprentissage long et douloureux, très peu de Marocains se sentent à l'aise à la lecture d'ouvrages en arabe classique et ils le maîtrisent mal à l'oral (les discours d'hommes politiques à télévision sont souvent truffés d'erreurs). En cause l'absence de vocalisation(4), une surabondance lexicale, des règles grammaticales difficiles(5) (déclinaisons, diversité des pluriels, duel, accord sujet/verbe etc...). Plutôt que de lecture il s'agit avant tout de déchiffrage. L'attention que requiert la lecture et l'analyse qui en découle monopolise l'esprit du lecteur et «empêche le libre flux des idées, des associations, de la pensée en somme». 

Par ailleurs, Laroui insiste sur l'absence de nomenclatures(6) scientifiques ce qui a de graves conséquences pour la recherche et le développement, et explique la persistance du français dans l'enseignement des matières scientifiques. Le résultat est cinglant: la moitié des bacheliers en sciences expérimentales poursuivent leurs études dans des filières où l'enseignement est dispensé en arabe faute d'avoir un niveau suffisant en français pour suivre les cours de sciences à l'université. 

Le fussha est donc l'apanage d'une poignée d'érudits. Et ces derniers s'opposeront toujours à la moindre réforme car «leur investissement personnel dans l'apprentissage de l'arabe classique a été trop important, voire énorme, pour qu'ils acceptent de gaieté de cœur une simplification drastique de la langue ou le passage officiel au dialectes» souligne l'auteur. 

La diglossie, «une spécialité arabe» 
L'arabe marocain, est la seule langue parlée (ou du moins comprise) par l'ensemble des Marocains, les berbérophones ayant au minimum une connaissance passive de celle-ci. La darijaest une interpénétration de l'arabe classique, du berbère, mais aussi du français voire de l'espagnol (surtout au Nord). Langue vernaculaire, elle est dynamique et évolue constamment. Cependant, c'est une langue parlée qui n'a jamais été écrite, alors que l'arabe classique est écrit mais parlé spontanément nulle part: il s'agit de diglossie. 

Au Maroc, à l'instar de tous les pays arabes, on assiste au phénomène de diglossie qui est «une situation dans laquelle deux langues, ou variantes d’une même langue, sont présentes simultanément dans une région mais occupent des statuts sociaux différents». Nous avons donc une langue officielle et valorisée, l'arabe classique, et une langue privée souvent méprisée, la darija. Analyser le problème linguistique au Maroc sans passer par le prisme de la diglossie relève de la cécité nous explique le professeur de littérature dans son second chapitre, qu'il consacre entièrement à ce sujet. 

Sans nul doute la diglossie, et son déni, sont un problème structurant de la société marocaine. Et tant que l'on ne se pose pas les vraies questions, on ne peut pas y apporter les bonnes réponses. À juste titre l'auteur s'interroge: «le mot "arabisation" utilisé sans plus de précision ne signifie rien. On arabise dans quelle langue? Le classique? La darijia ? (…) Pour se poser cette question, encore faut-il "voir" le problème de diglossie, et en saisir les conséquences». 

Et les conséquences de cette schizophrénie nationale se font sentir à l'école (où 40% des élèves ne se sentent pas capables de lire correctement), sur la psychologie collective (le dénigrement de la langue maternelle entraîne un dénigrement de soi-même) et dans le domaine culturel (la création littéraire en arabe est moindre et très peu lue). Sur ce dernier point il est évident que la difficulté des écrivains vient du fait que l'arabe classique reste une langue artificielle, ce n'est pas une langue de vie dans laquelle on exprime ses sentiments. L'auteur aborde en détail ce sujet dans son appendice intitulé « La malédiction de l'écrivain marocain ». 

Quelles solutions? 
Pour F. Laroui la résolution du drame linguistique marocain devrait être une priorité. Il ne met pas en cause directement le plurilinguisme mais la fracture linguistique qui est réelle. Si la langue est un facteur d'unification indispensable pour une nation alors comment fédérer les Marocains, sans distinction de classe et d'accès à l'éducation, autour d'une langue nationale? Il nous propose trois options: 
• Maintenir le statut quo, ce qui ne changera rien à la situation 
•Proclamer la darija langue officielle du royaume ou au moins faire de la darija la langue d'enseignement, ce qui résorberait l'analphabétisme 
•Établir une graphie en lettres latines de la darija, sur le modèle turc pour résoudre le problème de la vocalisation et de la nomenclature 

Ces dernières propositions sont audacieuses et susciteront indubitablement la polémique chez les détracteurs de Laroui. Mais il faut lui reconnaître le mérite de s'être emparé d'un fait de société crucial, de manière rationnelle, malgré les réactions passionnelles qu'il engendre. Son essai est un plaidoyer pour une réhabilitation de la darija et il est d'ailleurs intéressant de voir que c'est l'une des propositions portée au sein du mouvement des jeunes du 20 février. 

Ce livre ne fera pas l'unanimité, comme ceux qui auparavant ont traité du même thème, car il est parfois ardu de s'interroger sur ce qui fonde notre identité. La question linguistique au Maroc pose les enjeux de l'identité marocaine. Mais parfois la réalité s'impose sans qu'on la veuille la voir : la darija, mélange d'arabe, de berbère, de français et d'espagnol ne représente-elle pas mieux qu'aucune autre langue la pluralité des Marocains? 

Le drame linguistique marocain de Fouad Laroui, éditions Le Fennec, Casablanca 

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1) - Choubachy Chérif, Le sabre et la virgule , Paris, Éditions l'Archipel, 2007. 
2) - Enfin il est juste indiqué que « l'arabe » est la langue officielle, sans précision. Il s'agit ici d'une évidence tacite pour les législateurs. 
3) - Le berbère connaît trois variantes: le tarifit dans le Rif, le tamazight dans le Moyen Atlas et le tachelhit/chleuh dans le Souss. 
4) - En arabe seules les voyelles longues sont écrites dans le corps du mot, les voyelles courtes sont transformées en signes souscrits ou suscrits mais ne sont pas généralement pas notifiées à l'écrit. Seul le Coran contient une scripto plena (mais il n'en a pas toujours été ainsi) afin d'éviter les erreurs d'interprétation. 
5) - - L'arabe est une langue à déclinaisons: le mot connaît une terminaison différente en fonction de son rôle dans la phrase. 
- La construction des pluriels est irrégulière et il existe parfois jusqu'à cinq pluriels différents pour un même nom. 
- En plus du pluriel et du singulier l'arabe compte le « duel » qui désigne un ensemble de deux personnes ou deux choses. Le duel possède sa propre conjugaison, ses pronoms etc... 
- En arabe l'ordre de la phrase est verbe-sujet-complément et le verbe ne s'accorde qu'en genre, on conjugue donc le verbe au singulier même si le sujet est pluriel... 
6) - On entend par nomenclature « un seul nom pour chaque chose, une seule chose pour chaque nom ». L'usage des noms vernaculaires peut induire en erreur car chaque dialecte arabe possède sa propre dénomination, Laroui prend l'exemple des noms des plantes qui diffèrent selon les régions. 

Marianne Roux-Bouzidi 

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