Maimonide - Rambam
Moïse ben-Maimoun (c’est son véritable nom) est un Juif d’Andalousie du XIIe siècle . Il naquit à Cordoue le 30 mars 1135. Fils d’un homme instruit, son éducation fut libérale. Il eut pour maître aux écoles juives un disciple du fameux Avempace (nom défiguré d’Ibn-Babja) et fréquenta aussi les écoles arabes, où il trouva pour condisciple un fils de l’astronome Geber de Séville (Djâber ben-Allah), bien connu des arabisans. À peine avait-il treize ans que la conquête de Cordoue par Abd-el-Moumen, le farouche et fanatique chef de la dynastie des Almohades, déchaîna sur les Juifs et les chrétiens d’Andalousie la plus terrible persécution. La famille de Maïmonide courba la tête sous l’orage, et pour éviter la mort ou l’exil fît profession extérieure de mahométisme. Étrange effet des violences des hommes, on put pendant dix-sept ans voir agenouillé dans les mosquées celui qui devait être le plus grand docteur de la synagogue, le flambeau d’Israël, la lumière de l’Orient et de l’Occident, un autre Moïse. Toujours en danger à Cordoue, Maïmonide chercha un asile plus sûr à Fez, où la légende a gardé souvenir de son passage, puis à Saint-Jean-d’Acre, puis enfin, après un pieux et périlleux pèlerinage à Jérusalem, il s’établit en Égypte, au vieux Caire. C’est là qu’après trente ans de persécutions et de vicissitudes il devait trouver le repos, et par surcroît la fortune, les honneurs et la gloire. Le sultan Saladin venait de renverser le khalifat des Fatimites et d’étendre sur l’Égypte une domination généreuse. Maïmonide lui fut désigné par la grande réputation qu’il s’était faite en quelques années comme théologien, philosophe et médecin. Sur l’indication du kadhi Al-Fâdhel, il fut choisi pour médecin du sultan et devint un personnage en crédit. On peut voir dans les lettres mêmes de Maïmonide combien son existence fut alors brillante et occupée. « Je te le dirai franchement, écrit-il à Samuel Ibn-Tibbon, qui se disposait à lui faire visite pour jouir de ses entretiens et se préparer à traduire ses écrits de l’arabe en hébreu, je ne te conseille pas de t’exposer à cause de moi aux périls de ce voyage, car tout ce que tu pourras obtenir, ce sera de me voir ; mais quant à en retirer quelque profit pour les sciences ou les arts, ou avoir avec moi ne fût-ce qu’une heure de conversation particulière, soit dans le jour, soit dans la nuit, ne l’espère pas. Le nombre de mes occupations est immense, comme tu vas le comprendre… Tous les jours, de grand matin, je me rends au Caire, et lorsqu’il n’y a rien qui m’y retienne, j’en pars à midi pour regagner ma demeure. Rentré chez moi, mourant de faim, je trouve toutes mes antichambres remplies de musulmans et d’Israélites, de personnages distingués et de gens vulgaires, de juges et de collecteurs d’impôts, d’amis et d’ennemis qui attendent avidement l’instant de mon retour. À peine suis-je descendu de cheval et ai-je pris le temps de me laver les mains, selon mon habitude, que je vais saluer avec empressement tous mes hôtes et les prier de prendre patience jusqu’après mon dîner. Cela ne manque pas un jour. Mon repas terminé, je commence à leur donner mes soins et à leur prescrire des remèdes. Il y en a que la nuit trouve encore dans ma maison. Souvent même, Dieu m’en est témoin, je suis ainsi occupé, pendant plusieurs heures très avancées dans la nuit, à écouter, à parler, à donner des conseils, à ordonner des médicamens, jusqu’à ce qu’il m’arrive quelquefois de m’endormir par l’excès de la fatigue et d’être épuisé au point d’en perdre la parole. »
Tant d’occupations, de devoirs et d’affaires n’empêchèrent pas Maïmonide de se recueillir et de travailler à la composition de ses nombreux ouvrages. Il y en a de trois sortes : d’abord des traités de médecine, puis des écrits purement théologiques, parmi lesquels le plus estimé est la Mischné-Torah, abrégé du Talmud, enfin des traités où la philosophie et la théologie se combinent, et c’est dans cette classe que brille au premier rang le Guide des Égarés, principal titre de l’auteur à l’attention de l’histoire et à l’estime de la postérité ; mais on n’est pas impunément théologien philosophe, même quand on est favori du sultan. Maïmonide fut inquiété pour la liberté et la hardiesse de ses opinions. Un théologien musulman, nommé Aboul-Arab ben-Moïscha, l’attaqua sous prétexte qu’il était retourné au judaïsme après s’être fait musulman. Le voilà convaincu d’être un hérétique relaps, comme aurait dit un juge de notre inquisition. Maïmonide eut besoin, pour parer le coup, de toute la faveur du sultan et de l’adroite intercession de son ministre, le kadhi Al-Fâdhel. Plus tard, un des disciples qu’il avait formés au Caire ayant soutenu à Damas que la résurrection des morts n’est qu’un symbole, un orage éclata dans la synagogue, et, pour ne pas être excommunié par les siens, Maïmonide fut obligé de capituler sur ce point, sauf à revenir à sa doctrine par un détour subtil ; mais ce fut après sa mort, arrivée en 1204, que, n’étant plus contenue par la haute position de Maïmonide à la cour, la colère des orthodoxes en Israël parut dans toute sa violence. Un rabbin de Tolède, Méir ben-Todros-Halevy, déclara que le Moré Neboukhim, sous prétexte de fortifier les racines de la religion, en coupait toutes les branches. De nombreuses communautés, entre autres celles de la Provence et du Languedoc, prononcèrent contre les écrits philosophiques de Maïmonide l’anathème et la peine du feu. D’un autre côté, plusieurs communautés se levèrent pour le défendre. On s’excommunia réciproquement, on ne se fit pas faute d’en appeler au bras séculier. Ce fut un véritable schisme qui s’étendit peu à peu à toutes les synagogues pendant tout un siècle. Au milieu de ces tempêtes, la gloire de Maïmonide a surnagé. Le temps, en calmant les passions et en dissipant les fumées du combat, a fait de plus en plus paraître les véritables traits de cette calme et haute physionomie : science, mesure, étendue. Peu à peu ces dons supérieurs ont exercé leur influence insinuante et victorieuse, d’abord sur les Juifs, bientôt sur les musulmans, et jusque sur les chrétiens. Les théologiens coptes traduisent les écrits de Maïmonide ; les grands docteurs chrétiens du XIIIe siècle, un Albert le Grand, un saint Thomas d’Aquin, les lisent dans des traductions latines et les citent avec respect et admiration. Son nom, partout répandu, reste un glorieux symbole de la hardiesse des idées contenue par un grand esprit de modération et de sagesse.
L’auteur du Guide des Égarés, au début de son ouvrage, en explique l’objet à son cher disciple Rabbi Joseph, fils de R. Jehouda. Cet ouvrage ne s’adresse pas au commun des hommes, ni à de jeunes écoliers, ni même à ces lecteurs d’ailleurs éclairés, mais qui ne veulent savoir que l’interprétation pratique et traditionnelle de la loi ; il est fait pour des philosophes, pour ces sortes d’esprits qui aspirent à pénétrer le sens le plus élevé des traditions. Ceux-là sont souvent indécis et troublés à cause de l’opposition qu’ils rencontrent entre la lettre de l’Écriture sainte et les données de la raison. Faut-il prendre au sens littéral la parole des prophètes ? faut-il n’y voir que des symboles et des allégories ? On ne sait, on hésite, et l’esprit reste en suspens, douloureusement agité. Maïmonide se propose de tirer ces douteurs de leur indécision et de leur perplexité ; c’est pourquoi il intitule son livre le Guide des Égarés, ou, pour traduire plus exactement le texte [8], le Guide des Indécis, dux perplexorum, comme dit l’ancienne version latine de 1520.
Voilà un grand dessein. Maïmonide en mesure la hauteur et les périls avec un sentiment profond d’inquiétude. Aussi se garde-t-il bien d’étaler aux yeux la méthode nouvelle dont il est en possession. Cette méthode en effet n’est pas moins que ce qu’on nomme aujourd’hui l’exégèse rationnelle, ou plus nettement le rationalisme. Le principe général de Maïmonide, c’est que la révélation ne peut être en contradiction avec la raison. Tout récit, toute parole qui heurte la raison doivent donc être ramenés par l’interprétation à un sens raisonnable : il faut y voir une hyperbole, une allégorie, une figure symbolique, et dès lors mettre à l’écart la lettre et chercher l’esprit ; mais cette raison elle-même, qui s’impose ici en maîtresse de l’interprétation et donne des règles à la foi, sera-ce la raison de l’ignorant, de l’homme frivole, du premier venu ? Non, ce sera la raison guidée par la science, soutenue par la droiture du cœur et la pureté de la vie, la raison des sages ; or parmi ces sages » Maïmonide donne un rang tout à fait à part à Aristote.
Cette prédilection veut être expliquée. Maïmonide a étudié la philosophie à l’école des Arabes. Son maître le plus vénéré, c’a été, non pas Ibn-Rosch (Averroës), comme on l’a faussement cru jusqu’à ces derniers temps, mais Ibn-Sina (Avicenne). Or Avicenne et les Arabes, quand ils s’initièrent aux études philosophiques, trouvèrent établie dans le monde ancien, même à Alexandrie, l’autorité d’Aristote, qui avait prévalu peu à peu sur celle de Platon et absorbé en elle toute l’ancienne philosophie de la Grèce. La science se réduisait alors à commenter les écrits du Stagyrite. Les Arabes ne connurent guère Aristote que par les commentaires de Thémistius, de Philopon, de Simplicius, d’Alexandre d’Aphrodise, et ils ne furent eux-mêmes que des commentateurs. Ainsi se préparait par les Arabes, et bientôt par les Juifs, la domination presque absolue qu’Aristote a exercée sur l’éducation de la pensée moderne. Maïmonide est un des hommes qui ont le plus contribué à cette royauté de l’idée péripatéticienne. Aristote est pour lui le sage par excellence, le philosophe accompli, l’organe presque infaillible de la raison. Interpréter la Bible selon la raison, c’est donc l’interpréter au sens d’Aristote. À ce point de vue, le problème d’exégèse que Maïmonide s’était posé s’identifie avec celui qu’essayèrent de résoudre. un siècle plus tard tous les grands docteurs du christianisme, je veux dire la conciliation de la sagesse divine, représentée par la Bible, avec la sagesse humaine, incarnée dans Aristote. Maïmonide est le précurseur de saint Thomas d’Aquin, et le More Neboukhim annonce et prépare la Summa theologiœ.
La différence est grande toutefois dans les procédés. Au lieu de cette démarche solennelle du docteur angélique allant chercher ses prémisses au plus haut du ciel et de là descendant par degrés sur terre et déroulant la chaîne de ses conséquences, le philosophe de la synagogue, plus hardi au fond, mais discret et modeste en ses allures, commence humblement par des remarques de détail sur quelques versets de la Bible. Saint Thomas déploie et impose sa doctrine ; Maïmonide laisse deviner la sienne et doucement l’insinue.
Ouvrez la Bible. Vous trouverez aux premiers versets de la Genèse ces mots remarquables : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » (Genèse, I, 26.) Que signifie cette parole ? Prendrons-nous le mot image au sens littéral ? Évidemment c’est impossible. Se représenter Dieu par une image, c’est lui donner un corps, c’est l’humaniser. Dieu est l’acte pur de la pensée, l’invisible et immatérielle intelligence. Voilà ce que dit la raison, et il est écrit dans la Bible même : « Tu ne feras pas d’image de l’Éternel. » Aristote et Moïse sont ici d’accord. Que faut-il conclure de là ? Qu’il y a beaucoup de métaphores dans l’Écriture et beaucoup de mots qui ont un double sens. Le mot image (en hébreu celem) veut dire forme extérieure, mais il veut dire aussi forme spécifique. Il faut rejeter le premier sens et s’attacher au second. Au lieu de matérialiser Dieu, on se souviendra que Dieu, c’est la raison même, et comme la raison est la forme spécifique de l’homme ; on comprendra que c’est en tant que raisonnable que l’homme ressemble à Dieu, d’où il suit qu’à mesure qu’il cultive mieux sa raison, il se rapproche davantage du divin modèle.
Maïmonide poursuit cette exégèse hardie et profonde sous son apparente simplicité. Il se demande ce qu’il faut entendre par ces mots de la Bible : « Dieu bit que c’était bien ; » (Genèse, I, passim.) — « Ainsi a dit l’Éternel : le ciel est mon trône. » (Isaie, LXVI, 1.) — « Et l’Éternel descendit sur, le mont Sinaï. » (Exode, XIX, 20.) — « Et Dieu remonta au-dessus d’Abraham. » (Génèse, XVII, 22.) — « Maintenant je serai debout, » dit l’Éternel. (Psaumes, XII, 6.) — Peut-on croire que Dieu ait des organes matériels, des yeux, des mains, qu’il soit assis sur un trône d’où il descend et où il remonte ? Ce sont là des expressions manifestement allégoriques. Et la Bible elle-même nous prémunit contre une interprétation grossière quand elle dit : « Et par les prophètes je fais des similitudes » (Hos., XII, 11), ou encore quand elle vante la parole des sages et leurs énigmes. (Prov., I, 6), et quand elle appelle les prophètes des faiseurs d’allégories. (Ézéchiel, XXI, 5.) Les organes corporels attribués à Dieu par la Bible indiquent donc des perfections spirituelles ; les instrumens de locomotion signifient que Dieu est la vie, dont le mouvement est le symbole ; les instrumens de sensation, qu’il est la pensée, forme suprême de la sensibilité ; enfin les organes d’expression, qu’il est la parole, c’est-à-dire qu’il communique l’intelligence.
Tandis que Maïmonide semble se complaire et s’égarer dans cette exégèse un peu minutieuse, on ne tarde pas à voir se dessiner par degrés sous sa main prudente et discrète toute une théorie métaphysique, qui tantôt se découvre et tantôt se voilé, mais qui est évidemment très arrêtée d’avance dans son esprit et appuyée sur une réflexion profonde. C’est la théorie de l’indivisibilité absolue de Dieu.
Si Maïmonide se bornait à opposer aux symboles de l’imagination l’idée d’un Dieu immatériel et infini, il n’y aurait rien là de très original ; mais il a d’autres vues. Il prétend nous amener à reconnaître que Dieu est un, d’une unité absolue et indécomposable, ce qu’il exprime en déclarant que Dieu n’a point d’attributs. La portée de cette doctrine est considérable. Que Dieu soit infini et par suite indéfinissable, que sa nature immense ne puisse être resserrée dans les limites d’une détermination précisé, que toute énumération de ses attributs reste infiniment au-dessous de ses perfections innombrables, ce sont là des opinions très philosophiques, et dont Maïmonide fait ressortir à merveille la vérité par un récit ingénieux tiré du Talmud [9] : « Quelqu’un, venu en présence de rabbi Hanînâ, s’exprima ainsi en faisant sa prière : O Dieu grand, puissant, redoutable, magnifique, fort, craint, imposant… Le rabbi lui dit en l’interrompant : As-tu achevé toutes les louanges de ton Seigneur ? Certes, même les trois premiers attributs, si Moïse ne les avait pas énoncés dans la loi et que les hommes du grand synode ne fussent pas venus les fixer dans la prière, nous n’oserions pas les prononcer. Et toi, tu en prononces un si grand nombre ! Pour faire une comparaison, un roi mortel par exemple qui posséderait des millions de pièces d’or, et qu’on vanterait pour posséder des pièces d’argent, ne serait-ce pas une offense pour lui ? »
Maïmonide fait remarquer subtilement et finement que l’offense consiste ici, non pas à rester au-dessous du nombre des pièces, mais à substituer l’argent à l’or, ce qui signifie qu’entre Dieu et la créature il n’y a pas une simple différence de degrés, de plus et de moins, mais une différence de nature et d’essence. Or, s’il en est ainsi, il ne faut pas dire que Dieu se distingue de la créature par un plus grand nombre d’attributs ; il faut dire que Dieu n’a point d’attributs. Qu’est-ce en effet qu’un attribut ? C’est quelque chose qu’on ajoute à l’essence d’un sujet ; mais il est absurde d’ajouter quelque chose à l’essence infinie de Dieu. Ou bien c’est une simple définition du sujet ; mais définir un sujet, c’est le rapporter à un genre et à une espèce. Or Dieu, étant seul de son genre et de son espèce, se dérobe à toute définition. Ou bien enfin c’est une détermination d’un sujet, c’est-à-dire l’assignation d’un mode particulier d’existence ; mais alors donner des attributs à Dieu, c’est le déterminer, le limiter, c’est transporter en lui les limitations et les modes de la créature : c’est donc diviser son essence et la dégrader.
Toutefois ne fera-t-on pas exception pour quatre attributs qui paraissent n’avoir rien d’incompatible avec l’essence divine : la vie, la puissance, la science et la volonté ? Erreur ! C’est dans notre être inégal et composé que la vie et la pensée, que le savoir et le pouvoir se divisent. En Dieu, tout cela est un. Quel rapport d’ailleurs entre notre science et celle de Dieu ? Ceux qui veulent obstinément attribuer à Dieu la pensée sont obligés d’ajouter qu’il ne pense pas comme l’homme, qu’il ne raisonne pas, qu’il ne se souvient pas. Alors à quoi bon employer le même mot, pour désigner des choses radicalement différentes ? A quoi bon dire de Dieu qu’il possède la volonté et la félicité pour se dédire aussitôt après en déclarant qu’il ne connaît ni l’espérance, ni la crainte, ni la tristesse, ni la joie, en d’autres termes que sa manière d’être n’a aucun rapport avec la nôtre ? Il vaut mieux convenir que nous savons ce qu’il n’est pas ; non ce qu’il est ; Mais quoi ! s’il y a du péril à dire de Dieu qu’il a la sagesse, la puissance, la liberté, ne pourrons-nous pas dire au moins qu’il est, qu’il est un, qu’il possède l’être et l’unité ? Non. Dieu sans doute est l’être des êtres, et il dit de lui-même à Moïse : Ehyé ascher ehyé (ego sum qui sum) ; mais l’être de Dieu n’a aucune proportion, aucune analogie avec l’être des créatures. Maïmonide en donne une raison très remarquable, c’est que dans la créature, qui commence d’être et qui peut finir, l’existence est quelque chose de fortuit et d’accidentel, tandis qu’en Dieu l’existence est nécessaire ; elle ne fait qu’un avec l’essence. Et quant à l’unité, on peut dire assurément et même on ne saurait trop dire que Dieu est un ; mais il faut s’entendre. Les paroles, les formules ne sont qu’un vain bruit, si on ne pénètre pas au-dessous. L’unité dans les créatures est toujours jointe à la multiplicité. Ce n’est pas l’unité pure et absolue » c’est l’unité multiple, l’unité qui se divise et se déploie comme notre intelligence par exemple, qui s’épanouit en images et en idées, ou comme le soleil qui rayonne et resplendit. Toutes ces analogies sont fausses quand on les applique à Dieu. L’unité de Dieu ne souffre aucune division. C’est une unité concentrée et ramassée en soi. Ce qui émane d’elle au dehors, ce n’est plus elle-même, ce sont des êtres sans analogie et sans proportion avec elle, des êtres contingens, divisibles, périssables. Par conséquent on est dupe d’une métaphore trompeuse quand on dit que Dieu possède l’unité.
Mais si Dieu n’a point d’attributs, comment le saisir ? S’il échappe par sa simplicité absolue à toutes les prises de la pensée humaine, comment élever vers lui notre esprit et notre cœur ? Le moyen même d’invoquer son nom, si tout nom donné à Dieu couvre une injure et un blasphème ? Il est vrai, dit Maïmonide, Dieu est ineffable et le seul moyen de l’adorer, c’est le silence. « Pour toi, dit l’Écriture, le silence est la louange. » (Psaumes, LV, 2.) Et encore : « Pensez dans votre cœur, sur votre couche, et demeurez silencieux. » (IV, 5.) C’est pourquoi le nom de Dieu chez les Juifs ne devait être prononcé que dans le sanctuaire, par les prêtres sanctifiés à l’Eternel et par le grand-prêtre au jour des expiations. Hors du sanctuaire, on y substituait le nom d’Adonaï (le Seigneur) ; mais Adonai comme Elohim, ce sont des noms communs qui désignent l’action de Dieu hors de lui-même et non son essence. Il n’y a qu’un nom qui soit ce que l’Écriture appelle le nom particulier de Dieu. N’en cherchez point l’étymologie ; il n’a aucun rapport avec les autres noms. Ce nom mystérieux, ce nom redoutable, Maïmonide n’ose pas le proférer. Il se borne à en épeler les quatre lettres sacrées yod, hé, wâu, hé (Jéhovah). C’est là le nom tétragrammatique, le schem ha-mephorash (c’est-à-dire le nom de Dieu distinctement articulé). Maïmonide nous apprend que la plupart des Juifs étaient hors d’état de le prononcer. Les hommes instruits ne l’enseignaient qu’au disciple d’élite une fois par semaine. Maïmonide conjecture avec sa finesse habituelle qu’on ne se bornait pas à une leçon de prononciation, mais qu’on expliquait aussi au disciple le mystère sacré de l’ineffabilité divine.
Parmi ces raffinemens, qui dans leur subtilité scientifique touchent à la superstition, on trouve chez Maïmonide un profond sentiment de l’infinité divine, mystère immense qui plane comme un épais nuage sur l’intelligence humaine, assombrit tous nos horizons, et, jetant ses ténèbres sur l’origine et sur la fin de notre existence d’un jour, enveloppe la vie humaine d’obscurité. Aussi n’est-ce point sans émotion et sans sympathie qu’au milieu d’un dédale de distinctions subtiles et d’arides abstractions on entend la voix émue du raisonneur s’écrier : « Louange à celui qui est tellement élevé que lorsque nos intelligences contemplent son essence, leur compréhension se change en incapacité, et lorsqu’elles examinent comment ses actions résultent de sa volonté, elles se changent en ignorance, et lorsque les langues veulent le glorifier par des attributs, toute éloquence devient un balbutiement [10] ! »
Cette doctrine du Dieu sans attributs, du Dieu indivisible et ineffable, qui l’a inspirée ou enseignée à Maïmonide ? Vient-elle de la Bible ? et dans la Bible, est-ce de l’Ancien Testament ou du Nouveau ? Et si elle n’a pas été puisée aux sources sacrées, vient-elle de la sagesse profane ? est-elle d’Aristote ? Il est très clair d’abord que cette théorie est contraire à la lettre et à l’esprit du christianisme. Pour n’en donner qu’une preuve, quoi de plus anti-chrétien que d’établir entre Dieu et l’homme un abîme infranchissable ? Le dogme essentiel du christianisme, c’est l’union intime de Dieu avec l’humanité par l’incarnation. Le Dieu des chrétiens est parfait et infini sans doute, et son incarnation dans l’homme est un mystère ; mais enfin, s’il n’y avait entre cet être sublime et sa créature imparfaite et finie aucun rapport, aucune analogie, le dogme de l’homme-Dieu ne serait plus un mystère, mais une flagrante absurdité.
Au surplus, Maïmonide est Juif, Juif d’esprit comme de race, et personne ne sait mieux que lui que sa théorie du Dieu indivisible est diamétralement contraire au dogme chrétien. Dans un passage très remarquable du Guide des Egarés, il parle de ceux qui, proclamant de bouche l’unité de Dieu, la nient au fond du cœur, ou du moins qui, l’acceptant et la niant tour à tour, tombent dans une contradiction manifeste. « Celui, dit-il [11], qui croirait que Dieu est un, et en même temps qu’il possède de nombreux attributs, exprimerait bien par sa parole qu’il est un, mais dans sa pensée il le croirait multiple. Cela ressemblerait à ce que disent les chrétiens : « Il est un, cependant il est trois, et les trois sont un. » Voilà le dogme de la sainte Trinité tourné en dérision. On dira : Quoi de plus simple ? C’est un Juif qui parle ; il proteste au nom de l’ancienne loi contre les nouveautés chrétiennes. Soit, j’entends cela ; mais la question n’est pas si simple qu’elle peut le paraître, car, si le dogme de la sainte Trinité ne se trouve pas sous une forme explicite dans l’Ancien Testament, il faut accorder au moins aux pères et aux docteurs de l’église chrétienne qu’il y est contenu en germe. Qu’est-ce en effet que ce principe que la Bible appelle l’habitation de Dieu, ou, comme traduisent les Septante, la gloire de Dieu, émanation mystérieuse qui sans doute n’est pas encore séparée du premier principe, mais qui tend de plus en plus à s’en distinguer, à prendre un caractère et une physionomie propres, à se personnifier enfin sous le nom de sagesse dans les livres de Salomon ? Cette sagesse est le médiateur par lequel Dieu a tout fait et conserve tout [12], c’est le souffle qui sort de la bouche de Dieu [13], c’est l’arbre de vie [14], en un mot c’est déjà presque le Verbe créateur du christianisme.
Quelque parti qu’on prenne sur cette question délicate, il y a certainement un point commun entre l’ancienne loi et la nouvelle : c’est que, dans l’une et dans l’autre, Dieu n’est point conçu comme une unité morte, indéterminée, enveloppée, ensevelie en soi, mais comme une unité vivante, comme un libre créateur, comme une providence bienfaisante. C’est là le grand caractère qui distinguera théodicée juive des mystiques conceptions de l’extrême Orient, et ce sentiment d’un Dieu personnel et vivant est passé de la tradition d’Israël dans les dogmes du christianisme.
Serait-ce donc l’autorité d’Aristote qui aurait prévalu dans l’esprit de Maïmonide sur le sentiment juif ? Pas le moins du monde. Cette conception du Dieu un et indivisible, il n’y en a aucune trace chez Aristote. Ouvrez le douzième livre de la Métaphysique. Dieu y est défini : l’Intelligence ou la Pensée (NÏŒησς), non la pensée virtuelle et indéterminée, mais la pensée en acte, la pensée qui a pleine conscience de soi et se pense soi-même éternellement, en un mot la pensée de la pensée. Quoi de plus contraire à cette unité indécomposable, à ce principe mystérieux, impénétrable, enfermé en soi, sans analogie avec le reste des êtres ? La pensée est partout répandue dans l’univers ; elle y apparaît en traits de plus en plus sensibles à mesure que l’on s’élève de degré en degré, de règne en règne. Déjà, dans la vie organique, elle jette ses premières lueurs ; peu à peu elle se déploie, elle rayonne, et parvient enfin dans l’homme à son plus haut degré d’épanouissement et de clarté, à la conscience et à la possession d’elle-même. Mais la pensée humaine, si pure qu’elle soit, est pleine de misères ; elle a ses éclipses, signes d’une nature imparfaite qui dépend d’un plus haut principe. En effet, cette vie sublime de la pensée, dont nous ne jouissons que par éclairs, Dieu la possède éternellement. La pensée est son essence ; elle fait sa vie et sa félicité. Dieu, dit Aristote, est un vivant éternel et parfait [15].
Ce n’est point dans une telle théodicée, à la fois si sensée et si haute, que Maïmonide a pu trouver l’étrange doctrine d’un Dieu abstrait et indéterminé ; mais, s’il ne la tient ni de la Bible ni d’Aristote, où donc l’a-t-il trouvée ? Ce problème n’a rien d’insoluble. Il suffît pour trouver le mot de l’énigme de rappeler comment s’est faite l’éducation philosophique de Maïmonide. Il n’a pas pratiqué directement Aristote ; il l’a connu par l’intermédiaire des Arabes, d’Avicenne surtout. Or l’Aristote d’Avicenne et des Arabes n’est pas l’Aristote pur : c’est un Aristote altéré par les commentaires néoplatoniciens, c’est l’Aristote d’Alexandrie. En définitive, la théorie du Dieu sans attributs n’est rien autre chose que la pure doctrine de Plotin [16]).
Il est si vrai que cette doctrine répugne tout ensemble à l’esprit de la philosophie d’Aristote et au vrai sens de la Bible que Maïmonide, après l’avoir acceptée des mains d’Avicenne, fait tout au monde pour l’adoucir. Sa ferme raison, sa foi d’Israélite se révoltent contre un péripatétisme corrompu, dont les conséquences l’épouvantent sans qu’il ose en répudier le principe. Que fait-il ? Il s’échappe par un détour. Il imagine un biais pour restituer à la Divinité les attributs qu’il vient de lui ravir, et voici comment : « Je maintiens, dit-il, que supposer en Dieu des attributs, c’est altérer la simplicité de son essence indécomposable ; mais j’entends par attributs ces déterminations positives par où l’on s’imagine caractériser et enrichir la nature de Dieu. Que s’il s’agit de déterminations non plus positives » mais négatives, il en va tout autrement, car autant nous ignorons ce que Dieu est, autant nous savons de science certaine et nous pouvons dire ce que Dieu n’est pas. Ainsi Dieu n’est pas multiple ; il n’est pas divisible ; il n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. Rien de plus légitimé que ces attributs négatifs, et on ne saurait trop les multiplier ; car plus vous les multipliez, plus vous distinguez la Divinité de tout ce qui n’est pas elle, plus vous apprenez à concevoir son essence comme pure, simple et incompréhensible. Or, s’il en est ainsi, nous avons parfaitement le droit de dire que Dieu n’est jamais injuste, jamais ignorant, jamais imprévoyant et aveugle, qu’il est pur de toute malice, de tout mensonge, de toute erreur. Et si c’est dans ce sens qu’on lui attribue la science, la justice, la bonté, la liberté, la conscience, il n’y a rien là que de très conforme à la raison et à la foi. » On sourira peut-être de cet artifice de raisonnement ; mais il faut savoir gré à Maïmonide d’avoir retrouvé, même au prix d’un peu de subtilité et d’inconséquence, ces attributs d’intelligence, de justice et de liberté qui constituent la personnalité divine, et sans lesquels Dieu n’est plus qu’une vaine et morte abstraction.
Même bon sens, même étendue d’esprit, non pas peut-être aussi sans quelque défaut de conséquence logique, dans une autre théorie de Maïmonide qui vient, comme la précédente, d’une origine alexandrine, théorie étrange qu’il faut bien appeler par son nom traditionnel et scolastique, la théorie de l’Intelligence active. Sur la foi de ses maîtres arabes, Maïmonide admet qu’entre Dieu et l’homme, la plus parfaite des créatures sublunaires, il existe un certain nombre d’êtres intermédiaires : ce sont d’abord les âmes des sphères célestes ; ce sont aussi des intelligences séparées, libres de toute alliance avec le corps. Parmi ces êtres supérieurs, il faut placer une certaine intelligence, dite Intelligence active (Intellctus agens), dont le rôle consiste à mettre en activité les intelligences des hommes [17]. Nos facultés intellectuelles sont par elles-mêmes inertes et comme endormies. C’est l’Intelligence active qui les réveille et les féconde ; c’est elle, pour parler le langage d’Aristote, qui les fait passer de la simple puissance à l’acte. On sait l’importance que prit au moyen âge la question de l’Intelligence active, surtout quand Averroès et ses disciples en firent une sorte d’océan dont les intelligences des hommes sont les flots. Chacun de ces flots, à son heure marquée dans l’éternité, monte à la surface, paraît un instant, puis disparaît au fond de l’abîme pour laisser la place à d’autres flots destinés à disparaître à leur tour, et ainsi de suite, sans fin et sans repos. Cet océan, c’est Dieu même, et le mouvement alternatif de ces flots, c’est la suite des générations humaines qui se poussent l’une l’autre, et se perdent successivement dans le gouffre éternel.
Voilà l’idée sacrilège que le moyen âge crut découvrir au fond des commentaires péripatéticiens d’Averroès, et qui lui valut ces anathèmes dont l’écho, prolongé pendant plusieurs siècles, a retenti dans l’imagination populaire, et s’est exprimé par mille légendes en France et en Italie. L’esprit juste et étendu de Maïmonide est fort éloigné de telles pensées. Il est probable qu’en écrivant le Guide des Egarés il ne les connaissait pas, n’ayant eu entre les mains les livres d’Averroès qu’à la fin de sa vie. À coup sûr, il les eût désavoués comme Juif et comme philosophe. Nous le voyons en effet accueillir sans défiance la théorie de l’Intelligence active telle qu’Avicenne l’avait exposée. Tout en reconnaissant que nos faibles intelligences reçoivent la lumière et, la vie d’un principe supérieur, il croit fermement à la personnalité, à la liberté de l’individu humain, à la persistance du moi après la mort, et à toutes les conséquences morales et religieuses qui en découlent [18]. Il y a là, beaucoup de sens, mais si peu d’originalité, que nous, qui ne cherchons dans le Guide des Égarés que les traits caractéristiques, nous n’aurions même pas mentionné cette théorie, si elle ne se rattachait aux vues de Maïmonide, curieuses cette fois et profondément originales sur la prophétie et sur les miracles.
C’est, je crois, avec le Guide des Egarés qu’apparaît pour la première fois dans le monde une théorie philosophique de la prophétie. Prophétie, théorie philosophique, ces deux mots semblent se contredire, car qu’y a-t-il qui, semble échapper davantage aux catégories de la science que l’inspiration surnaturelle ? C’est un éclair d’en haut qui tombe sur une âme et lui découvre les mystères éternels ; c’est un ravissement soudain qui l’emporte aux régions célestes. C’est Moïse sur le Sinaï, entendant la voix de l’Éternel parmi les tonnerres et les éclairs ; c’est Ézéchiel saisi par une main divine qui l’enlève de terre et le met face à face avec la gloire du Dieu d’Israël ; c’est saint Paul s’arrêtant sur le chemin de Damas, foudroyé par une voix qui lui crie : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Toute cette brûlante poésie se glace sous la froide analyse de Maïmonide ; il recueille méthodiquement les récits des anciens prophètes ; il analyse leurs visions, compare leurs songes avec le sang-froid d’un anatomiste qui fouille, à l’aide du scalpel et du microscope, les circonvolutions du cerveau, et de tout cela résulte une définition du prophète, une échelle des formes et des degrés de la prophétie, en un mot une de ces théories régulières et scientifiques’ comme les aime Aristote, comme les demande le Novum Organum.
Il faut trois conditions pour faire un prophète : d’abord une condition préliminaire, la droiture de l’âme et la pureté des mœurs ; puis deux conditions essentielles, la force de l’entendement et la force de l’imagination. Voici comment Maïmonide définit la prophétie : « Sache que la prophétie est une émanation de Dieu qui se répand par l’intermédiaire de l’Intelligence active sur la faculté imaginative ; c’est le plus haut degré de l’homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de la faculté imaginative [19]. »
Cette définition est toute rationaliste. La prophétie, au lieu d’être quelque chose de miraculeux, de surnaturel, est un fait naturel et régulier. De plus elle a sa source non dans une intervention directe de la volonté divine, mais dans l’opération naturelle et universelle de l’Intelligence active, foyer commun des intelligences.
Sa définition posée, le docteur juif s’attache à maintenir une sorte d’équilibre entre la raison et l’imagination, ces deux conditions essentielles de l’inspiration prophétique. Il fait remarquer que c’est sur la raison et non sur l’imagination du prophète que s’exerce directement l’influence de l’Intelligence active ; elle ne se répand sur l’imagination qu’après avoir traversé la raison. Alors le phénomène est complet. En même temps que l’imagination du prophète voit l’avenir, sa raison conçoit la nature des choses, et saisit par une intuition spontanée et immédiate ce que les hommes ordinaires ne peuvent concevoir qu’à l’aide de la réflexion et d’une longue suite de raisonnemens [20]. Otez l’une des deux conditions de la prophétie, le phénomène change de nature. L’inspiration divine s’arrête-t-elle à la raison, sans aller jusqu’à l’imagination : au lieu d’un prophète, vous avez un simple philosophe. Au contraire cette inspiration rencontre-t-elle une âme où l’imagination seule est forte, mais où la raison est faible : elle ne produit plus qu’un de ces hommes subalternes, à la fois dupes d’eux-mêmes et artisans de pieux mensonges, qu’on appelle des devins, des augures, des magiciens. C’est de là que sortent les faux prophètes. Le vrai prophète est donc un homme deux fois supérieur et deux fois inspiré de Dieu.
Il y a des degrés toutefois dans l’inspiration prophétique. Maïmonide en compte jusqu’à onze, qui forment une échelle de perfection croissante. L’inspiration prophétique n’est d’abord qu’une forte agitation de l’âme, un généreux élan qui dispose à concevoir de grandes actions et à prononcer des oracles de sagesse. Le prophète parle, et il sent que les mots qui s’échappent de ses lèvres viennent de plus haut que lui. Bientôt à l’extrême agitation succède le calme. Le prophète s’assoupit, et il a des songes. Quelquefois le songe se réduit à des images ; mais au degré supérieur le prophète entend des voix. Tantôt ces voix retentissent sans qu’il sache comment, tantôt il voit le personnage qui lui parle ; mais quel est cet interlocuteur mystérieux ? C’est tour à tour un simple mortel, un ange, et enfin, à ce que croit le prophète endormi, Dieu lui-même. À un degré encore plus sublime, le prophète est éveillé. Ce n’est pas dans un songe qu’il aperçoit l’avenir, c’est dans une vision. La vision est au-dessus du songe, comme le songé est au-dessus de la simple exaltation. Dans là vision même, il y a des degrés. Le prophète en atteint le plus haut quand il voit un ange et entend distinctement sa voix ; mais n’est-il pas possible qu’un prophète atteigne plus haut encore, que dans une vision il soit convaincu que c’est Dieu même qui lui parle ? Non, répond Maïmonide avec un sang-froid qui paraît mêlé de quelque ironie, non, la force de l’imagination ne peut pas aller jusque-là [21].
Il est clair par ces paroles, comme par tout l’ensemble du livre, que, malgré les efforts sincères de Maïmonide pour maintenir l’égalité entre les deux conditions de l’inspiration prophétique, la condition maîtresse à ses yeux, le don caractéristique du prophète, c’est la force de l’imagination. De là toute sa théorie.
Ainsi aucune prophétie, aucune révélation n’arrive que dans un songe ou dans une vision. « Moïse seul, dit Maïmonide, a eu des révélations à l’état de veille, dans un calme parfait et sans avoir besoin d’imagination. » Or il faut savoir que Maïmonide place Moïse en dehors de sa théorie. L’exception est grave sans doute, mais cette concession nécessaire faite à l’orthodoxie ne laisse que mieux paraître le vrai caractère de la doctrine.
L’imagination étant la faculté maîtresse des prophètes, il faut, pour prophétiser, avoir l’imagination libre. C’est pourquoi les prophètes, quand Ils ont des accès de colère ou de tristesse, perdent leur propriété : « Notre patriarche Jacob, dit Maïmonide, n’eut point de révélation pendant les jours de son deuil, parce que sa faculté Imaginative était occupée de la perte de Joseph [22]. » Une autre conséquence du rôle prépondérant de l’imagination, c’est que les prophètes ne parlent que par allégories et paraboles : « Les montagnes et les collines éclateront de joie devant vous, et tous les arbres dès champs frapperont des mains. » (Isaïe, LV, 12.) Ici il y a évidemment métaphore. D’autres fois les simples peuvent s’y tromper » comme quand le Psalmiste dit : « Il a ouvert les battans du ciel et leur a fait pleuvoir la manne » (Psaumes, LXXVIII, 23,24), ou encore : « J’effacerai l’impie de mon livre. » (Exode, V, 83.) — « Qu’ils soient effacés du livre des vivans. » (Psaumes, LXIX, 29.) Tout cela, observe Maïmonide. est dit en manière de similitude, car le ciel n’a ni portes, ni battans, et il n’y a pas un livre où Dieu écrive ou efface le nom des hommes.
Mais voici une suite plus grave de cette force d’imagination qui caractérise essentiellement les prophètes. Tout ce qui arrive, ils le rapportent directement à Dieu. Pour eux, point de causes prochaines ; C’est la volonté divine qui fait tout. Rien de plus simple que cette préoccupation des prophètes. Qui, en effet, cherche les causes prochaines des choses et s’efforce de les expliquer soit par les lois de la nature, soit par les passions, les caprices ou les desseins des hommes ? Qui fait cela ? C’est la raison. Or l’imagination trouve ce chemin trop détourné. Frappée, éblouie par un grand phénomène, elle n’y veut voir qu’une cause, la main du Tout-Puissant. « Dieu parle, s’écrie le Psalmiste, et il fait lever un vent de tempête qui élève les vagues. » (Psaumes, CXLVIII, 18.) Voilà un phénomène naturel expliqué par la volonté divine. Ailleurs ce sera tel accident de l’histoire, une victoire, une défaite, une invasion que l’imagination du prophète rapportera immédiatement à un ordre de Dieu : « J’ai appelé mes héros pour exécuter ma colère » (Isaïe, XIII, 3), et dans Jérémie : « J’enverrai contre Babylone des barbares qui la disperseront. » (LI, 2.)
C’est avec une tranquillité parfaite que Maïmonide ramène toutes ces métaphores à leur sens raisonnable et tous ces prodiges à des faits naturels. Quelquefois même on croirait voir errer sur les lèvres de l’imperturbable docteur le sourire de l’incrédulité, comme par exemple quand il s’agit du miracle de Jonas : « Et l’Éternel, dit. la Bible, parla au poisson. » (Jonas, II, 2.) Sur quoi Maïmonide fait observer que la cause prochaine qui détermina la baleine à engloutir Jonas, ce n’est pas Dieu, c’est tout simplement la faim ; « car, ajoute-t-il, la Bible ne veut pas dire que le poisson ait entendu la parole de Dieu, que Dieu ait rendu le poisson prophète et se soit révélé à lui [23].
Maïmonide résume tout ce système d’exégèse par ces fortes paroles qu’il adresse à son disciple bien-aimé : « Sépare et distingue les choses par ton intelligence, et tu comprendras ce qui a été dit par allégorie, ce qui a été dit par métaphore, ce qui a été dit par hyperbole et ce qui a été dit selon ce qu’indique l’acception primitive des termes. Et alors toutes les prophéties te deviendront claires et évidentes ; tu auras des croyances raisonnables, bien ordonnées et agréables à Dieu, car la vérité seule est agréable à Dieu, et le mensonge seul lui est odieux
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