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PMF, un autre regard

 

PMF, un autre regard

 

 

L’espoir et l’impatience. Une spiritualité juive sans cesse en recherche. Et un mélange de fidélité déconcertante et de rébellion inattendue. Portrait d’un homme qui n’a jamais rien fait comme les autres.

Pierre Mendès France, pour tous les Juifs qui ont connu le XXe siècle en France, représente bien davantage qu’une figure politique. La combinaison de l’exemplarité morale constante qu’il sut déployer dans ses divers engagements politiques, de la dignité exemplaire qu’il manifesta en toutes circonstances dans son affirmation de juif, et ce souffle prophétique, qui a certains moments, lui donna même l’espoir et l’impatience de précipiter la paix entre Israël et le monde arabe. L’accord permanent et constant chez le même homme d’un engagement qui ne comporta jamais le moindre recul impose d’emblée un autre regard.

En réalité, bien plus que d’un homme politique au sens courant du terme, nous sommes confrontés ici à une figure prophétique, à l’instar d’Albert Einstein ou David Ben Gourion, chez lesquels, là aussi, le souci d’une certaine transcendance s’interpénètre étroitement avec une spiritualité juive sans cesse en recherche.

En effet, le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, totalement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classifications, tous les stéréotypes. Comme si on retrouvait dans son épaisseur biographique un mélange de fidélité déconcertante et de rébellion inattendue qui ne faisait jamais rien comme les autres. Au départ, ce juif bordelais de mère alsacienne, républicain et patriote comme l’étaient Léon Gambetta et Georges Clemenceau, et aussi plus près de chez lui le Capitaine Dreyfus et la jeunesse juive qui prit fait et cause pour lui, rejoint très jeune le parti radical. On aurait pu imaginer un compagnonnage plus logique avec son aîné immédiat Léon Blum. Mendès France qui n’aime pas trop déjà la rhétorique ampoulée des socialistes, lui préférera une gauche plus modérée et plus pragmatique, exactement comme son contemporain et ami Edgar Faure avec lequel ils s’affrontent déjà à l’extrême droite naissante à la Faculté de Droit.

Le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, totalement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classifications, tous les stéréotypes.

Bientôt, Pierre Mendès France sera élu dans la petite circonscription normande de Louviers benjamin de la Chambre des députés. On attendrait d’un tel brillant sujet une évolution parfaitement opportuniste dans ce grand parti radical déjà un peu amorphe et qui souffre de plus en plus cruellement d’être identifié par les Français à un régime bien essoufflé. Ou bien alors, on aurait pu imaginer que le jeune Mendès France se sentît comme ses amis « Jeunes Turcs » du parti, Pierre Cot, Jacques Keyser… ou Jean Moulin, attirés par les séductions de l’alliance communiste et soviétique face à la montée du nazisme. Mendès France se joue de ces classifications sociologiques attendues. Il pourfend déjà l’immobilisme du Parti radical. Il dénonce, seul, la tenue à Berlin des Jeux Olympiques en 1936. Il soutient sans hésiter le Front populaire de Léon Blum mais, plus proche du New Deal de Franklin Roosevelt, il n’en partage jamais certaines illusions lyriques pas plus qu’il ne suit son ami Pierre Cot dans le flirt poussé avec les communistes.

Opposant de la première heure des accords de Munich, il sera en juin 1940 l’un des rares parlementaires à vouloir contrarier les manœuvres de Pétain en s’embarquant pour l’Afrique du Nord avec le Massilia. Il payera son audace de l’embastillement immédiat par Vichy. Pierre Mendès France n’est sans doute pas le seul républicain courageux parmi ces cadres radicaux et socialistes démontés par la tempête – nous pensons évidemment à Jean Moulin, à Pierre Brossolette ou à son ami Georges Boris qu’il retrouvera à Londres – mais c’est peut-être le plus conséquent et le plus prompt à rompre avec les engluements de la gauche traditionnelle, pacifisme, doctrinarisme économique ou respect timoré d’institutions qui ne sont déjà plus qu’un semblant.

Mais lorsqu’après son évasion spectaculaire de la prison de Clermont-Ferrand il rejoint Londres, son attachement incontestable au Général de Gaulle s’accompagne, là encore, de tous les actes de rébellion symboliques possibles : premier refus de servir dans l’exécutif de la France libre au profit d’un engagement dans l’aviation de bombardement « pour des raisons d’honneur personnel », puis, une fois devenu membre du gouvernement provisoire à Alger, affrontement décisif avec le Général flanqué de René Pleven, pour imposer une ligne économique de rigueur. Ici, le machiavélisme lucide de de Gaulle lui fait préférer le laxisme et l’inflation à l’affrontement avec la majorité de gauche qui se dessine à la Libération. Mendès France démissionne avec hauteur, et c’est paradoxalement en 1958, au moment où le Général de Gaulle revient au pouvoir avec le coup d’état du 13 mai, que sa ligne stratégique de rétablissement financier deviendra celle du Général, avec le Plan Rueff-Armand.

Jamais, il ne fit usage de ces débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’accusateur.

Après ces coups d’éclat qui vont à l’opposé de la sensibilité de la classe politique de son temps, Mendès France surprendra encore en demeurant fidèle, à sa manière, au vieux parti radical que tout le monde abandonne, et en se faisant de son banc de député inamovible le procureur des arrangements sans avenir d’une IVe République qui devient vite le prolongement de la IIIe et aussi le contempteur d’une colonisation obstinée et stupide que sa chère Angleterre travailliste avait su en Inde, dès 1947, mettre un terme définitif. C’est ainsi que cet homme seul contre tous sera sollicité pour sauver littéralement la République lorsqu’à Diên Biên Phu, en 1954, l’armée française s’abandonna à son vice récurrent : creuser un trou, s’y faire enfermer et puis capituler. Sedan en 1870, Sedan en 1940, cette fois-ci Tonkin, qui sonne le glas d’un empire dont Mendès avait déjà prononcé la fin dans ses discours depuis 1948. Ici, il va de soi que la lucidité supérieure est du côté du leader radical et non du Général de Gaulle qui a toléré la fuite en avant en Indochine et même la manière forte du Général Guillaume et autres imbéciles au Maroc et en Tunisie. Il appartient donc à Mendès de liquider en quelques mois et dans l’honneur ces trois dossiers. Mais sans doute vient-il déjà bien trop tard pour conjurer une guerre d’Algérie qui l’emportera inexorablement comme le flot d’une marée mauvaise.

Entre-temps, Mendès aura en neuf mois de gouvernement effectif bouleversé non seulement l’idée d’elle-même que se faisait la France, mais éclairé des lignes stratégiques de modernisations… Celles-là même que le Général de Gaulle put mettre en œuvre après avoir réglé dans le sang et l’amertume le sort d’une Algérie qu’il n’avait jamais aimée. À partir de là, la carrière proprement politique de Pierre Mendès France se termine dans l’amertume, et son engagement de dix ans au PSU ne débouchera sur aucune solution alternative, comme si son tempérament le conduisait à refuser tant le ralliement à de Gaulle qu’accomplirent nombre de ses amis derrière Jacques Chaban-Delmas, tout comme l’affrontement avec le Général qu’un François Mitterrand sans attaches affectives avec la France libre, était déjà pour cette seule raison bien plus armé pour conduire.

Un tel parcours aussi étonnant et paradoxal aurait suffi à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intellectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel.

Mais c’est alors que ce diable d’homme qui ne cessa à aucun moment de croire aux pouvoirs de l’Esprit se déploya comme jamais. L’échec du mendésisme politique commença en effet, par une alchimie mystérieuse par se transformer en triomphe idéologique. Mendès devient dans les années 1960 le prophète de la modernisation, l’idole de la jeunesse bien au-delà du courant républicain et socialiste et le symbole d’une certaine politique de réconciliation avec le monde au même titre que le Général du Gaulle. Pour toutes ces raisons, le message du Mendès France exilé des grands emplois comporte une prégnance effective suffisante pour influencer toute la contestation gaulliste de gauche avant 1968, pour mobiliser une bonne partie de la gauche insurgée de 1968 elle-même, et, sur un mode mineur, pour inspirer la Nouvelle Société de Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors en 1969 tout comme le ciment du parti socialiste renaissant avec François Mitterrand du Congrès d’Épinay. Même un Jean-Pierre Chevènement, dont la démarche à un demi-siècle de distance celle de Pierre Cot au Parti radical, voudra intituler en hommage à Mendès son propre courant de pensée « République moderne ».

Un tel parcours aussi étonnant et paradoxal aurait suffi à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intellectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel. Dayénou. Mais Pierre Mendès France avait encore une autre préoccupation, dans laquelle, il ne faisait nul mystère de son engagement profondément juif. Il savait bien que son courage moral dans les crises marocaine et tunisienne lui avait valu bien des marques d’estime dans le monde arabe. S’agissant de la Guerre d’Algérie et surtout de l’expédition de Suez qu’il avait désapprouvée au rebours des dirigeants israéliens, là encore son refus d’atténuer ses principes, avait là aussi forcé l’attention d’un Ahmed Ben Bella ou d’un Gamal Abdel Nasser. Mais Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme « le bon juif » qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée de ce dernier avec Israël. Après 1967, cette démarche le conduisit à favoriser en Israël même tous les mouvements engagés vers la paix et le dialogue. Mais jamais, il ne fit usage de ces débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’accusateur.

Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme « le bon juif » qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée avec Israël.

Au contraire. Tout comme un Ben Gourion qui prônait en 1939 de soutenir les buts de guerre de l’Angleterre, comme si elle n’avait pas proclamé le Livre Blanc, et de combattre en même temps le Livre Blanc comme qu’il n’y avait pas de guerre, Mendès France voulut soutenir de tout son prestige Israël comme s’il n’y avait pas de conflit insurmontable avec le monde arabe et soutenir les aspirations du développement du monde arabe, en particulier maghrébin, comme si l’antisionisme n’y sévissait pas. Cette posture véritablement prophétique ne correspondait moins que jamais à ces cases toutes tracées dans lesquelles l’histoire politique de la France aurait voulu qu’il s’inscrivît : « Rad-Soc » opportuniste ou « Jeune Turc » prosoviétique, gaulliste de la première heure ou procureur républicain des errements du Général, Mendès France ne fut jamais rien de tout cela. Il préférait tracer lui-même son propre parcours, et si cette attitude de loup solitaire lui ferma le plus souvent les portes du pouvoir ici-bas, elles lui ouvrent en revanche et de manière durable l’estime que l’on doit aux vrais prophètes, ceux qui – c’est le sens originel du mot Navi en hébreu – voient plus loin et plus durablement que les autres, un avenir encore flou et pourtant déjà prégnant dans notre présent tourmenté qui l’attend comme une délivrance.

Par Alexandre Adler | L'Arche 

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