Qui sont les juifs orthodoxes de Paris?
Marina Rafenberg
A l'heure où l'attitude de certains radicaux suscite la polémique en Israël, L'Express est allé au devant des juifs orthodoxes de la capitale. Un monde à part dans la communauté juive.
Dans un coin du 19e arrondissement de Paris, entre les stations Riquet et Laumière, une petite Jérusalem a vu le jour il y a plus de 20 ans. Des hommes barbus en costumes noirs, portant kippas ou chapeaux, des femmes en jupes longues coiffées de perruques, déambulent dans ce quartier où hammams, commerces cacher et restaurants africains font bon ménage. Rue de Thionville, des jeunes gens discutent en hébreux devant le centre d'études religieuses. Rue Riquet, une synagogue fondée par des Tunisiens de Djerba rassemble quelques fidèles. Rue Petit, épicentre de la communauté, s'érige le complexe scolaire Beth Haya Mouchka, qui accueille les tout-petits à la crèche et 2000 filles du primaire au lycée.
L'établissement abrite aussi une synagogue, lieu de culte pour de nombreux loubavitch des environs. Ce samedi matin de janvier, ils viennent s'y rassembler pour les prières du Shabbat. Les femmes murmurent, les hommes chantent. Au balcon, les épouses entrevoient derrière un rideau blanc leurs conjoints. Parfois, quand certains bavardent ou que les enfants courent un peu trop, le rabbin rappelle tout le monde à l'ordre. Après deux heures de prières et de commentaires de la Torah, l'assistance profite, dans une ambiance festive, d'un buffet offert par de jeunes mariés.
Une communauté parmi les plus strictes de France
En décembre dernier, une frange ultra-minoritaire mais radicale des haredims a suscité la polémique en Israël, en cherchant notamment à imposer la ségrégation hommes-femmes dans les bus ou en s'en prenant à une fillette de huit ans habillée selon eux de façon "indécente". Cette actualité israélienne, largement commentée en France, offre aujourd'hui l'occasion de s'interroger sur la place, dans la société française, de ces communautés dites "orthodoxes". Quelques dizaines de milliers de personnes en France appartiendraient à cette tendance religieuse. Mais, le rabbin Moché Lewin, porte-parole du grand rabbin de France se méfie de cette qualification: "Tout dépend ce qu'on entend par ce terme, nuance-t-il. De nos jours, on voit quelqu'un porter une kippa et des barrettes et on dit c'est un orthodoxe".
Pourtant, les communautés Loubavitch et Agoudas Hakehilos (en yiddish: "Union des communautés") sont considérées comme étant les plus "strictes" de France. Elles ont une pratique rituelle rigoureuse et ne font pas partie du Consistoire, instance fondée par Napoléon Ier pour organiser le culte israélite. Moché Lewin explique que "pour des raisons idéologiques certaines synagogues préfèrent ne pas être rattachées au Consistoire ". Le président de l'association Agoudas Hakehilos, Daniel Altmann, souligne ainsi que celle de la rue Pavée, dans le quartier parisien du Marais (4e), a toujours été indépendante afin de " se préserver de toute influence ".
La population non juive ne comprend pas toujours les gens très religieux
Dans un pays laïc, allergique au communautarisme, l'existence de ces sociétés pratiquantes étonne et conduit notamment à se poser une question "géographique": pourquoi les Juifs orthodoxes parisiens sont-ils ainsi regroupés dans certains "îlots" du XVIIème, du XIXème ou du XXème? Selon le rabbin Lewin, la première raison est d'ordre pratique: "Les juifs religieux doivent se rendre à pied à la synagogue pendant le Shabbat et donc ils vont habiter autour des lieux de culte existants". Autre explication: le développement d'écoles confessionnelles dans certains quartiers a poussé les familles pratiquantes à s'en rapprocher, parfois pour des raisons de sécurité.
Augmentation des agressions d'enfants juifs
Depuis 2000, et la seconde Intifada, les cas d'agression d'enfants juifs ont augmenté et les inscriptions dans ces écoles aussi. Rivka, une commerçante Sépharade du 19e, commente: "les enfants avec les kippas se font souvent embêter. La population non juive ne comprend pas toujours les gens très religieux. Il y a du racisme. Pourtant, ils ne gênent personne. Au sein de la communauté, ils aident même beaucoup. A la synagogue de la rue Petit, il y a des collectes pour les jeunes filles qui n'ont pas assez d'argent pour se marier. Ils vont aussi rendre visite aux malades à l'hôpital."
Différents courants
Le mouvement orthodoxe juif, né en Allemagne au XIXème, repose sur une pratique religieuse fidèle aux textes bibliques et à la "Halakha", l'ensemble des lois qui règlent la vie quotidienne des Juifs. Il est traversé par plusieurs courants. Ainsi, les Haredim ("Craignant-Dieu" en hébreu) représentent une grande partie de ces orthodoxes. Ils vivent généralement dans leurs quartiers, sous la direction de rabbins qui incarnent à leurs yeux le seul pouvoir légitime. Certains ont une pratique religieuse stricte mais acceptent de s'immerger dans le monde moderne. D'autres, comme ceux de la communauté Edah Haredit, rejettent cette modernité. Ils ont leurs propres tribunaux rabbiniques et évitent la nourriture cacher des autres communautés. L'usage de la télévision est proscrit, le monde "extérieur" est perçu comme une source de perversion. A Jérusalem, ils habitent notamment le quartier de Méa Sharim. La frange la plus radicale, largement minoritaire, dénonce la mixité homme femme avec une virulence qui a fait scandale en décembre dernier. Les Hassidim de Loubavitch, autre branche du courant Haredim, obeissent eux aussi un mode de vie très strict mais ils ne s'opposent pas totalement à la modernité. Ils ne vivent pas reclus, et vont parfois au-devant des Juifs non pratiquants pour les rapprocher de leur religion.
D'après Haim Nisembaum, à la fois porte-parole des loubavitch, rabbin de la synagogue de la rue Petit et haut fonctionnaire, il y aurait 30 000 loubavitch en France. Une communauté dont l'image donnée par les médias et le cinéma est à ses yeux "caricaturale". D'après lui, au-delà des apparences vestimentaires, les loubavitch ne sont ni "passéistes" ni "ultra-orthodoxes". D'ailleurs, il estime que dans le judaïsme, l'extrémisme reste "marginal" car cette religion est selon lui "non conquérante".
Des écoles juives hors contrat
Au coeur de paris, le Marais abrite le plus vieux quartier juif de la capitale. Une communauté Haredi y est fortement représentée: Agoudas Hakehilos. Son président, Daniel Altmann, trader de profession, précise que sa communauté considère les règles du Talmud prioritaires. Environ 25 000 personnes en France se revendiquent de ce mouvement. Cette institution comprend une autorité rabbinique, deux écoles, des centres d'études, un tribunal rabbinique, elle se charge de l'organisation et de la surveillance de l'alimentation cacher.
Contrairement à celle de la rue Petit, l'école orthodoxe de la rue Pavée, réservée aux garçons, est "hors contrat", c'est à dire qu'elle est libre dans le choix des programmes, du corps professoral, et de ses élèves. Certains principes sont à respecter pour pouvoir inscrire ces enfants dans cet établissement où l'enseignement religieux occupe toutes les matinées: faire le Shabbat, ne pas avoir de télévision chez soi... "Les petits voient des choses mauvaises à la TV, on est très prudent sur ce qu'on fait entrer à la maison", assure Daniel Altmann, avant d'ajouter, très fier: "notre label cacher est très difficile à obtenir, et plus exigeant que celui du Consistoire". C'est ainsi dans ces communautés: l'alimentation définit souvent le degré d'orthodoxie.
Ces groupuscules construisent eux-mêmes leurs murailles
D'autres règles s'imposent à tous. Aux femmes, notamment: l'obligation de se couvrir la tête (même hors de la synagogue), l'interdiction de porter des pantalons. D'après Daniel Altmann, elles peuvent travailler mais de préférence "dans des milieux où il n'y a pas trop de contact avec les hommes". L'entre-soi est également cultivé par les mariages. Les filles se fiancent à 20 ans. Auparavant, il faut "éviter le contact entre les filles et les garçons". Les unions se réalisent grâce à des connaissances familiales et amicales... Et évidemment, dans ce milieu, les mariages mixtes, avec une personne non-juive, "ça n'existe pas". Les conversions sont possibles mais jugées "difficiles".
Les Juifs orthodoxes de France ont tous pris leurs distances face aux événements de décembre dernier en Israël. Ainsi, même s'il définit sa communauté comme "haredi" et invite chacun à "laisser tranquille les gens très religieux", Daniel Altmann assure se " désolidariser de ce qui s'est passé à Bet Shemesh". Moché Lewin, le porte-parole du Grand rabbinat, dénonce ces actes commis par des "mouvements ultra minoritaires". A la suite de ces incidents, le Grand Rabbin, Gilles Bernheim a d'ailleurs engagé une discussion sur la dignité de la femme et sur son statut dans le judaïsme. M. Nisembaum, porte-parole de l'association loubavitch, critique lui aussi l'attitude d'une minorité: "C'est lamentable. Avant les juifs étaient coupés du monde par la force des choses, mis dans des ghettos, et maintenant ces groupuscules construisent eux-mêmes leurs murailles".
En France, même si ces communautés orthodoxes paraissent fermées et peu portées sur la modernité, elles sont attachées aux principes républicains de laïcité, et ne voient pas de raison de changer le modèle. Ainsi, Daniel Altmann juge " ridicule " la proposition d'Eva Joly d'instituer un jour férié pour Yom Kippour. "Moins la République s'occupe de nos affaires mieux c'est", estime-t-il. Pour Moché Lewin, "la laïcité est une chance pour le dialogue inter religieux. Mais il faut une laïcité intelligente, et non d'exclusion..."
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