La nouvelle question sioniste, par Yves Charles Zarka
Nous publions ci-dessous avec l'aimable autorisation de son auteur, l'éditorial d'Yves Charles Zarka, Professeur à la Sorbonne, université René-Descartes, chaire de philosophie politique, "La nouvelle question sioniste", pour les numéros 47 et 48 (2011, PUF, 372 pages) de la revue Cités (philosophie, politique, histoire).
Vu de l’extérieur, il est difficile de percevoir l’importance, même lorsqu’on est informé, des transformations qui ont affecté la société israélienne ces dernières décennies. Israël aujourd’hui ne ressemble plus, ou si peu, à Israël d’il y a un peu plus de 60 ans, celui de la création de l’Etat. On pourrait certes objecter qu’aucun pays au monde ne s’est maintenu à l’identique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Des problèmes souvent radicalement nouveaux se sont éveillés partout touchant les populations, les structures des sociétés, la disparition de certains régimes politiques et l’apparition de nouveaux, la recomposition des rapports internationaux, le tout emporté par les mutations du capitalisme et la mondialisation. On pourrait compléter cette objection en soulignant que les révolutions arabes de la fin 2010 et de 2011, qui renversent des régimes autoritaires que rien ne semblait pouvoir ébranler, atteste que, même au Proche Orient, rien n’est resté identique à soi et que des transformations très profondes ont eu lieu ou sont en cours. Il semblerait même que, pour certains analystes, Israël, à l’inverse, serait le seul Etat à rester globalement le même quels que soient ses changements de gouvernement. Une même logique politique se serait maintenue selon les mêmes analystes : spoliation des palestiniens et poursuite de l’occupation de leur territoire. D’ailleurs, l’incapacité du gouvernement actuel à modifier sa politique étrangère en fonction de ce qui se passe dans les pays arabes en serait le symptôme incontestable. Or cette impression d’une permanence d’Israël est une illusion qui tient soit à un défaut d’expérience directe, soit à un aveuglement idéologique.
Il serait, en effet, possible de montrer les mutations successives du pays sur tous les registres : la structure de la population (vagues successives d’immigration, qui font d’Israël le pays sans doute le plus varié au monde sur le plan ethnique), le développement des infrastructures (constructions urbaines, système autoroutier, technique de purification de l’eau, méthodes d’exploitation agricole, etc.) et de l’économie (développement considérable des nouvelles technologies de l’information et de la communication), l’organisation politique (quasi-disparition de la gauche travailliste qui était à l’origine de la fondation de l’Etat, caractère destructeur et paradoxalement antidémocratique d’un système électoral à la proportionnelle intégrale qui donne un poids considérable aux petits partis, en particulier religieux, souvent contre la majorité), mais aussi la culture (multiculturalisme qui ne consiste pas simplement en une juxtaposition de cultures différentes, mais aussi en une multiplicité divergentes de conceptions du pays), la religion (rôle politique des extrémistes religieux), la langue même (Israël n’est pas seulement un pays bilingue hébreu/arabe, mais trilingue hébreu/arabe/russe). C’est cependant sur la question du sionisme que la dissemblance d’Israël d’aujourd’hui d’avec celui d’hier est la plus sensible. Tous les idéaux du sionisme des origines, celui qui a rendu possible la création de l’Etat, soit se sont dissous purement et simplement, soit sont devenus l’objet de doutes obsédants qui vont jusqu’à la remise en cause, en Israël même, des fondements de l’idée d’un Etat juif.
On sait quels étaient les principes directeurs du protosionisme: 1/ Arracher le peuple juif à une histoire d’humiliation, de persécution et d’oppression qui est allée jusqu’à l’extermination, par la création d’un Etat ouvert à tous les juifs et pas seulement à ses citoyens à un moment donné. 2/ Permettre par là même au peuple juif, transformé en nation, de retrouver la maîtrise de son destin et la liberté de développer sa civilisation. La régénération du peuple devait passer par la réappropriation des activités qui étaient interdites aux juifs de l’exil : l’agriculture, l’armée, etc. 3/ Construire une société démocratique reposant sur le travail et la justice, c’est-à-dire en rupture avec les sociétés capitalistes fondées sur l’argent et l’exploitation. 4/ Pour réaliser ces trois orientations, construire un Etat-nation particulier : un Etat juif ayant des missions particulières touchant son lien au peuple juif.
Or, ces principes fondateurs du sionisme ont été remis en cause soit par la transformation de la société, soit par l’idéologie produite par une intelligentsia qui s’est évertuée à remettre en cause les fondements même de ce qui lui apparaît comme une bizarrerie anachronique : l’idée d’un Etat juif. Ont été ainsi remis en cause : l’histoire du peuple juif (ce peuple serait, paraît-il, une invention du XIXème siècle !), l’histoire du sionisme et de l’Etat d’Israël (la nouvelle histoire d’Israël entend remettre en cause les mythes fondateurs du sionisme, lesquels cachent une réalité sordide : celle de la spoliation des palestiniens et la destruction de leur culture), le rôle de l’armée (dont les exactions supposées sont considérées comme comparables, voire pires, que celles des nazis), les héros du sionisme jusqu’au plus emblématique, Ben Gourion, considéré comme un dictateur intraitable, le détournement idéologique de la Shoah en vue de légitimer par la culpabilisation des actions condamnées par le droit international, la construction d’une société d’épuration ethnique et d’apartheid qui s’est exercée non seulement contre les arabes, mais également contre certaines catégories de Juifs, en particulier les sépharades. La liste n’est pas finie, elle pourrait être très longue. Ces critiques ne sont pas restées sur le plan intellectuel ou académique, elles ont été à l’origine de changements institutionnels importants touchant l’éducation et la législation. Elles ont également donné lieu à des propositions en vue de modifier les symboles de l’Etat juif : l’hymne national, le drapeau et les principes fondateurs comme le droit au retour. On voit donc l’ampleur de la crise morale qui affecte la société israélienne.
Ce courant révisionniste du sionisme ainsi que de l’histoire et de la politique israéliennes s’est appelé postsionisme. Le postsionisme, c’est donc la volonté de supprimer les oripeaux archaïques de l’Etat et de la société israélienne, c’est-à-dire la spécificité juive, pour ne garder que les caractéristiques qui définissent un Etat démocratique. En effet, selon les postsionistes, il est impossible de concilier les notions d’Etat juif et d’Etat démocratique. On peut être soit l’un soit l’autre, mais pas les deux. Comment l’universalisme démocratique pourrait-il être compatible avec un particularisme qu’il soit ethnique ou religieux ? Comment un Etat qui est à la fois plus et moins que celui de ses citoyens pourrait-il être démocratique ? A travers ces questions, on perçoit que l’inquiétude morale se substitue à la confiance dans la légitimité de leur cause qui animait les pionniers du sionisme et de l’Etat. Le postsionisme est donc un antisionisme : le dépassement du sionisme est en vérité une destruction de celui-ci. Il faudrait faire d’Israël un Etat sans spécificité juive. Mais que serait cet Etat ? Pourquoi le nommer Israël ? Si on détruit la chose, il faut aller jusqu’au bout et supprimer le nom. Perspective proprement effrayante quand on pense qu’elle repose sur la croyance qu’il n’y a plus de risque pour les Juifs d’être à nouveau persécuté dans le monde contemporain démocratique. Y a-t-il plus grande naïveté ou plus grande mauvaise foi que cette croyance ? Qui ne voit que l’existence d’Israël a complètement modifié le sort des Juifs partout où ils se trouvent ? Qui ne voit que l’antisémitisme peut renaître à tout moment, y compris dans les Etats démocratiques ?
Mais ce n’est pas sur ces points que je voudrais insister ici, mais sur deux autres qui relèvent de la théorie politique. 1/ La critique de l’idée de nation ; 2/ La croyance qu’une démocratie peut être définie en termes uniquement universalistes.
Sur la critique de l’idée de nation : celle-ci repose sur le lien supposé entre la nation et le nationalisme. La première serait par nature portée au second et donc au conflit, à la guerre, à l’hostilité à l’égard de l’étranger. Mais la nation est tout à fait autre chose que le nationalisme : si elle y tombe, c’est par accident non par essence. Car la nation, c’est aussi une unité historique et une unité de projet collectif, une organisation juridique, politique et sociale qui s’est formée pendant plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Elle est, en outre, liée à une langue, à une culture, à des modes de vie. Elle est née d’une opposition aux sociétés aristocratiques où les individus étaient distingués selon leur rang et ne pouvaient en changer. Elle a permis de penser l’unité d’un territoire, d’une population, si diverse qu’elle soit dans ses origines, d’un droit et d’un gouvernement commun. Quel concept pourrait-on substituer à celui de nation ? Celui de communauté ? Mais justement la nation n’est pas n’importe quelle communauté, c’est une communauté politique avec des traits particuliers touchant le lieu, la ou les populations, la culture, le droit, etc. Celui d’individus ou d’hommes ? mais qui ne voit qu’un univers composé d’individus ne serait qu’un désert sans différences, sans distinction, sans diversité, sans tradition et sans culture historiques. En outre, que constate-t-on à travers le monde ? Voit-on les peuples demander l’abolition des nations ? Absurde ! Nous voyons exactement le contraire, y compris en Europe. Si l’Europe politique a tant de mal à se faire, c’est parce qu’on l’a pensée comme une entité supranationale, mais aussi comme une entité postnationale. Pour que l’Europe politique puisse se faire, il convient de montrer aux citoyens de chaque Etat que la spécificité nationale sera le fondement et non l’obstacle à la construction de l’édifice. Que s’est-il passé après la chute de l’empire soviétique, sinon un retour des nations et pour le coup des nationalismes ? Mais il n’est pas besoin d’aller chercher des exemples si loin de notre objet de réflexion. Car que demande les Palestiniens sinon de disposer d’un Etat national qui leur permette de développer leur territoire, leur culture et leur vie d’une manière libre et indépendante ? Ce en quoi ils ont parfaitement raison, pour autant que cet Etat coexiste avec celui d’Israël.
Sur la définition purement universaliste de la démocratie, il va de soi que cette dimension est essentielle. La démocratie ne saurait exister sans reconnaissance universelle des droits des individus, de la citoyenneté, de l’égalité devant la loi et de la constitution qui protège les droits individuels et collectifs. Mais il serait illusoire de penser que la démocratie peut se définir uniquement en ces termes. Les plus grands penseurs modernes de la démocratie l’ont vu et maintes fois souligné. Aussi bien pour Rousseau que pour Tocqueville, et quelles que soient leurs différences qui sont considérables, la démocratie ne peut se définir en termes simplement universels, il faut considérer l’histoire, la population, le lieu, la structure sociale, les mœurs, les traditions. Il suffirait de suivre l’analyse rousseauiste de la notion de peuple pour constater comment le peuple abstrait, sujet de la volonté générale, ne définit qu’un niveau de considération, qui doit être complété par un second, le peuple réel avec ses qualités et ses défauts, son goût de la liberté ou son degré de corruption. Il faudrait reprendre la lecture du Contrat social pour voir comment la perspective abstraite et universaliste doit renvoyer à la réalité historique d’un peuple donné.
C’est pourquoi, je conseillerai aux postsionistes de relire sinon la totalité de l’œuvre de Rousseau du moins quelques textes de celui-ci. Ils verraient en outre l’immense sympathie que l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité avait pour les Juifs à une époque où cela n’était absolument pas fréquent. Rousseau pensait 1/ que le peuple juif existe malgré sa dispersion, contrairement aux opinions de certains postsionistes israéliens récents ; 2/ il pensait aussi que l’existence d’un Etat juif était nécessaire, à la confusion des mêmes postsionsites ou d’autres.
Sur le peuple juif : « Mais un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans, un peuple altéré, chargé, mêlé d’étrangers depuis plus de temps encore, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent cet étonnant spectacle, les lois de Solon, de Numa, de Lycurgue sont mortes, celles de Moïse bien plus antiques vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur la terre. Sion détruite n’a pas perdu les siens, ils se conservent, ils se multiplient, s’étendent par tout le monde et se reconnaissent toujours, ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs et sont toujours peuple, ils n’ont plus de patrie et sont toujours citoyens ».
Sur la nécessité d’un Etat pour les Juifs : « Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs qu’ils n’aient un État libre, des écoles, des universités où ils puissent parler et discuter sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire ».
Voilà ce qu’écrivait l’inventeur de la démocratie moderne. Je laisse chacun méditer ces propos!
Notes :
1. Cf. L’ouvrage particulièrement instructif de Yoram Hazony, L’Etat juif : sionisme, postsionisme et destins d’Israël, Paris, éditions de l’Eclat, Paris, 2007.
2. Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques, « Des Juifs », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, vol III, p. 499.
3. Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre IV, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, vol IV, p. 621.