Guerre de l'ombre contre l'Iran
Maxime Perez
Téhéran, le 12 janvier 2010, 8 heures du matin. Massoud Ali Mohammadi quitte son domicile dans le quartier résidentiel de Gheytarieh pour se rendre à l’université. Comme chaque jour, son épouse Mansoureh l’accompagne jusqu’au perron. Elle regarde son mari s’approcher de sa Peugeot 405 verte, lui adresse un dernier signe de la main puis referme la porte. L’explosion, dans la seconde qui suit, est d’une violence inouïe. La façade de la maison est soufflée. Massoud Ali Mohammadi est mort. Sa voiture n’est plus qu’une carcasse fumante. Elle a été la cible d’une moto piégée.
Le “martyr” Massoud Ali Mohammadi, 50 ans, était l’un des physiciens nucléaires iraniens les plus brillants de sa génération, cadre de l’Agence iranienne de l’énergie atomique, chargée de conduire le programme nucléaire de l’Iran. Son meurtrier présumé a été arrêté : Majid Jamali Fashi, un champion de kickboxing. Il reconnut avoir été recruté deux ans plus tôt par le Mossad.
Il raconta sa première convocation à Istanbul, ses séjours furtifs en Azerbaïdjan et en Thaïlande sous couvert de compétitions sportives, son passage à Tel-Aviv, un an plus tard, où il dit avoir appris à manier les explosifs.
Jamali Fashi a été condamné à la pendaison le 28 août dernier. Il aurait fait partie d’un réseau de dix personnes, toutes arrêtées en janvier 2011 par le Vevak, le service de contre-espionnage iranien qui a désigné les commanditaires – les États-Unis et Israël – , avouant au passage son impuissance.
Dans cette guerre de l’ombre, les coups subis par l’Iran sont sévères. Cinq ingénieurs atomistes iraniens ont été brutalement rappelés à Allah, comme Ar deshir Hossein “asphyxié par gaz” en 2007 dans la centrale d’Ispahan, ou le dernier en date (le 23 juillet), le professeur Darioush Rezaei-Nejad abattu de cinq balles tirées à bout portant dans son bureau. « Il s’agit de la première opération dirigée par le nouveau chef du Mossad, Tamir Pardo », rapporte une source israélienne au magazine allemand Der Spiegel.
En réalité, cette guerre secrète a commencé avec son prédécesseur, Meir Dagan, chef du Mossad (les services secrets israéliens) entre 2002 et 2010, la bête noire des Iraniens. Dès sa nomination, ce petit homme corpulent, natif de l’ex-URSS, n’a qu’une obsession : saboter le programme nucléaire de l’Iran.
L’aggravation de la situation dans les territoires palestiniens (seconde Intifada) puis la guerre contre le Hezbollah, en 2006, l’obligent à revoir ses objectifs. Il reprend ses dossiers en 2007, lorsqu’il est reconduit à la tête du Mossad, pour élaborer un “plan en cinq points” pour faire plier la République islamique. Meir Dagan et son équipe jugent insuffisantes les sanctions contre l’Iran prises par le Conseil de sécurité de l’Onu. Ils doutent aussi de l’efficacité des frappes préventives “ouvertes”.
Le chef du Mossad préfère des “mesures clandestines”, destinées à retarder les ambitions nucléaires des mollahs. Lors d’un entretien avec le sous-se crétaire d’État américain Wil liam Burns, relaté dans un té légramme rendu public par WikiLeaks, Dagan lui expose minutieusement sa stratégie. La pierre angulaire est le renversement du régime. Il suggère de soutenir l’oppo sition iranienne. Ce sera le “prin temps 2009” de Téhéran, brisé par une féroce répression.
Pour mener sa guerre de l’ombre, Israël bénéficie de certaines complicités très utiles : les minorités azéries, baloutchies et même kurdes, armées depuis de nombreuses années en Irak. Avec le consensus international sur la menace iranienne, il peut aussi compter sur la coopération des services occidentaux. En 2002, le BND allemand (Service fédéral de renseignement) parvient à approcher un homme d’affaires iranien dont l’entreprise participe à la construction de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz. Son nom de code est “Dauphin”.
L’Iranien accepte de transmettre des détails sur le site. Il obtient aussi des rapports secrets sur des recherches nucléaires militaires. Dauphin espère les monnayer auprès du BND pour obtenir l’asile politique, mais il est démasqué en 2004, avant d’être abattu. Sa femme a le temps de s’enfuir en Turquie, avec un “trésor” : l’ordinateur de son mari. Le disque dur contient mille pages de documents. Les services occidentaux vont y découvrir que les Iraniens travaillent à développer des ogives nucléaires.
Depuis cette affaire, Israël n’a pas cessé de poursuivre son objectif : empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire. Avant même d’envoyer au combat son unité spéciale “Kidon”, chargée d’organiser les assassinats de scientifiques, le Mossad avait choisi d’infiltrer l’appareil sécuritaire iranien, au plus haut niveau. Dès la fin des années 1980, les Israéliens pistent le général Ali Reza Asghari, coordonnateur des activités des gardiens de la révolution au Liban. Son profil et ses liens étroits avec le Hezbollah en font une cible de choix. Son ascension est fulgurante. En 1997, il entre au cabinet du président réformateur Mohammad Khatami, comme vice-ministre de la Défense.
À l’été 2003, le Mossad entre en action, lors d’un voyage à l’étranger du général iranien. Asghari est approché par un juif américain qui se fait passer pour un responsable de la CIA. Son message est clair : « Après l’Irak, l’Iran est le prochain pays sur notre liste. Préparez votre avenir si vous ne voulez pas finir comme Saddam. » Les événements se précipitent avec l’élection de Mahmoud Ahma dinejad (2005). Ali Reza Asghari est en effet écarté du pouvoir. Aigri, il bascule. Le Mossad referme son piège. Asghari va livrer des cartes militaires, des informations sur les livraisons d’armes au Hezbollah et à des factions palestiniennes, des détails sur le fonctionnement de plusieurs sites nucléaires.
Démasqué par le Vevak en 2007, Asghari fuit vers la Turquie, via Damas, où vivent ses proches. Le 7 février 2007, le Mossad organise son exfiltration d’Istanbul, prenant le soin de brouiller les pistes en réservant plusieurs chambres d’hôtel au nom d’Asghari. Sa “disparition” est un coup sévère pour les mollahs et leurs alliés. Est-ce un hasard ? En septembre 2007, l’aviation israélienne détruit le réacteur syrien d’Al-Kibar, construit secrètement par la Corée du Nord. Un an plus tard, Imad Mugnieh, chef de la branche militaire du Hezbollah, est tué dans un attentat à la voiture piégée à Damas. Le régime iranien voit la main des services israéliens partout, comme dans une série d’accidents d’avion. Entre février 2006 et mars 2007, trois appareils appartenant aux gardiens de la révolution s’écrasent dans les montagnes iraniennes. À bord, à chaque fois, des personnels chargés du programme nucléaire iranien. Ahmad Kazemi, le commandant des forces terrestres des pasdaran est tué dans un de ces crashs, avec douze membres de son état-major. Le 20 juin dernier encore, cinq scientifiques russes détachés à la centrale de Bushehr meurent lors de l’atterrissage d’urgence de leur Tupolev-134.
Garde prétorienne du régime, les pasdaran ont subi de sérieux revers. Le 12 octobre 2010, une triple explosion ravage leur base Imam Ali, à l’ouest de l’Iran, un vaste complexe de galeries souterraines abritant des rampes de lancement de missiles Shahab-3 (capables d’atteindre Israël). Un an plus tard, ce 12 novembre, un entrepôt de missiles balistiques situé à une vingtaine de kilomètres de Téhéran explose. Parmi les victimes, le général Hassan Moqadam, père du programme des missiles iraniens, un protégé de l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême de la République islamique.
L’État hébreu a aussi créé des dizaines de sociétés spécialisées dans la fourniture de matériels informatiques, souvent à double usage – civil et militaire – pour faciliter leur vente. Achetés par l’Iran, ces équipements piégés ont déjà provoqué des dégâts en chaîne ou de graves accidents de travail dans les centrales iraniennes.
Le Mossad recourt aussi aux attaques cybernétiques, pro bablement associé à l’uni té 8200 de l’Aman (renseignements militaires). Les deux services auraient mis au point le programme “Stuxnet”, un virus intelligent capable de progresser dans un système informatique pour le “pourrir”. En juin 2010, Stuxnet infesta des milliers de serveurs du programme nucléaire iranien. Sur le seul site de Natanz, le virus neutralisa mille centrifugeuses en diminuant brutalement leur système de rotation.
En quittant ses fonctions en janvier dernier, Meir Dagan souligna son bilan devant la Knesset, en légère contradiction avec les estimations plus alarmistes du gouvernement : « L’Iran ne sera pas en mesure d’obtenir la bombe nucléaire avant 2015. » Hostile aux frappes préventives, Dagan veut qu’Israël poursuive sa guerre secrète. « À la fin des années 1970, le Mossad avait lancé une impressionnante série d’opérations clandestines visant à retarder le programme nucléaire irakien, rappelle Ronen Bergman, spécialiste de la question iranienne. Pourtant, en 1981, Israël arriva à la conclusion qu’il n’y avait plus d’autre choix que de bombarder la centrale d’Osirak. » Maxime Perez