Tous fils et filles de réfugiés
En juin 1952 s'achevait l'opération Ezra et Néhémie qui permit à la quasi totalité des juifs d'Irak -120.000 à 130.000- de fuir vers l'Iran ou Chypre dans des conditions spectaculaires. Ce sauvetage, qui dura deux ans, reproduisait l'opération "Tapis volant" qui avait permis de sauver 50.000 juifs du Yémen: une population terrifiée par les massacres et les pillages, dépouillée, qu'il fallait évacuer dans l'urgence.
Pour les juifs d'Algérie, ce fut l'assassinat en juin 1961 de cheikh Raymond (aimé de tous, Raymond Leyris -beau-père d'Enrico Macias- chantait en arabe lors des célébrations familiales) qui sonna le départ. Durant l'été 1961 également, comme la France refusait de rendre la base navale militaire de Bizerte à la Tunisie, on assista à une brutale flambée d'antisémitisme dans ce pays. Puis le 5 juin 1967, quand éclata la guerre des Six Jours entre Israël et ses voisins arabes (Egypte, Jordanie, Syrie, Irak), des milliers de manifestants descendirent dans les rues de Tunis, saccagèrent et pillèrent les magasins appartenant aux juifs, et mirent le feu à la Grande Synagogue... C'est un exode massif. La liste n'en finit pas.
Dans ce cas, pourquoi Laurent Zecchini, dans sa Lettre du Proche-orient du 20 mai intitulée "La "Nakba" des Juifs?", semble-t-il trouver improbable que les juifs des pays arabes soient des réfugiés au même titre que les Palestiniens? Ce privilège douteux a l'air d'être réservé, dans son esprit, aux "750.000 Arabes qui ont dû abandonner la Palestine en 1948" de même qu'à leurs descendants.
Même si l'Onu n'accorde qu'aux seuls réfugiés palestiniens ce titre de "réfugiés" et le droit de le transmettre à leurs enfants, nés aux Etats-Unis, en Australie ou... au Liban, de sorte que ce nombre atteint aujourd'hui les 4,8 millions d'individus. Les réfugiés palestiniens, contrairement à tous les réfugiés des autres conflits, ne renoncent jamais à leur statut. Ils sont pris en charge par l'UNRWA, une agence spécifique de l'ONU (1) dont la seule mission, comme son titre l'indique, est de s'occuper des réfugiés palestiniens depuis sa création le 8 décembre 1949. La Résolution 302 de l'Onu du 8 décembre 1949 se donne un an renouvelable pour voir venir.
Certains voudraient attribuer à la création de l'Etat d'Israël, le 14 mai 1948, et au sionisme tous les maux dont ont souffert les juifs exilés des pays arabes. Ainsi, M. Zecchini nous explique en substance que le sionisme appelle les juifs à faire leur alyiah (à "monter" en Israël). Alors un peu plus tôt ou un peu plus tard, quelle différence? C'est faire peu de cas des libertés individuelles. L'argument permet de passer rapidement sur les massacres, pillages et humiliations qui ont largement précédé (ou suivi) la naissance d'Israël.
Implantés dans ces pays depuis des temps immémoriaux, longtemps avant les Musulmans eux-mêmes, les juifs y ont vécu et prospéré malgré un statut humiliant de dhimmi partout en terre d'Islam (y compris en Palestine, du reste). Du Maroc à la Perse en passant par le Yémen, le statut des juifs était sensiblement le même. Des périodes de calme alternaient avec des poussées de fièvre. Brimades, mesures discriminatoires, impositions supplémentaires, c'étaient des dhimmi. Mais aussi pillages, destructions de synagogues et des biens... tels ont été souvent leur lot. Viols et massacres aussi, à toutes les époques. Pour ne parler que de l'Irak, plusieurs centaines de juifs furent assassinés, des maisons incendiées, des commerces pillés lors du "farhoud" de juin 1941. Rien à voir avec la création de l'Etat d'Israël. Les plus aisés sont partis en Occident. Les pauvres sont allés en Israël. Au rayon de l'horreur, les réfugiés juifs n'avaient rien à "envier" aux réfugiés palestiniens.
juif ou arabe, un réfugié est un réfugié.
En principe, un réfugié est une personne qui a trouvé refuge hors de sa région ou de son pays d'origine dans lequel elle était menacée par une catastrophe naturelle, une guerre ou des persécutions. Pas même besoin d'être menacé de mort : les persécutions suffisent, si l'on peut dire. Les juifs des pays arabes, qui ont dû fuir leurs pays d'origine, l'ont fait généralement dans des conditions de détresse extrême, après avoir vécu des tragédies -guère différente, sans doute, de celles que vivent aujourd'hui les populations syriennes.
Est-ce que cela veut dire que ceux qui ne relèvent pas de l'UNRWA ne sont pas des réfugiés? Les Irakiens, les Kurdes ou les Syriens pourchassés par le régime baasiste, les Libyens fuyant la folie meurtrière de Mouammar Khadafi, et les Syriens qui fuient depuis un an les massacres perpétrés par les hommes de Bachar el-Assad ont-ils droit au titre de réfugié dans l'esprit de ce journaliste ou faut-il un brevet de l'Onu? Autrement dit, suffirait-il d'être juif pour ne pas être réfugié?
En Israël, les réfugiés des pays arabes sont allés s'ajouter aux rescapés de la Shoah (réfugiés eux aussi) pour former le melting-pot israélien. Exfiltrés, exilés, dépouillés, chassés, pourchassés, déracinés, et réfugiés sous d'autres cieux -en Afrique et ailleurs, ces cohortes hantent nos écrans jusqu'au cauchemar. Au-delà de la querelle de chiffres stérile que nous propose M. Zecchini, les populations israéliennes et palestiniennes sont composées de réfugiés -et des fils et filles de ces réfugiés. On peut choisir de le nier, mais cela ne fera pas bouger d'un pouce la cause de la paix.
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(1) United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, ou Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient. (NdT)