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POURQUOI LES JUIFS EMIGRES DU MAROC QUI VIVENT EN ISRAËL SONT-ILS AUTANT AMOUREUX DE LEUR PASSE ?

 

UN SUPERBE ARTICLE PUBLIE PAR LA REVUE ZAMANE.

 

Au moyen de sa caméra, Kamal Hachkar recolle avec finesse les morceaux d’une histoire commune aux juifs et aux musulmans marocains. Diffusé le 8 avril dernier sur la chaîne marocaine 2M, le documentaire Tinghir-Jérusalem, les échos du Mellah de Kamal Hachkar, n’a laissé personne indifférent. Sur Youtube, cette version pour la télévision (1) ainsi que les extraits divers disponibles auraient été visionnés par des dizaines de milliers d’internautes. Comme on pouvait s’y attendre, il y a les “pour” et les “contre”.

Mais ceux qui, par mail ou sur Facebook ont apprécié le film et ont remercié Kamal Hachkar, sont infiniment plus nombreux que les quelques détracteurs qui ont protesté contre sa diffusion, au nom de la lutte contre la normalisation avec Israël. On ne peut que s’en réjouir.

L’intention de ce jeune réalisateur franco-marocain, professeur d’histoire dans la région parisienne, est simple: briser le silence sur la présence juive plurimillénaire dans le royaume, rendre un visage et une voix à cette composante oubliée de l’identité marocaine. Si l’on veut trouver dans son film une prise de position politique et idéologique sur le conflit israélo-palestinien, il faut passer son chemin.

A la recherche du temps perdu
Né à Tinghir, dans la vallée du Todgha, Kamal Hachkar découvre, à l’âge où l’on s’interroge sur soi et les autres, que tous les habitants de son village natal n’ont pas toujours été, comme c’est le cas aujourd’hui, exclusivement musulmans. Il apprend que des communautés juives importantes y ont vécu depuis la nuit des temps et jusqu’au début des années 1960, aux côtés des musulmans. D’où son désir de connaître ce que fut ce passé, et de comprendre pourquoi, du jour au lendemain, ces juifs ont déserté leur terre ancestrale pour aller se transplanter en Israël. Aussi son film est-il construit sur une série de va et vient entre Tinghir et lsraël, permettant de faire dialoguer celles et ceux qui, musulmans comme juifs, ont gardé le souvenir de cette histoire commune.

Dans les ruelles de Tinghir, les plus anciens n’ont pas oublié la tranche de vie qu’ils ont partagée avec les juifs. Baha, le grand-père du réalisateur, lui fait visiter ce qui reste du mellah (quartier juif): ici des maisons ; là une ancienne synagogue ; plus loin, la kissaria (caravansérail) : “tous ces commerces appartenaient aux juifs…on se connaissait bien, on buvait du thé, on jouait aux cartes et on discutait de tout”, se souvient l’aïeul. Témoin de cette proximité disparue, un vieil artisan fredonne un couplet chanté autrefois par les femmes juives de Tinghir, et décrit en le mimant le rituel observé par les hommes lors des prières. Un autre, aux airs de patriarche, raconte que les deux communautés étaient unies du temps des guerre tribales et conclut : “il y avait une grande solidarité et un grand respect entre nous. On était des frères”.

Vision idéalisée construite a posteriori ? Non, car à des milliers de kilomètres de là, dans une de ces villes israéliennes de développement, sans aucun caractère, Hannah et son amie déclarent à l’unisson être “marocaines et berbères à 100%”. Nostalgiques, elles évoquent – en arabe et en berbère – cette coexistence qui n’a commencé à faire problème qu’à partir de 1948, avec la création de l’Etat d’Israël : “on ne nous disait plus bonjour, mais personne ne nous a fait du mal et ne nous a dit de partir”.

L’histoire du Maroc nous enseigne que, en dépit de périodes douloureuses pour les juifs, la coexistence intercommunautaire fut effective, enracinant chez les uns et les autres le sentiment d’une même appartenance marocaine. Pourtant une sorte de séisme s’est produit, qui devait les séparer dans l’espace et dans le temps. Zeavah, partie de Tinghir à 11 ans, en témoigne : “le jour du départ, j’ai beaucoup pleuré, ma mère et la femme musulmane qui travaillait chez nous ont beaucoup pleuré… Je savais que c’était fini. En une nuit, on a tout laissé, on est parti avec deux valises”.

Mais pourquoi ces départs ? Interrogé par Kamal Hachkar, Yossef Chétrit – historien originaire de Taroudant – répond : les juifs marocains, profondément croyants et attachés à leur foi, ont obéi à ce qui était pour eux un appel messianique au retour en Terre promise. En somme, la motivation religieuse aurait été plus déterminante que l’adhésion au sionisme politique européen, étranger à leur vécu. L’explication est juste mais partielle. On ne reprochera pas au réalisateur d’omettre les raisons complexes, qui ont conduit à cet exode brutal : ce n’est pas son objectif. Son film a déjà le grand mérite de porter à l’écran quelques aspects d’une question occultée. Deux autres cinéastes marocains, Hassan Benjelloun (Où vas-tu Moché ?) et Mohamed Ismaïl (Adieu Mères) l’avaient fait avant lui, sur un mode très différent.

En fait, les raisons d’un tel exode, dont les temps forts se situent entre 1948 et les années 1960, sont aussi politiques, économiques et sociales. Quant aux responsables, ils sont plusieurs, à des degrés divers : organisations sionistes et autorités françaises du protectorat, nationalistes zélés et responsables politiques marocains. Dans ce contexte tendu et incertain pour elle, la communauté juive s’en est trouvée fragilisée. Du coup, elle sera réceptive au “vous êtes en danger” et à la promesse d’un avenir meilleur que diffusaient des émissaires de l’HIAS (Hebrew Immigrant Aid Society), notamment auprès des plus démunis. David, ancien instituteur dans la région de Tinghir, relate la mission qu’on lui avait confiée : “on m’avait demandé de faire partir les juifs de tous les villages. On les inscrivait, on leur faisait des passeports que le ministère de l’Intérieur acceptait alors que nous les établissions nous même”. A la question : “Le Maroc aurait-il vendu ses juifs ?”, David répond, hésitant et gêné : “Un peu”.

D’un exil à l’autre
Les juifs marocains par dizaines de milliers ont donc mis fin à leur exil biblique, tentés aussi par les jours heureux qu’on leur avait fait miroiter. La vérité, c’est qu’ils ont connu un nouvel exil. Double cette fois. Le premier exil les a condamnés à des conditions de vie très précaires. Dans un livre aussi bref que fort (2), Ella Shohat, née en Israël de parents juifs irakiens, rappelle que les “juifs orientaux” (ceux des pays arabes) ont été placés, à leur arrivée, sous la férule de fonctionnaires ashkénazes (3), autoritaires et arrogants, qui les regroupèrent dans des baraques en tôle ondulée ou des villages reculés. Elle met en cause le sionisme qui – prétendant offrir un foyer national à tous les juifs – ne l’a pas ouvert à tous avec la même générosité et a toujours privilégié les juifs d’Europe au détriment des juifs orientaux. A quoi fait écho, dans Tinghir-Jérusalem, cette complainte composée en arabe et chantée par Hannah :

“Je suis allée au bureau du travail, je lui ai dit " je viens du Maroc, il m’a dit de sortir " / Je suis allée au bureau du travail, je lui ai dit " je viens de Pologne, il m’a dit : entre et assieds-toi s’il te plaît"/ L’employée de Ben Gourion m’a dit qu’elle me donnerait un logement bon marché/ Elle m’a logée sous une tente et m’oblige à vivre dans la honte".

Le second exil vécu par les juifs orientaux est d’ordre culturel. Ils sont tenus en piètre estime par l’establishment ashkénaze qui n’a pas de mots assez méprisants pour les désigner et qualifier leurs langues et leurs cultures. Le 22 avril 1949, Arie Gelblum écrivait dans le quotidien Haaretz : “Le primitivisme de ces gens est insurpassable… ils ne sont guère plus évolués que les Arabes, les nègres et les Berbères de leurs pays”. Ben Gourion (4), s’exprimant à la Knesset, traitait les juifs marocains de “sauvages”. Quant à Golda Meir (5), elle s’interrogeait : “saurons-nous élever ces immigrés à un niveau de civilisation satisfaisant ?”

Cette attitude des autorités sionistes, érigée en politique, aura produit l’effet inverse de ce qu’elle prétendait combattre. Elle aura renforcé l’attachement de nombreux juifs marocains – nés ou non au Maroc – à leurs langues et à leurs traditions. Evoquant, devant la caméra de Kamal Hachkar, le dénigrement dont a été l’objet la culture marocaine, le célèbre chanteur Shlomo Bar, né à Rabat en 1943, se fait l’interprète de cette marocanité revendiquée, dans sa chanson Kfar Todgha en particulier. Récit de l’apprentissage de la Torah par les enfants de Tinghir, ce tube serait devenu, en Israël, un sorte d’hymne à la fierté d’être marocain.

Tinghir-Jérusalem donne donc aussi à voir et à entendre la désillusion et la souffrance de ces juifs marocains face à l’injustice dont ils ont été victimes, eux aussi, de la part du projet sioniste. On comprend mal alors que des esprits chagrins se soient élevés, au Maroc, contre la diffusion de ce film et n’aient pas su ou voulu en apprécier les véritables qualités.

(1) L’auteur de cet article a vu la version longue, pour les salles de cinéma (86mn), produite et diffusée par Les films d’un jour : assistant.distribution@filmsdunjour.com.
(2) Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, les juifs orientaux en Israël, La fabrique éditions, Paris, 2006.
(3) juifs d’Allemagne, de Pologne, Russie et, plus généralement, d’Europe centrale et orientale
Né en 1886 en Pologne, il est “le fondateur” de l’Etat d’Israël et Premier ministre de 1948 à 1953 puis de 1955 à 1963.
(5) Née en Ukraine en 1898, elle a compté parmi les pionniers de la création d’Israël et fut Premier ministre avant d’occuper divers autres postes ministériels.

Cet article a d’abord été publié dans la revue marocaine Zamane (n° 20, juin 2012). Mensuel d’histoire du Maroc et plus largement du Maghreb, Zamane qui est le premier du genre dans le monde arabe et en Afrique, offre des articles et des dossiers d’une grande richesse et traite aussi de l’actualité avec un éclairage historique (courrier@zamane.ma).

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