Le nouveau monde arabe et la liberté de conscience
RELIGION - Foulées aux pieds depuis des dizaines d'années par les régimes arabes, tous autocratiques et répressifs, les libertés individuelles ont du mal à trouver droit de cité, même là où la révolution est passée en 2011. Une révolution ne s'achève pas en un jour, en quelques mois ni même en quelques années. Regardez, dira-t-on, le temps qu'il a fallu à la plus emblématique de toutes, celle de 1789 en France, pour qu'elle trouve une traduction politique stable et démocratique.
Monolithisme religieux et intolérance
Dans les pays arabes, de toutes les libertés, il en est une qui peine particulièrement à s'imposer: la liberté de conscience, ce droit - pour tout individu - de choisir les valeurs, les principes, les idées qui gouvernent sa vie; un droit qui implique le libre choix de son adhésion ou non -car on peut choisir d'être athée- à telle ou telle religion.
Aujourd'hui, du Golfe Persique à l'Atlantique, les temps sont plutôt au repli identitaire et à l'intolérance religieuse, malgré les quelques courants démocrates et laïcs qui les combattent. Les sociétés arabo-musulmanes sont devenues monolithiques, monocolores et laissent peu de place aux minorités quelles qu'elles soient, notamment religieuses. Elles ont du mal à composer avec l'altérité qui a contribué pourtant aux heures de gloire de la civilisation arabo-islamique.
Les juifs - sous la triple pression sioniste, panarabe et panislamiste - y ont depuis longtemps quasiment disparu. Dans plusieurs pays, les chrétiens sont persécutés : en Egypte, les coptes sont fréquemment victimes d'exactions allant jusqu'à l'assassinat ; en Irak, les femmes chrétiennes sont obligées de se voiler dans les villes à majorité musulmane et il faut recourir à des milices armées pour assurer la protection des églises et des fidèles ; en Algérie, on fait à la chasse aux musulmans convertis au christianisme ; il y a deux ans, le Maroc a expulsé un groupe de chrétiens accusés par les autorités de prosélytisme auprès de petits orphelins qu'ils avaient recueillis. Sans parler, à l'intérieur même de l'islam, des affrontements meurtriers entre chiites et sunnites.
Ce monolithisme religieux et cette intolérance sont le résultat de plusieurs facteurs : une régression intellectuelle organisée par des régimes qui ont laissé se détériorer l'enseignement et la culture, ont bridé la liberté d'expression, et ont fait des chaînes de télévision des instruments puissants au service de l'obscurantisme ; le soutien de ces mêmes régimes, dès les années 1970, à la mouvance islamiste pour contrer l'opposition de gauche ; la montée de l'intégrisme, dont un des dogmes est la détestation des juifs et des chrétiens qui se manifeste à travers une logorrhée primaire. Enfin, la majorité des dirigeants concernés, voulant légitimer leur pouvoir par la religion, ont fait de l'islam la religion de l'Etat, liant ainsi le politique et le religieux.
En décembre 2009, le Pew Forum - institut de recherche américain - dressait un bilan des restrictions de la liberté religieuse à l'échelle de la planète. Parmi les plus mal notés figurent plusieurs pays à majorité musulmane. Situation qui résulte à la fois de politiques non respectueuses du droit fondamental qu'est la liberté de conscience, et d'un climat social d'intolérance sciemment entretenu. On est loin de cet âge d'or où juifs, chrétiens et autres participaient avec les musulmans au rayonnement de Baghdad et de Cordoue. Loin du temps où Voltaire citait l'empire ottoman comme exemple de pluralité religieuse pacifique: "cet empire est rempli de jacobites, de nestoriens, de monothélites ; il y a des coptes, des chrétiens de Saint-Jean, des juifs, des guèbres, des banians..." Avant lui, Montesquieu avait insisté sur les avantages de la multiplicité des religions dans un Etat. Déplorant les guerres de religions, il écrivait: "ce n'est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c'est l'esprit d'intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante".
Quoi de neuf avec les islamistes ?
A la suite du "printemps arabe", les islamistes - force politique la mieux organisée et la plus proche du peuple - se sont imposés par les urnes en Tunisie, au Maroc et en Egypte. A l'heure actuelle - pour différentes raisons nationales et internationales - rien n'indique qu'ils iront vers un verrouillage politique, juridique et idéologique à l'iranienne. Cependant, ne faut-il pas rester très prudent à l'égard de mouvances dont les fondements sont théocratiques et qui visent à l'homogénéisation de la société, ne laissant que très peu de place, voire aucune, à la pluralité ni à l'altérité.
Cet islam politique arrivé aux affaires se voit, ici et là, bousculé par des courants salafistes, plus intransigeants que lui sur l'interprétation de l'islam qu'ils entendent imposer. On l'a vu ces derniers mois en Tunisie où les salafistes manifestent pour l'application de la charia, s'érigent en censeurs des mœurs à l'université pour imposer aux étudiantes le port du voile et une « tenue conforme aux valeurs de l'islam» ; s'attaquent aux artistes accusés de produire des œuvres blasphématoires ; appellent à combattre les juifs pour mériter le paradis. Cette Tunisie fut pourtant longtemps donnée en modèle pour ses avancées en faveur des droits des femmes et de la laïcité, courageusement institués par Habib Bourguiba dès 1956.
En Libye et au Yémen où la situation est beaucoup plus confuse, depuis la chute de Kadhafi et de Saleh, des groupes islamistes radicaux qui se réclament d'Al Qaïda agissent hors du contrôle des autorités. On a encore en mémoire les images révoltantes de ces hommes profanant, au cri de "Allâh est le plus grand", des tombes de soldats de la Seconde Guerre mondiale, britanniques et italiens, chrétiens et juifs, dans un cimetière militaire de Benghazi en mars dernier (voir vidéo ci-dessous).
Le cas marocain
Même le Maroc, pays réputé tolérant et ouvert, n'échappe pas à ce phénomène. Des salafistes, certes encore minoritaires, s'y sont constitués en police des mœurs pour imposer leur ordre moral et leur conception étroite de la religion. Il y a peu, dans la capitale, Rabat, ils ont agressé à coups de pierres une jeune femme vêtue d'une robe indécente à leurs yeux et, dans un geste paradoxal, lui ont arraché ses vêtements. Les organisations de défense des droits de l'Homme et de défense des droits des femmes ont publié des communiqués dénonçant cette agression ; des jeunes - garçons et filles - ont lancé sur Facebook des appels à la protection des libertés individuelles. Désireux de mettre un terme à l'émotion suscitée par cette affaire, le Premier ministre, Abdelilah Benkirane (Secrétaire général du parti islamiste Justice et Développement, PJD), a affirmé que ces libertés sont « sacrées et intangibles ». Soit.
Mais son gouvernement dont les résultats sont loin d'être évidents concernant les problèmes de fond (injustice sociale, chômage, corruption...), ne se prive pas de donner des gages de son islamité et de flatter l'opinion publique sur des sujets faciles.
Quelques exemples : le projet d'imposer des hommes de religion à chaque débat télévisé « comme si nous ne pouvions plus penser et discuter que sous surveillance religieuse » s'indigne la journaliste Hind Taarji ; cet autre projet visant à interdire la publicité pour l'alcool et les jeux de hasard, tous deux, en principe, proscrits par la religion musulmane ; la récente décision de surtaxer les boissons alcoolisées, visant à bannir leur consommation par les musulmans qui sont, de fait, les plus nombreux à fréquenter les rayons « alcools » des supermarchés au Maroc. Et que dire du peu d'empressement de ce même gouvernement à abroger l'article 475 du code pénal qui a poussé au suicide la jeune Amina Filali (16 ans), mariée de force à son violeur ? Mieux, que penser de cette déclaration de la seule femme de l'équipe gouvernementale, membre du PJD et ministre de la Solidarité, de la Femme et de la Famille, à propos de ce drame : «L'article 475 du code pénal ne risque pas d'être abrogé, du jour au lendemain, sous la pression de l'opinion publique internationale. Parfois le mariage de la violée à son violeur ne lui porte pas un réel préjudice» ? Au même moment, les organisations féministes lançaient ce slogan : « Violez-moi, épousez-moi/ Ma vie est vaine, je suis marocaine ».
Ces exemples - il y en aurait d'autres - mettent en évidence la contradiction entre la volonté de la monarchie de donner du Maroc l'image d'un pays démocratique moderne et la réalité des faits. Mais peut-il en être autrement avec, d'une part, un gouvernement dirigé par un islamiste qui entend montrer son attachement à préserver les « valeurs de l'islam » et, d'autre part, un monarque dont le pouvoir se fonde, entre autres, sur la légitimité religieuse : « Le roi, Commandeur des croyants, veille au respect de l'islam » (Constitution, art.41) ? Devant cette situation inédite au Maroc, où se trouvent couplées une légitimité islamique tirée des urnes et une autre qui est au fondement du régime monarchique lui-même, n'aurait-on pas raison de songer à la comptine : « je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira aura une tapette » ?
A cette contradiction, s'ajoute ce paradoxe qui d'ailleurs n'est pas propre au Maroc : que le retour du religieux n'empêche pas le développement de la sécularisation de la société. On assiste en effet à un regain de religiosité dans toutes les catégories et à tous les âges de la population marocaine, qui s'accompagne de pratiques sécularisées telles que le recours au droit positif ; la progression du nombre de femmes sur le marché du travail ; la consommation d'alcool en augmentation dans la population locale ; ou encore le crédit bancaire à intérêt, prohibé en islam. Ce crédit est, aujourd'hui, non seulement admis et pratiqué par la grande majorité des Marocains, mais il est très activement promu à travers la publicité d'équipements divers et jusque pour l'achat du mouton de l'Aïd el Kébir ou - quoique plus discrètement - pour le pèlerinage à La Mecque... Le gouvernement Benkirane, dans sa logique actuelle, poussera-t-il son zèle jusqu'à y mettre le holà ?
Une chose est sûre, son parti (PJD), ouvertement islamiste et depuis toujours hostile « à l'occidentalisation des mœurs marocaines » a été le plus fervent opposant à l'introduction de la liberté de conscience dans la nouvelle Constitution marocaine en 2011. Il est allé jusqu'au chantage en menaçant de voter contre la nouvelle loi fondamentale si le projet devait aboutir. Les autres partis politiques, y compris ceux de gauche, dont le courage n'est pas la première des vertus, ont laissé faire ; quant aux associations citoyennes, elles n'ont pas su répondre efficacement à la situation. Résultat : nulle mention de la liberté de conscience dans la Constitution marocaine pourtant qualifiée « d'avancée démocratique historique » par ses promoteurs et par les chancelleries étrangères.
Une note d'espoir
Suite à ce « rendez-vous manqué avec l'histoire » selon l'expression de nombreux démocrates marocains, et dans ce climat de fermeture et de restriction des libertés individuelles où se dessine un projet de société tourné vers le repli identitaire, le mouvement associatif marocain s'efforce de faire entendre sa voix. Avec le collectif Démocratie et Modernité, deux figures phares de la société civile, Noureddine Ayouch et Kamal Lahbib, ont remis en débat, en mars dernier, la question de la constitutionnalisation de la liberté de conscience. La liberté de culte est certes inscrite dans la Constitution mais, précisent-ils à juste raison, « il ne faut pas la confondre avec la liberté de conscience » sans laquelle la démocratie est un vain mot. Leur initiative, courageuse par les temps qui courent, est claire et judicieuse.
En effet, dans un « plaidoyer pour la liberté de conscience » destiné à tous les acteurs politiques et sociaux (voir ci-dessous le texte intégral), ils annoncent sans ambiguïté leur position : « Il en va de la liberté de tout un chacun de jouir de son droit à ne pas être inquiété, menacé, persécuté ou condamné pour la simple raison qu'il se veut différent dans le choix et l'expression de ses convictions ou de ses croyances » avant d'ajouter : « il n'est plus possible de soumettre les choix existentiels de l'individu au diktat d'une collectivité fondée sur une identité religieuse. » Quant à leur argumentation, elle s'appuie sur trois textes fondamentaux : la Constitution elle-même qui prévoit dans son préambule de « bannir et combattre toute discrimination à l'encontre de quiconque, en raison du sexe, de la couleur, des croyances » (...) ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ratifié par le Maroc qui définit la liberté de conscience comme un droit inaliénable ; et le Coran dont ils citent trois versets particulièrement explicites sur le fait qu'il ne saurait y avoir de contrainte en religion. Bref, une démarche qui peut redonner de l'espoir dans le contexte actuel, au Maroc comme dans d'autres pays arabes. Dieu soit loué !
Ruth Grosrichard - Professeur de langue et civilisation arabes (Sciences Po Paris)