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LE GOUT DES CONFITURES

 

 

-David ! David ! EIie! Elie! Où courent-ils ainsi, leurs cheveux frisés, mouillés, collés sur leur visages vifs, désordonnés ?

Cinq heures, la cloche a sonné, l’école vient de finir. -Caliente ! Caliente ! Le marchand de jaban, celui des beignets, la charrette du marchand de cacahuètes ; tout le monde est au rendez-vous.

Rien pourtant ne semble intéresser David et Elie. Du boulevard Moulay Youssef à la rue Lusitania, le chemin n’est pas long. C’est là où leur sœur, jeune mariée, vit.Elle a une garçonnière, petite maison de poupée, cuisine de poche ; chambrettes minuscules où s’entassent déjà trois bébés, le père, la mère et, comme toute famille qui se respecte, une bonne, Fatima, quel que soit son prénom véritable.La mère est très fière de ses bébés Churchill roses, bien nourris, au sein S.V.P., bien portants, habillés proprement, barbotteuses et tutti quanti.Elle fait voir avec orgueil ses placards, toujours impeccables, où le linge de maison fleure bon le soleil et le vent qui l’ont séché sur la terrasse.Mais les deux jeunes enfants ont d’autres préoccupations.

Cinq heures, c’est l’heure du thé à la menthe, du bon pain chaud que leur jeune sœur pétrit elle-même, qu’elle envoie au four par Fatima avec cette recommandation :

-Dis-lui, pas très près du feu !Et aussi :-Dis à H’mido que c’est pour la fille de R’bi Braham.Recouvert d’un film de jaune d’œuf, le pain revient chaud et doré.La sœur, jeune femme dynamique et vive, au foulard à fleurs sur les cheveux, le coupe d’une main ferme.-Tenez, sentez ! dit-elle en leur collant la miche sous le nez.Et c’est vrai que le pain, encore fumant, sent bon le bon pain ; le parfum se propage dans toute la maison, un parfum chaud et appétissant, un parfum rassurant.Le beurre «danois», qu’on étale généreusement sur le pain chaud, fond.

Et là, d’un bocal transparent, coloré, chatoyant, on extrait la confiture, faite maison, avec amour, mijotée des heures et des heures durant dans son jus, dans son sucre, délicatement caramélisée. Cette confiture à l’orange, faite de larges quartiers dorés, met l’eau à la bouche.David et Elie se régalent et n’en mangent jamais assez.Après les longues journées de classe, c’est une belle récompense qui vaut bien cette attente.

Confiture aux raisins secs et aux noix, avec des bâtons de cannelle, confiture de coings avec des clous de girofle ; la préférence des enfants allait plutôt à la confiture d’orange.La jeune sœur était très fière de ses talents de cuisinière.Pour David et Elie, cet arrêt constituait une halte importante qu’ils ne manquaient que rarement.

Un jour, cependant, la sœur s’étant absentée pour une raison quelconque, ils trouvèrent porte close.Ils eurent beau frapper, d’abord à la porte, puis à la fenêtre, aucune réponse.Décidément, il n’y avait personne.Comme la sœur vivait au rez-de-chaussée, Elie se munit d’un fin morceau de bois qu’il introduisit délicatement dans l’interstice de la fenêtre vert gazon.La courette où d’habitude jouaient les enfants était déserte.Avec le bâtonnet, il fait sauter habilement le loquet et, l’un faisant la courte échelle à l’autre, ils pénètrent dans l’appartement où règne une bonne odeur de propre. A travers les persiennes mi-closes qui tremblent au vent léger et les tergals qui se lavent comme des mouchoirs, le soleil danse.Vite, dans la cuisine.

On ouvre un premier placard, un deuxième et là, un énorme bocal, plein à ras bord de cette confiture dont ils raffolent.Assis, les jambes croisées, ils avalent, ils dévorent, ils mangent et ils mangent et ils mangent. De peur d’être surpris, ils se dépêchent, leur petites mains s’enfoncent et ramènent, comme d’une pêche miraculeuse, ces petits morceaux délicieux qu’ils dégustent.Leur petite face, toute barbouillée de jus, leurs mains gluantes, leurs tabliers saccagés, ils n’en ont cure.Ce moment est magique, ils le sentent, ils veulent en profiter au maximum.

-Par la suite, nous avons eu l’occasion de goûter à d’autres confitures mais jamais, jamais, disent-ils avec emphase, elles n’ont eu, jamais elles n’auront le goût de ces confitures-là.Ils ont vieilli maintenant, je les vois passer, chargés du poids de leurs responsabilités, cheveux grisonnants, sentencieux et sages, mais je ne peux m’empêcher de les imaginer jeunes enfants turbulents et insouciants.Cette confiture, ils le savent, c’est toute leur enfance, toute leur jeunesse. Ma mère, qui raconte souvent cette petite aventure, dit qu’ils ont eu une indigestion, qu’on les a retrouvés se roulant par terre, mais eux n’ont pas oublié pour d’autres raisons.Alors, si vous les voyez l’air grave ou sérieux, dites-leur :-Eh ! Tu te souviens des confitures ?Vous verrez alors un sourire éclairer leur visage.Et toi ? Dis-moi, dans quoi retrouves-tu le goût des confitures ?

Bob Oré Abitbol

Le gout des confitures

boboreint@gmail.com

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