Heurs et malheurs des juifs marocains
Par : Jules Crétois
Fondée en 1926, la revue L’Avenir Illustré a sondé onze années durant la vie de la communauté israélite au Maroc. Lumière sur le premier organe de presse juif du royaume.
Deux francs le numéro à ses débuts, avec possibilité d’abonnement dès le premier exemplaire paru. Des dépêches, des articles, un feuilleton littéraire, deux pages pleines d’illustrations -des photographies majoritairement-, de la publicité, des annonces, des contributions et des courriers de lecteurs… Voici ce que proposait le sommaire de L’Avenir Illustré, fondé en 1926 à Casablanca par Jonathan Thursz, juif ashkénaze né en Pologne en 1895, sioniste convaincu, installé au Maroc en 1923. Dès les débuts de la revue, on pouvait trouver pêle-mêle un éditorial sur les taxes s’appliquant à la viande cacher, un point sur la situation de la cohabitation entre juifs et musulmans en Algérie, le compte-rendu de l’inauguration d’une synagogue à Larache, l’annonce d’un pèlerinage vers les santons juifs de Ouezzane, ou encore des poèmes consacrés à la vie dans les mellahs.
Hitler, le mellah et l’humour
Dans les premiers numéros, une large place est laissée aux courriers des lecteurs -qui ne se limitent pas à des juifs ; on trouve des noms chrétiens et musulmans- qui saluent l’initiative et donnent leur point de vue sur la présence juive au Maroc. Comme le dit une réclame publiée par le journal : “Si vous voulez conserver le judaïsme dans votre foyer, lisez L’Avenir Illustré”. Puis, au fil des années et jusqu’à sa disparition, en 1937, la revue s’étoffe. Une rubrique Humour Juif fait son apparition, ainsi qu’une Chronique des Arts. Un supplément pour les jeunes est proposé aux abonnés : Eliacin. Les lettres affluent du monde entier et permettent au support de couvrir les évènements internationaux et leurs retombées sur la communauté juive, comme les répercussions tragiques de l’accession au pouvoir d’Adolf Hilter en Allemagne. Au fil des numéros, les publicités se font plus nombreuses. Et, mensuel à ses débuts, L’Avenir devient bimensuel. Le nombre de ventes n’est pas bien connu et celui des abonnés est estimé à quelques centaines tout au long de la vie du journal.
L’Avenir publiait majoritairement de jeunes juifs, libéraux tant sur les plans économique que politique et religieux, issus des écoles de l’Alliance israélite universelle, réseau international largement francophile visant l’éducation des juifs à travers le monde. Dès le départ donc, la présence française au Maroc est considérée comme positive et les articles n’hésitent pas à parler “d’œuvre civilisatrice”. L’équipe de L’Avenir, qui n’a de cesse de se désoler du faible niveau d’instruction des juifs marocains, est certaine que la France saura corriger ce mal.
Sous la protection du sultan
Rapidement pourtant, les critiques contre les autorités du protectorat fusent : ces personnes, qui ne demandent qu’à être “des serviteurs fidèles de l’idée française” se sentent parfois lésées, trop peu protégées et surtaxées. Plusieurs articles font état de la difficulté pour les juifs de s’identifier, soit à la puissance colonisatrice, soit à leurs concitoyens musulmans, comme le résume bien cette phrase d’un contributeur : “Français déjà de cœur, mais attaché encore par des racines profondes au vieux sol berbère”. Et les raisons de s’indigner semblent encore nombreuses dans les années 1930 : l’érection d’un mur autour du mellah de Meknès apparaît lourde de symbolique par exemple, et les réactions antisémites sont régulières de la part des autorités marocaines. Mais, toujours, le journal rappelle combien les sultans les ont protégés, et tient à ne pas trop se séparer de la communauté musulmane, arguant, comme l’écrit joliment ce journaliste, que “Le mellah a constamment été en rapport avec la médina”. En 1936, sur un ton quelque peu tragique, un autre écrit ces lignes, relativisant la violence des musulmans à l’encontre des juifs au Maroc : “Quand je pense à ce qui se passe à cette heure en Allemagne hitlérienne, j’incline à la clémence envers les coupeurs de route maghrébins d’antan qui tuaient rarement”.
Le rêve sioniste
Le premier numéro indique la ligne éditoriale qui sera celle de la revue. Il y est dit qu’elle ne sera pas “un organe de propagande sioniste”, mais ajoute aussitôt qu’elle ne saurait se désintéresser des actions entreprises pour l’établissement du foyer national juif en Palestine. Et effectivement, numéro après numéro, L’Avenir devient le fer de lance du mouvement sioniste au Maroc, notamment en participant à la “Collecte du chekel”, en référence au mouvement de collecte de fonds pour l’achat de terres en Palestine. Dans chaque numéro, plusieurs pages sont consacrées aux discussions en cours à la Société des nations (SDN, ancêtre de l’ONU) à propos de la création d’un Etat juif. Puis, lorsque les colonies juives deviennent importantes en Palestine, de nombreux articles y sont dédiés. En 1936, au moment où éclatent les premières grèves et émeutes menées par des Arabes de Palestine contre l’installation de colonies juives, L’Avenir en appelle au calme et à la cohabitation pacifique, sans plus d’analyse. La revue n’en tente pas moins de camper sur une ligne conciliatrice, assurant par exemple dans un article que l’arrivée des juifs en Palestine ne nuira en rien aux Arabes et qu’une cohabitation est possible. Mais l’impartialité annoncée n’est pas à l’ordre du jour : dans les colonnes du journal, aucune place n’est laissée aux juifs opposés au sionisme, alors même que cette ligne politique existait tant à l’international qu’au Maroc, où elle était menée entre autres par le fameux Yomtob Semach, membre de l’Alliance israélite universelle.