Des juifs invitent des musulmans à leur table
DOMINIQUE FONLUPT
A l'initiative des Bâtisseuses de paix, une communaute juive consistoriale parisienne recevait pour la première fois le 25 février des personnalités musulmanes pour un dialogue en toute franchise. Parmi les invites, le porte-parole du Collectif contre l'islamophobie.
Un restaurant cacher Avenue de la République à Paris. Il est 19h30, la centaine de convives font connaissance. Ils ont en commun des racines en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Egypte, des souvenirs d'enfance aux saveurs orientales, des berceuses en arabe au fond du coeur. Autour des tables, les deux tiers des hommes portent des kippas, les autres pas. Les uns sont juifs, les autres musulmans. Quant aux femmes, il faut essayer de deviner. Ni l'allure, ni le teint ni le rire ne distinguent les unes des autres.
Tous ont répondu à l'invitation de la communauté juive Beth Elihaou, du XIe arrondissement de Paris, et des Bâtisseuses de Paix, une association d'amitié entre des femmes arabes, juives et musulmanes, fondée par la journaliste et politologue Annie-Paule Derczanski. Meurtrie par les tensions fratricides entre les deux communautés, Annie-Paule, juive pratiquante ashkénaze, cherche à valoriser leur passé commun et leur proximité culturelle.
Le dîner-débat de ce soir est une première. Annie-Paule Derczanski rappelle la règle : on ne parle pas du conflit au Proche-Orient. Un tabou assumé, une condition pour que l'amorce d'un dialogue ait lieu. La priorité est claire : vivre ensemble en paix en France.
Norbert Cohen est président de la communauté judéo-orientale Elihaou. Il a vécu en Tunisie jusqu'à ses 18 ans. Il interroge l'assistance : "Dans nos familles juives, quel discours tenons-nous sur les musulmans ? Dans nos familles musulmanes, que disons-nous des Juifs ?" Salomon Malka, juge au tribunal rabbinique, rapporte une histoire de la tradition juive, la visite d'Abraham à son premier fils Ismaël. "Un récit qui a marqué mon enfance et souligne l'importance des relations amicales, de personne à personne", dit-il. Ghaleb Bencheickh, qui anime l'émission "Islam" sur France 2 rappelle que le trait d'union dans le terme "judéo-islamique" est multiséculaire. "Les imams et tous les musulmans qui ont la responsabilité d'une parole religieuse publique doivent enjoindre les fidèles à un profond respect, dit-il. Il est vrai qu'il y a des passages bellicistes dans le Coran, mais il doivent être replacés dans le contexte mecquois et médinois du 7e siècle."
Mohamed Aissaoui, journaliste au Figaro Littéraire, présente son livre "L'Etoile jaune et le croissant", qui paraît cette semaine chez Gallimard, une enquête fouillée sur la façon dont laMosquée de Paris a sauvé des Juifs sous l'occupation allemande. Dans ce livre, le journaliste Philippe Bouvard raconte notamment comment le recteur de la Mosquée, Kaddour Benghabrit a usé de ses relations pour faire libérer son père adoptif, un résistant juif, un tailleur qui fabriquait des costumes pour les déserteurs allemands.
"Il y a un écho historique au rejet de l'islam en France", souligne Marwan Muhammad, porte-parole du Collectif contre l'islamophobie en France. Le discours islamophobe repose sur les mêmes mécanismes que l'antisémitisme d'avant-guerre : les caricatures, la présentation de personnes résidant en France depuis trois générations comme un facteur étranger et de danger, l'accusation de double langage." Devant un auditoire attentif, il a décrit l'actualité d'un antisémitisme "de terrain", actes de violences visant des individus, des familles. Il explique que le rejet de l'islam s'exprime de façon plus institutionnelle, par le biais d'un refus des signes religieux dans l'espace public et d'une compréhension erronée de la laïcité. Et prenant prenant à témoin ses commensaux, il ajoute : "Nous serons à l'avant-garde du changement si nous savons dépasser les blocages qui nous divisent et l'instrumentalisation du conflit israelo-palestinien".
Les échanges se poursuivent dans l'assistance. Un couple de Français propriétaire d'un appartement à Tel Aviv engage la conversation avec une marocaine originaire de Taroudant. Raymond, informé de la soirée par une annonce sur Radio Judaïca, raconte à Abderrahman ses déboires avec son patron. Quelques minutes avant, ils ne s'étaient jamais rencontrés.