Aouïcha, le porteur de dafinas
De Bob Oré Abitbol
Aouïcha, le porteur de dafinas, était célèbre dans tout Casablanca. Il arrivait à porter des marmites pleines à ras bord de ce plat traditionnel de chez nous, sans en verser une goutte, sans qu’aucune d’entre elles ne se renverse, sans qu’aucun incident n’arrive jamais!
Pendant de longues années je l’ai vu passer exactement le même, intact comme si le temps n’avait pas d’emprise sur lui!
Dans mon quartier, que dis-je, dans ma rue, la rue Lusitania, parallèle à la rue Lacépède, mille fois célébrée ici, se trouvaient, en vrac sans compter les marchands ambulants de toutes sortes, deux synagogues, cinq épiciers, un charbonnier, un marchand de beignets, un fabricant d’huile, un « distiller » de mahia, eau-de-vie prisée chez nous, un bain maure, un marchand d’œufs en gros et au détail, un restaurant cacher, un « shouaï» ou si vous préférez un gargotier et deux « ferranes », deux fours à bois, deux !
Pour une rue qui ne faisait en tout et pour tout que cinq à six cents mètres de longueur et desservait un maximum de cent familles, cela pouvait paraître excessif mais aucun de ces établissements ne désemplissait puisque l’on venait de très loin pour se faire servir !
Les marchands s’appelaient Abraham, Brahim, Youssef, Joseph, Salim, Haim, Moshe, Moussa et bien sur Hmed, Hmido Mhmed Mohamed et toutes ses variantes. Nos voisins les Amsellem, les Chraibi, les Bensimon, les Benjeloun, les Medina, les Benkiran, les Benloulou, les Beriro!
Certains venaient d’Espagne, de Meknès, de Fès, de Marrakech, de Mogador, d’autres de l’Afrique profonde.
D’autres encore d’un quelconque bled lointain. Ils venaient avec leur barda, leur foi et leurs espoirs, quelques membres de leur famille, et s’entassaient pêle-mêle au fond de leur magasin. Travaillant dur et économisant, ils pourvoyaient ainsi à leurs besoins et à ceux de leur tribu lointaine.
Nous vivions en osmose. Les juifs, les musulmans, les blancs, les noirs, les métissés nous ne faisions pas la distinction et il m’a fallu de longues années et un voyage aux Etats-Unis pour voir la différence !
Quelle différence?
Des fours à bois à l’ancienne !
Un étroit couloir conduisait à une salle plus grande et sombre où on entreposait pêle-mêle des planches pleines de pains de toutes les formes, des gâteaux de toutes les sortes.
A l’époque, on pétrissait son pain soi-même et pas un jour ne passait sans que ma mère, énergique et jeune, ne prépare avec amour pour sa ribambelle d’enfants, du pain fait maison.
Elle le pétrissait longuement, puis le laissait « lever » pendant qu’elle s’affairait à d’autres travaux avant de le mettre en forme. Elle le badigeonnait de jaune d’œuf ainsi ils revenaient du four pareils à de vrais petits soleils !
Comme ils étaient appétissants !!! Comme ils sentaient bon !!! Ils embaumaient la maison et y mettaient un air de fête que ni les années, ni mes voyages, ni mon exil n’ont pu me faire oublier !
Elle prélevait un bon morceau, une chaude exhalaison, une légère vapeur, s’en échappait alors pleine de tous les parfums de notre enfance: un parfum d’innocence, de volupté et de chaleur humaine ! Elle y ajoutait généreusement du beurre « danois » et de la confiture d’oranges également faite maison, un verre de thé à la menthe comme seule savent le préparer nos mères et le bonheur s’installait confortablement dans tous les coins et recoins de notre gentil chez nous !
Que d’amour, de grâce et de tendresse dans ce simple geste de mère !
Je crois qu'à cause de ce pain, et de ce pain seulement, je n’ai jamais eu l’impression d’être pauvre ou riche ! Nous étions! Nous vivions! Le mot « argent » ne circulait pas de la même façon qu’aujourd’hui. Il semblait y avoir un ordre des choses immuable, qui prévenait, guerre ou pas, la disette, la famine ou tout simplement la faim.
Dans notre quartier, si heureux, si tranquille, dans ce village où juifs et musulmans vivaient paisiblement, je vous le dis comme je le pense, l’amour régnait, l’amitié était omniprésente et le bonheur palpable puisque personne, semblait-il, ne manquait de rien, personne ne jalousait l’autre, tout le monde s’entraidait naturellement !
Est-ce la nostalgie de toutes ces années passées si loin du berceau natal qui rendent idyllique ce passage de ma vie?!! Peut-être !
Qu’en sais-je ?
Tout ce que je peux vous dire c’est que j’ai beaucoup voyagé, beaucoup connu, beaucoup aimé et que cette époque reste gravée dans ma mémoire comme celle d’un paradis perdu, comme celle d’une enfance privilégiée, unique, merveilleuse!!
Si tous les jours avaient leur parfum et leur attrait particulier, le samedi constituait une forme d’apothéose dans notre rue!!!
C’était en effet jour de dafina !! Les lecteurs du site du même nom sont familiers avec ce plat unique, et tellement exquis! Pour les autres c’est une combinaison de viandes choisies avec soin, d’os à moelle, de pommes de terre douces et pas douces caramélisées, de pois chiches fondants, de pochettes de riz au safran, de boulettes, d’œufs qui prennent une couleur marron beige très particulière, de gousses d’ail entières, d’épices savantes, de miel pour l’un, de dattes pour l’autre, chacun ayant son secret bien gardé, posés de façon rigoureuse et quasi scientifique !
Parfois on y ajoutait un pied de bœuf. Cela donnait une gélatine succulente qui fondait dans la bouche !
Mon frère Armand, qui prétendait ne pas aimer ce mets pourtant favori de toute ma famille :
-Maman je veux seulement des pommes de terre, des pois chiches, du riz, de la viande et des œufs!!!
-Mais nakhobess, répondait ma mère avec tendresse, c’est ça la dafina !!!
C’est un plat qu’il faut déposer au four vendredi après midi absolument avant le coucher du soleil et récupérer le lendemain pour le déjeuner, après les prières rituelles du Chabbat , pour pouvoir le déguster chaud et simultanément respecter les lois strictes de ce jour de repos sacré !
La position à l’intérieur du four est déterminante pour la qualité du produit final et plus d’un a été surpris à soudoyer le maître boulanger pour un placement stratégique de leur plat favori.
Chaque marmite fermée par un ruban de gaze plâtrée pour cuire « à l’étouffée » est numérotée à la chaux blanche afin d’être identifiée et permettre de retrouver son propriétaire rapidement le lendemain !
Bien des drames familiaux se sont passés pour ceux qui perdaient ce numéro et devaient attendre que la dernière dafina numérotée soit enlevée avant de récupérer la leur.
Ma mère, fille aimée et respectée d’Abraham Malka, est privilégiée. Quand elle arrive, elle est « Bent r’be Braham », la fille du Rabbin, ce qui lui donne automatiquement droit à un traitement de faveur ! Sa marmite à droite des braises, ni trop loin ni trop près pour caraméliser et non brûler sa dafina qui va cuire toute la nuit et toute la matinée!!!
Nous vivons au 28 de la Rue, c’est à dire littéralement sur la « route de la soie » de ce mets particulier !
A part quelques-unes, assez rares, qui s’échappent si j’ose dire par la place de Verdun, la plupart des dafinas passent par chez nous.
Pendant que les hommes reviennent des synagogues voisines, en un désordre joyeux, leurs enfants à leurs basques, entonnant encore des airs de prière, des gymnastes colorés dansent en pleine rue. Des enfants jouent aux billes ou aux noyaux d’abricots ou encore à la toupie. Des vendeurs de pépites de tournesols qui craquent et éclatent, savoureuses, entre nos dents. Des musiciens venus directement du Ghana, les « Bambaras », les « Gnaouas » chantent et remuent avec énergie et en cadence leurs « chéchias » ornées d’os et de dents de chameaux, en frappant frénétiquement sur leur tambourins jusqu'à entrer en transe semble-t-il!
Et voici qu’arrive, se faufilant à travers ce cirque, ce festival de couleurs et de sons : Aouïcha ! C’est un homme dans la trentaine, maigre et athlétique, aux cheveux bouclés une cigarette presque morte à la bouche en permanence. C’est un danseur, un acrobate, un magicien! Le porteur! C’est lui en effet qui livre la dafina aux notables de la ville contre une modeste obole !!!
Il porte en équilibre sur sa tête une dizaine ou une douzaine de marmites à la fois! Il les a placées précisément de façon à les tenir en équilibre. Le parfum qui s’en dégage est aphrodisiaque, sensuel ! Un mélange de cannelle, de caramel, d’épices, de safran, d’ail, de poivre rare et que sais-je encore !
Comme il est agile!!! Comme il est habile! Pieds nus, il sautille! Arrivé à la hauteur de nos billes, au lieu de les esquiver il marche dessus et barbote en passant quelques-unes entre ses orteils!!!
Il siffle! Il chante! Il danse!!! C’est un pinson, c’est un merle, c’est un singe et une panthère tout à la fois!!! C’est lui, Aïoucha, le porteur de dafina!!!
Pendant la semaine il se kiffe, boit un peu d’eau de vie mais le samedi est sacré, alors dès vendredi il se prépare lui aussi comme pour le shabbat, ne boit plus, ne fume plus et attend son tour pour briller!!!
Je le regarde passer et je l’admire!! Pendant des années il a fait ce métier ardu sans se plaindre, toujours souriant, riant même aux éclats. Je le revois clairement encore dans la lumière crue des « midis » casablancais, heureux, permanent, comme éternel !
Alors si vous me voyez courir littéralement chaque fois qu’on annonce une dafina, ce n’est pas pour aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour le goût unique et festif de ce plat délicieux, c’est pour hier, c’est pour avant, c’est pour il y a longtemps, pour imaginer et retrouver Aouïcha le porteur du joli-joli quartier de ma jeunesse, le joli-joli quartier de notre jeunesse!!!
©Bob Oré Abitbol
Bob aime connaître vos réactions à ses textes et répond régulièrement à son courrier. Vous pouvez également lui donner des idées de sujet.
Vous pouvez le contacter directement a boboreint@gmail.com