Le Portugal veut aussi offrir la citoyenneté aux enfants de Juifs expulsés
Le parlement du Portugal devait voter sur l’opportunité de faire naturaliser les descendants des Juifs du 16ème siècle qui ont fui le pays à cause de la persécution religieuse.
La motion est prêt à être porté en première lecture jeudi par le Parti socialiste du Portugal et devait passer, car il bénéficie de l’appui du Parti social-démocrate, selon Jose Oulman Carp, président de la communauté juive du Portugal. Ensemble, les parties détiennent 80 % des sièges.
Carp appelé le mouvement «un développement énorme» et dit que le texte propose de donner la nationalité portugaise aux descendants de l’Inquisition portugaise, qui a débuté en 1536 et a abouti à l’expulsion de dizaines de milliers de personnes et à la conversion forcée au christianisme d’innombrables autres.
Le Portugal avait une population juive d’environ 400.000, dont de nombreux réfugiés en provenance de l’Espagne voisine, où l’Inquisition a commencé en 1492. Les législateurs espagnols dit-on rédige une motion similaire.
L'expulsion des Juifs du Portugal
Apres l'expulsion des Juifs d'Espagne, les bannis trouvèrent, au début, le calme et la sécurité au Portugal. Un grand nombre d’entre eux s’étaient décidés à se diriger vers ce pays, voisin de l’Espagne, parce qu’ils espéraient qu’après leur départ la population espagnole apprécierait mieux lei services qu’ils avaient rendus et qu’ils pourraient encore rendre à leur patrie, et que Ferdinand et Isabelle ne tarderaient pas à les rappeler. Au pis aller, se disaient-ils, ils pourraient toujours s’embarquer en Portugal, pour gagner soit l’Afrique, soit l’Italie. On sait qu’Isaac Aboab et d’autres délégués étaient allés demander au roi João II l’autorisation pour leurs coreligionnaires de s’établir dans ses États. Tout en étant d’avis de les recevoir contre de l’argent, le souverain consulta quand même les membres de son Conseil. Les uns, par pitié pour les Juifs ou par flatterie pour le roi, se montrèrent favorables aux exilés espagnols, mais d’autres protestèrent énergiquement contre leur venue en Portugal. Comme le roi comptait sur les sommes que lui verseraient les émigrants pour pousser avec vigueur la guerre en Afrique, il ne tint nul compte des objections.
Dans leurs pourparlers avec João II, les délégués des exilés espagnols s’étaient d’abord proposé de demander la permission de s’établir définitivement en Portugal. Mais les Juifs portugais eux-mêmes jugèrent que si pareille faveur était accordée à leurs coreligionnaires d’Espagne, elle aurait très probablement des conséquences funestes. Car il y aurait alors en Portugal trop de Juifs, en proportion du nombre d’habitants du pays, et il faudrait craindre que le roi, qui n’était pas bon et n’aimait pas les Juifs, s’avisât un jour d’expulser de son royaume la population juive tout entière. Dans la réunion des notables juifs portugais qui délibérèrent sur cette question, un généreux vieillard, Joseph, de la famille Ibn Yahya, plaida avec une éloquence chaleureuse la cause des exilés espagnols. Mais la majorité était d’avis que ces exilés mettraient en danger tous les Juifs du royaume en restant définitivement dans le pays. Il ne fut donc question, dans l’entrevue des délégués espagnols avec le souverain portugais, que d’un séjour provisoire ; au bout d’un certain temps, les proscrits devaient de nouveau quitter le Portugal pour se rendre dans une autre contrée.
On s’arrêta de part et d’autre aux stipulations suivantes. Tout juif espagnol, riche ou pauvre, à l’exception des nourrissons, payera, comme droit d’entrée en Portugal, une capitation de 8 cruzados or (environ 25 francs), en quatre termes, pour un séjour de huit mois. Les ouvriers seuls, tels que métallurgistes et armuriers, étaient autorisés à s’établir définitivement dans le pays et ne payaient, dans ce cas, que la moitié de la somme imposée aux autres réfugiés. Le roi s’engageait, le délai expiré, à mettre à la disposition des proscrits des navires qui les transporteraient, pour un prix modéré, dans le pays où ils voudraient se rendre. Ceux qui ne pourraient pas prouver qu’ils ont acquitté la taxe de capitation ou seraient trouvés en Portugal, les huit mois écoulés, seraient réduits en esclavage.
Ces conditions arrêtées, un groupe considérable de Juifs espagnols, au nombre d’environ 95.000, passèrent les frontières portugaises et gagnèrent les villes que le souverain leur avait désignées pour leur séjour provisoire. Outre la taxe qu’ils versaient au trésor royal, ils avaient encore à payer un impôt aux bourgeois de ces villes.
Quoique les Juifs fussent relativement peu nombreux dans le petit pays du Portugal avant l’arrivée de leurs coreligionnaires d’Espagne, plusieurs d’entre eux s’y distinguèrent pourtant par leur savoir. João II eut à son service plusieurs médecins juifs. D’autres Juifs étaient d’habiles mathématiciens et d’excellents astronomes. A cette époque, où le Portugal brûlait d’une sorte de fièvre pour aller à la découverte de nouvelles contrées et nouer avec elles des relations commerciales, les mathématiques et l’astronomie, considérées jusqu’alors presque comme des sciences d’amateur, avaient une grande valeur pratique. Pour trouver le chemin des Indes, ce pays de l’or et des épices dont les Portugais rêvaient sans cesse, il fallait, en effet, renoncer au simple cabotage et gagner la haute mer. Mais il n’était pas possible de se lancer en plein Océan, à moins de risquer de s’égarer, si l’on n’avait pas des points de repère sur l’immensité des eaux, et si l’on ne pouvait pas se rendre compte, par la hauteur du soleil et des étoiles, de la direction qu’on suivait. Les hardis navigateurs qui partaient pour la découverte de nouveaux mondes avaient donc besoin de tables astronomiques. On sait que précisément l’astronomie avait été cultivée avec succès par quelques Juifs d’Espagne, et qu’au XIIIe siècle un chantre de Tolède, Isaac (Zag) ibn Sid, avait établi des tables astronomiques, connues sous le non de Tables alphonsines, et adoptées, avec des modifications peu importantes, par les savants compétents de l’Allemagne, de la France, de l’Angleterre et de l’Italie.
Quand le roi João II eut résolu de faire partir du Portugal des navires pour aller à la découverte des Indes par l’océan Atlantique, il convoqua une sorte de congrès astronomique pour rédiger des tables pour les navigateurs. A côté du célèbre astronome allemand Martin de Behaim et du médecin chrétien Rodrigo, siégeaient également à ce congrès deux Juifs, un certain Moise et Joseph (José) Vecinho ou de Viseu, médecin du roi. Celui-ci utilisa, comme base de ses travaux astronomiques, le calendrier perpétuel ou les Tables des sept planètes, ouvrage qu’Abraham Zacuto avait composé pour un évêque de Salamanque. Joseph Vecinho perfectionna également, en collaboration avec deux spécialises chrétiens, l’instrument servant à mesurer la hauteur des astres (l’astrolabe), et si nécessaire à la navigation. Ce fut cet instrument ainsi perfectionné qui aida Vasco de Gama à découvrir la route maritime des Indes par le cap de Bonne-Espérance.
João II prit encore à son service deux autres Juifs, Rabbi Abraham de Béja et Joseph Çapateiro de Lamégo, dont il mit à profit les connaissances géographiques et l’esprit délié pour les envoyer en Asie, où ils devaient transmettre ses communications aux explorateurs qu’il avait chargés de rechercher le pays fabuleux du prêtre Jean. Mais, au fond, il n’avait aucune sympathie pour les Juifs, car dans l’année même où il envoya Joseph Çapateiro et Abraham de Béja en Asie, il nomma une commission d’inquisition, à l’instigation du pape Innocent VIII, pour arrêter les Marranes relaps venus d’Espagne et les condamner au feu ou à la prison perpétuelle. Le sort de ces milliers de Juifs espagnols réfugiés en Portugal était donc bien incertain, puisqu’il dépendait de la bonne volonté d’un monarque, qui était plutôt, pour eux, un ennemi qu’un protecteur.
Mais ces malheureux n’avaient pas seulement les hommes contre eux, la nature aussi leur était contraire. Dès leur arrivée en Portugal, la peste éclata parmi eux et les décima. Comme elle exerça également des ravages parmi les Portugais, ceux-ci accusèrent les Juifs espagnols de l’avoir introduite dans le pays et, par conséquent, reprochèrent au roi d’avoir fait accueil à ces exilés. João II se vit donc obligé d’exiger rigoureusement que tous les réfugiés eussent quitté le Portugal dans le délai fixé.
Conformément aux stipulations, le souverain mit des navires à leur disposition, à des prix modérés, et recommanda aux capitaines de les traiter avec douceur et de les conduire dans les ports qu’eux-mêmes leur désigneraient. Mais une fois en mer, les capitaines des vaisseaux ne se préoccupèrent plus des ordres du roi, et, soit par haine, soit par cupidité, ils réclamèrent des sommes bien supérieures aux prix de transport convenu. En cas de refus, ils promenaient ces malheureux à travers l’Océan jusqu’à ce qu’ils eussent épuisé leurs provisions et fussent obligés d’en acheter auprès des capitaines, qui, naturellement, ne leur en livraient que contre de fortes sommes d’argent. Il y en eut qui furent réduits à donner leurs vêtements en échange d’un morceau de pain. Des femmes et des jeunes filles furent violées par ces bandits sous les yeux dé leurs maris et de leurs parents. Plusieurs capitaines jetèrent les pauvres Juifs sur des côtes désertes ou inhospitalières, où ils devinrent la proie de la faim et du désespoir, ou furent emmenés comme esclaves par des Maures.
Un témoin oculaire, le cabaliste Juda ben Jacob Hayyat, rapporte les souffrances que lui et ses compagnons eurent à endurer sur un de ces vaisseaux portugais. Embarqué avec sa femme et deux cent cinquante autres proscrits de tout âge, ils partirent de Lisbonne en hiver (au commencement de 1493) et errèrent pendant quatre mois sur les flots, parce que la peste sévissait parmi eux et qu’aucun port ne voulait les recevoir. Naturellement, les vivres devinrent de plus en plus rares. Par surcroît de malheur, le navire fut capturé par des corsaires de la Biscaye, pillé et conduit dans le port espagnol de Malaga. Là, on ne permit aux Juifs ni de descendre à terre, ai de repartir, ni de se procurer des vivres. Le clergé et les autorités espéraient que la faim les forcerait à accepter le baptême. Et de fait, une centaine d’entre eux, à demi morts d’épuisement, se convertirent. De ceux qui restèrent inébranlables dans leurs croyances, cinquante environ, vieillards, femmes et enfants, périrent de faim, et, parmi eux, la femme de Hayyat. A la fin, émus de pitié devant tant de souffrances, les habitants de Malaga apportèrent aux Juifs du pain et de l’eau.
Lorsque, au bout de deux mois, les survivants furent enfin autorisés à se diriger vers la coite d’Afrique, de nouveaux maux les atteignirent. Accompagnés partout de la peste, ils ne purent entrer dans aucune ville et durent camper en plein champ. Hayyat fut jeté par un musulman dans un cachot plein de serpents et de salamandres, et menacé d’être lapidé s’il ne se convertissait pas à l’islamisme. Resté ferme dans ses convictions en dépit de toutes les souffrances, il fut enfin racheté par les Juifs d’une petite ville et conduit à Fez. Là régnait une telle famine que, pour un morceau d’un mauvais pain, il tournait tous les jours une meule.
En apprenant les mauvais traitements infligés par les capitaines de vaisseau aux émigrants, les autres proscrits qui étaient encore en Portugal eurent peur de s’embarquer. Du reste, beaucoup d’entre eux étaient trop pauvres pour payer le prix de transport. Us remettaient donc leur départ de jour en jour, espérant que le roi leur permettrait peut-être de se fixer dans ses États. Vaine illusion. João II exigea la stricte exécution de la convention. Le délai de huit mois expiré, les retardataires furent donnés ou vendus comme esclaves aux membres de la noblesse (1493).
Ce qu’il y eut de particulièrement cruel dans la conduite du roi, c’est qu’il fit arracher aux parents réduits ainsi en esclavage les enfants de trois à dix ans, pour les envoyer dans les contrées nouvellement découvertes, à l’île de Saint-Thomas, aux îles Perdues ou à l’île des Serpents, et les élever dans le christianisme. En vain les mères éplorées supplièrent le roi de ne pas les séparer de leurs enfants. João resta insensible à leurs cris de désespoir. Une mère, à qui on avait pris sept enfants, se jeta aux pieds du roi, à sa sortie de l’église, implorant de lui la faveur de garder au moins le plus jeune. Mais, selon l’expression d’un chroniqueur, le souverain la laissa gémir et se lamenter comme une chienne à laquelle on a enlevé ses petits. Aussi, bien des mères, pour ne pas se séparer de leurs enfants, se jetèrent-elles avec eux dans les flots. Dans l’île de Saint-Thomas, où furent envoyés ces enfants, pullulaient les serpents venimeux et d’autres bêtes malfaisantes ; on y reléguait également les criminels. La plupart des enfants juifs y succombèrent donc bien vite ; beaucoup d’entre eux n’avaient même pas pu supporter les fatigues du voyage et étaient morts en chemin. Peut-être faut-il attribuer ces actes inhumains du roi à la douleur qu’il ressentait d’avoir perdu son unique fils légitime.
Après la mort de João II (fin octobre 1495), Manoël, son cousin, qui lui succéda, sembla vouloir mettre fin aux souffrances des Juifs établis dans son royaume. Informé qu’une partie des exilés espagnols n’étaient restés en Portugal, après le délai convenu, que forcés par les circonstances, il remit en liberté ceux qui avaient été réduits en esclavage. Il refusa même l’argent que, par reconnaissance, les affranchis lui offrirent. Il est vrai qu’en les traitant ainsi avec douceur, il nourrissait l’espoir, d’après son biographe, qu’ils se décideraient plus facilement à se convertir. Il défendit également aux prédicateurs de continuer leurs excitations contre les Juifs.
A sa cour vivait, honoré et respecté, le mathématicien et astronome juif Abraham Zacuto, venu à Lisbonne du nord de l’Espagne ; Manoël l’attacha à sa personne comme astrologue. Mais Zacuto, tout en ayant des idées assez étroites et en ne sachant pas se préserver des superstitions de son temps, ne se contentait pourtant pas de prédire au roi les événements futurs d’après l’inspection des constellations; il lui rendit d’importants services par ses connaissances astronomiques. Outre ses tables, il composa encore un autre ouvrage astronomique, et, au lieu de l’instrument en bois dont on se servait jusqu’alors pour mesurer les hauteurs .des astres, il en fabriqua un en métal qui fournissait à la navigation des données plus précises.
Malheureusement, le répit accordé aux Juifs par Manoël ne fut que de très courte durée. Dès que le jeune souverain fut monté sur le trône de Portugal, les rois catholiques d’Espagne songèrent à faire de lui un allié en se l’attachant par un mariage. Ils lui firent donc proposer pour femme leur plus jeune tille, Jeanne, que sa jalousie excessive et ses manières de folle devaient rendre .plus tard si célèbre. Manoël était tout disposé à s’apparenter à la famille royale d’Espagne, mais désirait se marier avec une sœur plus âgée de Jeanne, Isabelle II, qui avait épousé peu auparavant l’infant de Portugal et était devenue veuve peu de temps après son mariage.
Fermement décidée, d’abord, à ne pas se remarier, Isabelle modifia sa résolution sur les instances de son confesseur, qui lui fit comprendre de quelle utilité serait pour le christianisme son union avec le roi de Portugal. On espérait, en effet, à la cour d’Espagne, qu’elle interviendrait auprès de son époux pour faire expulser du Portugal les proscrits juifs et musulmans qui s’y étaient réfugiés. Les souverains d’Espagne accordèrent donc à Manoël la main de leur fille Isabelle, à condition qu’il contractât une alliance avec l’Espagne contre Charles VIII, roi de France, et qu’il chassât de son pays tous les Juifs sans exception, indigènes et immigrés.
Manoël hésita d’abord à souscrire à ces deux conditions, car il entretenait les meilleurs rapports avec la France, et il n’ignorait pas quel profit considérable le Portugal tirait des richesses et de l’activité industrieuse des Juifs. Il soumit donc la question des Juifs à ses conseillers les plus prudents parmi les grands. Les avis se partagèrent. Ce fut Isabelle qui triompha des scrupules du roi, dont la probité avait reculé jusqu’alors devant l’acte cruel et déloyal qu’on réclamait de lui.
Sous l’influence du clergé, ou peut-être par haine personnelle contre le judaïsme, cette princesse en était arrivée à cette conviction que le chagrin qui avait assombri les derniers jours de João II lui avait été infligé en punition du bon accueil qu’il avait fait aux exilés juifs d’Espagne, et elle craignait que son union avec Manoël fût également malheureuse si les Juifs continuaient de demeurer en Portugal. Manoël ne céda pourtant pas tout de suite. Dans son cœur se livra un violent combat. Chasser les Juifs, c’était trahir les promesses qu’il leur avait faites, fouler aux pieds tout sentiment d’humanité et sacrifier les intérêts de l’État ; mais les laisser dans son royaume, c’était renoncer à l’infante espagnole et, par conséquent, à l’espoir de porter un jour la couronne d’Espagne. A la fin, quand sa fiancée, qu’il était allé attendre à la frontière, lui écrivit une lettre pour lui déclarer qu’elle n’entrerait pas en Portugal tant qu’elle risquerait d’y rencontrer les maudits Juifs, il se conforma à son désir.
La première conséquence du mariage de Don Manoël avec l’infante Isabelle fut donc le bannissement des Juifs du Portugal. En effet, le contrat de mariage fut signé le 30 novembre 1496, et, dés le 24 du mois suivant, le roi promulgua une loi ordonnant aux Juifs et aux musulmans, sous peine de mort, de se faire chrétiens ou de quitter le Portugal dans un délai donné. Pour apaiser en partie ses scrupules, il se montra d’abord assez bienveillant pour les malheureux que son édit frappait si durement; il leur laissait presque une année, jusqu’en octobre, pour faire leurs préparatifs, et leur désignait trois ports (Lisbonne, Oporto et Setubal) où ils pourraient s’embarquer librement.
Il eût peut-être mieux valu pour les Juifs portugais que le roi n’y mit pas, au commencement, tant de ménagements, car, trompés par cette douceur, ils se disaient que, grâce aux amis qu’ils avaient à la cour, le roi reviendrait sur sa détermination et les laisserait en Portugal. Et comme ils avaient encore devant eus un délai assez long, ils ne hâtèrent pas suffisamment leurs préparatifs de départ, d’autant plus qu’ils étaient autorisés à emporter de l’or et de l’argent. D’ailleurs, l’hiver était une saison peu favorable pour s’embarquer, et beaucoup trouvaient qu’il était préférable d’attendre le printemps. Mais, dans l’intervalle, les sentiments de Manoël se modifièrent à leur égard. D’une part, il était irrité qu’une très faible partie des proscrits se fût seulement décidée à se convertir, et, de l’autre, il voyait avec déplaisir tant de richesses sortir de son royaume avec les Juifs. Il chercha alors le moyen de les garder en Portugal comme chrétiens.
Ayant donc réuni le Conseil d’État, il lui demanda s’il ne serait pas possible de contraindre les Juifs par la violence à accepter le baptême. Le clergé portugais, il faut le dire à son honneur, s’opposa énergiquement à une mesure aussi inique. L’évêque d’Algarve, Fernando Coutinho, invoqua des autorités ecclésiastiques et des bulles papales pour démontrer que l’Église défend d’obliger les Juifs par la force à se faire chrétiens. Devant ces résistances, Manoël, qui tenait beaucoup à empêcher tous ces laborieux Juifs de partir, déclara qu’il ne se préoccupait ni des bulles ni de l’avis des prélats, et qu’il se dirigerait d’après ses propres inspirations.
Sur le conseil d’un apostat juif, Lévi ben Schem Tob, qui portait probablement le nom chrétien d’Antonio et avait publié un factum haineux contre ses anciens coreligionnaires, Manoël fit fermer toutes les synagogues et toutes les écoles et défendit aux Juifs de se réunir les jours de sabbat pour faire leurs prières en commun. Comme ces mesures ne produisirent pas le résultat désiré et que des Juifs courageux, au risque d’encourir les plus rigoureux châtiments, établirent des oratoires dans leurs demeures, le roi, à l’instigation du même renégat, ordonna secrètement (au commencement d’avril 1497) que le dimanche de Pâques on arrachât à leurs parents tous les enfants juifs âgés de moins de quatorze ans, et qu’on les traînât de force aux fonts baptismaux.
Malgré toutes les précautions prises, quelques Juifs furent informés de ce que tramait le roi et prirent leurs mesures pour échapper par la fuite à la flétrissure du baptême. Quand Manoël apprit ce fait, il prescrivit qu’on procédât immédiatement au baptême des enfants. Alors se produisirent des scènes déchirantes dans toutes les localités habitées par des Juifs. Les parents s’attachaient désespérément à leurs enfants, qui, de leur côté, se cramponnaient à eux de toutes leurs forces ; on les séparait à coups de lanière. Plutôt que de se laisser enlever leurs enfants, bien des parents les étranglaient dans leurs derniers embrassements ou les précipitaient dans des puits ou des fleuves, et se tuaient ensuite. J’ai vu de mes propres yeux, raconte l’évêque Coutinho, des enfants traînés par les cheveux aux fonts baptismaux, et les pères les accompagner, la tête voilée de deuil, poussant des cris lamentables et protestant jusqu’au pied de l’autel contre ce baptême forcé. J’ai vu bien d’autres cruautés encore. Les contemporains gardèrent surtout un souvenir douloureux de l’horrible genre de mort choisi, pour lui et ses enfants, par un Juif cultivé et très considéré, Isaac ibn Cahin, pour échapper aux convertisseurs.
Des chrétiens même se prirent de compassion pour ces malheureux, et, sans tenir compte du châtiment auquel ils s’exposaient, cachèrent des enfants juifs dans leurs maisons pour les sauver momentanément. Mais Manoël et sa jeune épouse restèrent sourds aux supplications comme aux gémissements. Après le baptême, les enfants juifs recevaient un nom chrétien et étaient ensuite disséminés dans diverses villes, où on les élevait dans la foi chrétienne. Sur un ordre secret, ou par excès de zèle, les émissaires royaux arrêtaient même des jeunes gens de vingt ans pour les baptiser.
Il est probable que, dans ces tristes circonstances, de nombreux Juifs apostasièrent pour ne pas s’éloigner de leurs enfants. Mais le roi, guidé par l’intérêt bien plus que par la foi, ne se contenta pas de ces conversions, il voulait que, convaincue ou non, toute la population juive de Portugal se fit chrétienne et restât dans le pays. Pour entraver leur émigration, il revint sur l’autorisation qu’il leur avait donnée de s’embarquer dans trois ports, et ne leur permit plus de partir que par Lisbonne. Tous les émigrants durent donc se réunir dans cette dernière ville ; ils y vinrent au nombre d’environ 20.000.
Une fois rassemblés à Lisbonne, ils se heurtèrent contre d’autres difficultés. Le roi, il est vrai, fit mettre des maisons à leur disposition pour y loger, mais, sur son ordre, ils rencontrèrent, pour leur embarquement, tant d’obstacles que le délai passa et que le mois d’octobre arriva sans que la plupart d’entre eux eussent pu partir. Devenu ainsi, par les termes mêmes de la convention, maître absolu de leur liberté et de leur vie, il les fit entasser comme du bétail dans un hangar et leur déclara qu’ils étaient maintenant ses esclaves et que leur sort dépendait de sa seule volonté. Il leur laissait le choix de se faire chrétiens de leur propre gré, avec la perspective de recevoir honneurs et richesses, ou de n’accepter le baptême que par la violence. Comme presque tous s’obstinèrent à rester juifs, il les priva de nourriture pendant trois jours. Mais ni la faim ni la soif ne purent triompher de leur résistance. Pour avoir raison de leur aversion pour le christianisme, Manoël les fit traîner de force à l’église, à l’aide de corde. ou tout simplement par les cheveux ou la barbe. Mais beaucoup de Juifs préférèrent la mort au baptême ; il y en eut qui se tuèrent dans l’église même. Un père couvrit ses enfants de son talit, les égorgea et se tua ensuite.
Les Maures aussi furent expulsés, à ce moment, du Portugal, mais on les laissa partir tranquillement, sans les maltraiter, non pas par égard pour eux, mais parce que Manoël craignit que l’un ou l’autre des princes musulmans en Afrique ou en Turquie usât de représailles envers les chrétiens de son pays. Manoël, que quelques historiens ont surnommé le Grand, ne se montra si cruel envers les Juifs que parce qu’il savait qu’ils n’avaient pas de défenseur.
Imposée par la contrainte, la conversion au christianisme des Juifs portugais et des réfugiés espagnols n’était pour eux qu’une sorte de masque dont on les obligeait à s’affubler, mais qu’ils se hâtaient de jeter au loin dès que les circonstances le leur permettaient. De ces convertis, plusieurs devinrent plus tard des rabbins considérés, notamment Lévi ben Habib, nommé rabbin de Jérusalem. Réussir, à cette époque, à sauver sa vie sans apostasier, était considéré par les Juifs comme un vrai miracle, un bienfait tout spécial de la Providence. Isaac ben Joseph Caro, de Tolède, qui avait cherché un refuge en Portugal et y avait vu périr tous ses enfants, petits et grands, remercia Dieu de l’avoir protégé sur mer et conduit sain et sauf en Turquie. Abraham Zacuto aussi, quoique étant ou peut-être parce qu’il était favori, astrologue et chronographe du roi Manoël, vit pendant quelque temps son existence menacée avec celle de son fils Samuel. Après avoir heureusement résisté aux plus dures épreuves, ils parvinrent à sortir du Portugal, furent faits deux fois prisonniers et arrivèrent enfin à Tunis.
Les Juifs restés en Portugal, qui s’étaient soumis au baptême pour ne pas se séparer de leurs enfants ou pour échapper aux tortures, ne se résignèrent pas non plus à demeurer chrétiens. Comme le siège pontifical était alors occupé à Rome par un pape, Alexandre VI, qui, selon un mot très répandu dans la chrétienté, était capable de vendre les clés du ciel, l’autel et le Christ, ils envoyèrent auprès de lui, avec une forte somme d’argent, une délégation de sept membres pour lui demander de déclarer nul le baptême qu’on leur avait imposé. Ce pape et le sacré-collège firent aux délégués juifs un accueil encourageant ; le cardinal de Sainte Anastasie leur accorda même sa puissante protection. Mais sur l’ordre du couple royal d’Espagne, l’ambassadeur espagnol Garcilaso mit tout en œuvre pour faire échouer leurs démarches. Ils semblent pourtant avoir obtenu un résultat, car le roi Manoël promulgua (30 mai 1497) un édit de tolérance pour protéger pendant vingt ans tous les Juifs baptisés de force contre toute accusation fondée sur la prétendue observance des rites juifs. On voulait leur laisser le temps de se corriger de leurs anciennes habitudes et de s’accoutumer aux pratiques chrétiennes. Ce délai de vingt ans expiré, les procès d’hérésie, d’après le nouvel édit, seraient jugés dans les formes ordinaires, et les biens des condamnés ne seraient pas confisqués, comme en Espagne, mais reviendraient à leurs héritiers. Les médecins et les chirurgiens convertis qui ne comprenaient pas le latin étaient autorisés à étudier leur art dans des livres hébreux. Grâce à ce décret, les nouveaux chrétiens pouvaient observer secrètement, en toute sécurité, les pratiques du judaïsme et s’adonner à l’étude de la littérature talmudique. Nul chrétien portugais n’était, en effet, capable, en ce temps, de distinguer, parmi les ouvrages hébreux, un livre de médecine de tout autre livre.
L’édit de tolérance ne s’appliquait qu’aux Marranes portugais. Par égard pour la cour d’Espagne ou plutôt pour l’infante Isabelle, sa femme, le roi Manoël ordonna l’expulsion de tous les Marranes espagnols. Cette mesure inhumaine lui était, du reste, imposée par une clause de son contrat de mariage (août 1497), en vertu de laquelle toutes les personnes d’origine juive condamnées par l’Inquisition en Espagne, et qui s’étaient réfugiées en Portugal, devaient être chassées dans le délai d’un mois.
Parmi les milliers de Juifs portugais qui s’étaient résignés au sacrifice de leur foi, la plupart n’attendaient qu’une occasion favorable pour émigrer dans un pays où ils seraient libres de retourner au judaïsme. Comme le dit le poète Samuel Usque, les eaux du baptême n’avaient modifié ni leurs croyances ni leurs sentiments. Il y eut même quelques Juifs héroïques, comme Simon Maïmi, probablement le dernier grand rabbin (Arrabi mor) du Portugal, sa femme, ses gendres, et d’autres encore, qui s’obstinèrent à rester ouvertement fidèles à leur religion, en dépit des horribles tortures qu’on leur infligea. Jetés dans un cachot, ils furent emmurés jusqu’au cou et restèrent dans cette position pendant trois jours. Comme ils persistèrent dans leurs croyances, on fit tomber la maçonnerie qui les enveloppait; trois des suppliciés, et parmi eux Maïmi, avaient succombé. Quoiqu’il fût sévèrement défendu d’ensevelir les victimes de ces tortures, que les bourreaux seuls avaient le droit de mettre en terre, deux Marranes risquèrent leur vie pour inhumer le pieux Maïmi dans le cimetière juif, où un certain nombre de Marranes vinrent en cachette célébrer en son honneur une cérémonie funèbre.
Isabelle II, reine de Portugal, qui avait été l’instigatrice de toutes les mesures iniques prises contre les Juifs, mourut le 24 août 1498 en mettant au monde l’héritier du trône d’Espagne et de Portugal. Ce fut probablement après la mort de sa femme que Manoël permit aux rares Juifs restés fermes dans leurs croyances de sortir du pays. Outre Abraham Saba, prédicateur et auteur d’ouvrages cabalistiques, dont les deux enfants furent baptisés de force et retenus en Portugal, il y avait encore, parmi les émigrants, comme personnages connus, Schem Tob Lerma et Jacob Lual. Mais les compagnons de détention de Simon Maïmi ainsi que ses gendres restèrent encore longtemps incarcérés. Sortis de prison, ils furent envoyés à Arzilla, en Afrique, obligés de travailler les jours de sabbat à des ouvrages de retranchement, et, à la fin, subirent le martyre.
Quatre-vingts ans plus tard, l’arrière-petit-fils de Manoël, l’aventureux roi Sébastien, qui conduisit la fleur de la noblesse portugaise en Afrique, à la conquête de nouveaux territoires, perdit son armée dans une seule bataille ; tous les nobles furent tués ou réduits en captivité. Amenés sur les marchés de Fez, les prisonniers, offerts comme esclaves aux descendants des malheureux Juifs si cruellement expulsés du Portugal, s’estimaient heureux s’ils étaient achetés par des Juifs, parce qu’ils connaissaient leurs sentiments de bienveillance et leur cœur compatissant. Ils savaient qu’ils seraient traités par eux avec humanité, quoique leurs aïeux eussent infligé autrefois, en Portugal, tant de souffrances aux pères de leurs nouveaux maîtres.