Un ancien chef du Mossad se lâche à un mariage (info # 020708/13) [Analyse]
Par Stéphane Juffa © Metula News Agency
Un mariage à Tel-Aviv la semaine dernière. Une mariée très élégante, que je suis depuis son adolescence ; une famille proche, à tel point qu’elle est devenue un peu la mienne. Mais une cérémonie comme il s’en déroule des dizaines chaque jour, une réunion festive, avec musique et danse, et, bien entendu, un repas d’apparat. Le vin coule à flot, les invités sourient, s’engagent dans des discussions animées, l’air est léger, heureux.
Je m’éloigne un peu pour répondre à un appel sur mon mobile ; loin de la piste de danse j’aperçois trois grandes tablées de septuagénaires. Ils ont comme un air de parenté, leur regard est vif et clair, leur peau est pâle.
Ils me font instinctivement songer à "John Wayne" dans les Westerns de mon enfance. Je sais, ce n’est pas fin, mais c’est ce qui me vient à l’esprit : ces gars-là n’ont pas le profil de grands-pères bedonnants, ni l’allure cacochyme.
Toujours réfléchir, tout observer, tout le temps et partout, curieux de tout, jamais de réel repos pour le cerveau, c’est le propre des commentateurs professionnels de l’actualité. Je me calme et m’efforce de penser à autre chose, de profiter de la réception.
Justement, sur la grande scène ronde, c’est l’heure des discours. De circonstance. Les deux nouveaux époux sont placés au milieu du cercle, face à l’intervenant. Les discours, comme d’habitude en pareilles occurrences, sont trop longs, cela commence à irriter le prince et la princesse de la soirée.
Arrive le tour de Mike, le père du marié. Je ne le connais pas. Il s’assied dans un fauteuil et raconte des histoires au micro dans un anglais cockney, celui des habitants de Londres. Cela pourrait être ennuyeux mais ça ne l’est pas, je tends l’oreille. Cet homme a lui aussi le gêne John Wayne. Je glisse d’ailleurs au père de l’épousée : "lui, il cause comme un cow-boy". "C’est effectivement un cow-boy", me répond Pierre.
Puis l’orateur semble carrément dévisser. Il se met à parler de sa carrière d’agent du Mossad, illustrant ses propos d’exemples de missions. Je le croyais… artiste-peintre. Il passe les bornes et il s’en fout royalement, raconte des choses qu’il ne devrait pas dire à mon sens. Je ne comprends pas les libertés qu’il prend et son absence de réserve.
Ca dure. C’est parsemé de pointes drôles, pétries dans l’humour froid typiquement britannique. Mike parle de son ami Ephraïm Halevy, l’ancien chef du Mossad de 98 à 2002. Tiens, il a connu et travaillé avec cet immense personnage, l’un des piliers de l’histoire sécuritaire de l’Etat hébreu, doublé d’un immense stratège. Un demi-génie dont j’ai dévoré les écrits, un homme dans l’ombre – c’est d’ailleurs le titre de l’un de ses ouvrages -, du genre que l’on ne voit jamais en public. Je me demande ce que dirait Halevy devant les déballages de Mike, me confié-je en aparté.
Je ne vais pas tarder à le savoir, car l’ex-sujet de Sa Majesté annonce que son pote désire prononcer quelques mots au micro.
Quoi ? Halevy est ici, parmi cette foule de fêtards ? J’ai du mal à l’imaginer dans un pareil décor ; j’ai tort : il me bouscule en me demandant pardon et va s’installer à la place du tribun. Choc !
Il a la pâleur de ses copains des trois tables de Johns Waynes. Si blafard qu’il a presque l’air malade, mais sa voix est harmonieuse et ferme, tout comme son langage corporel. Son regard est limpide, fixe et horizontal. Il ne parle pas fort mais il bénéficie d’un charisme naturel qui fait qu’on l’écoute instantanément.
Il s’exprime sans marquer d’émotion, mais sans être monocorde, simplement, sans chercher d’effets de manche, en attirant l’attention de l’auditoire sur le choix de ses mots, non sur la manière dont ils sont déclamés. Il est très compréhensible, mais pas du tout "cow-boy" comme l’intervenant précédent.
A propos duquel Ephraïm Halevy narre comment il a grandi en même temps que lui dans "un petit village des environs de Londres", puis comment, inséparables apparemment, ils ont servi dans les rangs du renseignement israélien. Contrairement à Mike, l’orateur ne s’étend pas sur leurs états de service ; la seule confidence qu’il concède est que son camarade était souvent imprévisible, qu’il lui arrivait de n’en faire qu’à sa tête et d’outrepasser les ordres.
Celui qui fut l’ambassadeur, le confident et le conseiller de pas moins de cinq premiers ministres hébreux – Itzhak Shamir, Itzhak Rabin, Binyamin Netanyahu, Ehud Barak et Ariel Sharon – a commencé par faire part de son manque d’habitude de s’exprimer sur un fond musical et en public. Public ? Des gens qui écoutent distraitement – la plupart ignorant l’identité ce celui qui leur parle – à distance respectable, répartis sur l’arrondi de la piste de danse, pendant que les autres, la majorité, n’ont pas quitté les tables.
Au bout de cinq petites minutes à peine, l’ex-patron du Mossad et ex-chef du Conseil de Sécurité National, lâche ce qu’il était venu dire. Toujours sur le même ton égal, toujours sans montrer ni haine ni passion. Il est l’un de ceux qui connaissent le mieux la nation d’Israël et dont l’action a, sans aucun doute sensé, contribué à conserver la vie de milliers de ses membres. Halevy, ne faisant aucun cas de ce qu’il s’adresse somme toute aux participants d’une noce, va asséner une terrible vérité ; une constatation risquée, qui concerne des millions d’êtres humains.
Il ne lit pas ni ne récite, il ne marque pas plus de heu… que de pauses. Le débit de sa voix coule comme un fleuve tranquille, obéissant à son cerveau qui, malgré l’âge de son propriétaire, carbure à la vitesse de la lumière.
"Au cours de ma carrière", constate-t-il, "je me suis aperçu que, dans le vaste océan du monde, nous faisions partie d’un peuple médiocre, se situant au-dessous de la moyenne". Puis il reprend afin de préciser : "très au-dessous de la moyenne".
Les autres convives n’ont pas réagi, moi, je suis sous le coup. Je m’adresse à Pierre et m’assure qu’il a saisi le sens des propos de l’intervenant, ce, probablement afin de m’assurer que je n’ai pas mal entendu et qu’il existe d’autres témoins de ce coup de Trafalgar.
Mais déjà, Halevy de poursuivre : "La survivance de ce peuple repose sur de rares, de très rares îlots d’excellence. Leur niveau de perfection est tel, qu’il assure à ce peuple la pérennité pour les millénaires et les millénaires à venir".
Il souhaite au nouveau couple de profiter de la vie, de n’en gaspiller aucun morceau, de la consommer avec agressivité, puis s’en va se noyer dans la foule pour ne plus en resurgir. Et la piste se remplit, la danse reprend, de même que le concert des couverts.
Personne n’a réagi. Sont-ce les paroles d’un aîné dégoûté par la médiocrité humaine, trop souvent déçu par le comportement de ses semblables ? Est-ce la conclusion de vie d’un soldat de l’ombre, conscient du travail ingrat, parce que jamais connu ni reconnu, accompli par sa communauté d’agents secrets ?
J’en doute. Il est une heure du matin, et je suis seul au volant de mon automobile sur la longue route menant à Métula. Je crois qu’Halevy a simplement partagé en quelques phrases la somme de ses connaissances et de son expérience avec un public duquel il s’est senti proche. Le bigre est bien trop futé pour parler sous l’effet du ressentiment.
Les Juifs ne constitueraient donc pas un peuple d’élite mais d’élites, de quelques rares élites ? Les goys se tromperaient en s’imaginant que les Israélites sont tous des surhommes doués d’une intelligence hors du commun ? Et que dire de l’image que les coreligionnaires d’Ephraïm Halevy ont d’eux-mêmes ? Comment vont-ils le prendre ?
Lorsqu’il dit "au-dessous de la moyenne", se réfère-t-il à la moyenne des autres poissons peuplant l’océan ? Ou d’une moyenne en valeur absolue, une sorte de norme qu’il se serait auto-fixée, en relation avec ce qu’il attend du comportement des hommes ?
Je crois que la réponse se situe dans ses livres, que c’est la seconde hypothèse qui est la bonne, parce qu’il se moque éperdument de comparer le niveau de son peuple à celui des Américains, des Français ou des Allemands. Tout ce qui lui importe est qu’il ait le niveau nécessaire pour perdurer dans l’environnement hostile dans lequel il évolue.
Ce que j’en pense ? Et vous ? Pour quelle raison me posez-vous la question ? Je suis un interprète, un décrypteur, un analyste, non un compositeur. Des gens tel Halevy, et feu mes amis Benny Peled, l’ex-commandant de l’Armée de l’air, le capitaine de vaisseau Hananya Peretz, et le 1er ministre Itzhak Rabin, sont des artistes, des Dvorak, des Max Bruch, des Verdi.
Une fois le premier choc passé, je me suis dit que la remarque n’était dans le fond pas forcément totalement négative. Les Israélites ne sont pas les Allemands, leurs communautés ne fonctionnent pas de manière identique, et alors ? Les Allemands, ce sont les Alle Männer, les "tous les hommes", ce qui n’est assurément pas notre cas. Ils se situent pour la plupart "au-dessus de la moyenne", mais leurs îlots d’excellence sont peut-être encore plus rares que les nôtres. Et peut-on réellement être au-dessus de la moyenne et élire démocratiquement un Adolf Hitler à la chancellerie du Reich ? Vous parlez d’un océan !
Ce sont les chrétiens, tout d’abord, qui ont décrété que l’Eglise devait pouvoir accueillir tous les fidèles ; chez les Bneï Israël, le peuple n’était pas admis dans le Temple, c’étaient les Cohanim (les Cohen) qui priaient pour lui.
Impossible aussi de croire qu’Ephraïm Halevy n’ait pas connaissance de la tradition des Lamed Vav Tzadikim, les 36 sages sur lesquels repose la survie du monde. L’ancien chef du Mossad est issu d’une famille orthodoxe, il a suivi un cursus scolaire religieux, et cette légende appartient au Talmud (Traité du Sanhédrin, 97b et Traité de Sukkah, 45b), là où le texte précise que 36 justes – des îlots d’excellence ? – reflètent sur Terre l’Existence Métaphysique, la Chekhina, soit l(es) endroit(s) où elle réside.
Il est dit, dans les écrits traitant des Lamed Vav, notamment des commentaires mystiques, que le reste du monde peut n’être peuplé que d’ignares sans foi ni valeurs, il suffit que ces 36 îlots existent en tout temps afin que le monde continue d’exister.
Et l’excellence des rares fils d’Israël qui, selon Halevy, se trouvent en dessus de la moyenne est si parfaite, qu’ils suffisent à assurer la survie des idiots. N’est-ce pas, quelque part, l’expression d’une prophétie encourageante ? Je dis cela, parce qu’il me semble aussi que les médiocres sont de plus en plus nombreux et envahissants, que ce soit dans notre nation ou dans les autres. Il n’est que de constater le niveau lamentable de la quasi-totalité des media, et celui des responsables politiques des Etats démocratiques, y compris, assurément, Israël, pour s’en convaincre.
On peut se boucher les oreilles et éviter de regarder, insulter Ephraïm Halevy, tout comme certains ont invectivé les cinq anciens chefs vivants du contre-espionnage israéliens, sortis de leur réserve, dans le film Gatekeepers (les gardiens des portes) de Dror Moreh, pour communiquer leurs doutes.
Il est vrai que la remarque d’Avraham Shalom – chef du Shin Bet de 80 à 86 – comparant dans le film l’occupation de la Cisjordanie au traitement des Polonais par les Nazis durant la Seconde Guerre Mondiale, avec son bilan de deux millions de civils polonais tués, est particulièrement émétique (qui porte vomir).
Clair, également, que Dror Moreh a totalement omis de faire parler les ex-barbouzes de la part de culpabilité des Palestiniens dans la situation qui prévaut. Et que cela participe de la manipulation.
La critique d’Halevy est autrement plus profonde et sans recours possible : à l’en croire, nous sommes des cons. Pensez ce que vous voulez, mais ne confondez pas tout. Vous ne parlez pas des ennemis d’Israël, mais des plus braves de ses héros ; ces gens sont Israël, ceux que l’on nomme ici Mélekh ha-haretz, les rois du pays.
Avant de vous venger d’eux, acquérez préalablement la moitié de leur savoir et de leur connaissance des hommes en général, de ceux de cette nation et de celles avoisinantes. Ayez accès au dixième des secrets qui ont guidé leurs pas. Risquez le cinquième de ce qu’ils ont risqué pour qu’Israël vive. Pensez aux autres Johns Waynes qui y ont laissé leur peau et dont personne ne connaîtra jamais le nom. Lorsque vous aurez fait ces choses, exprimez-vous librement.