Charles de Foucault et les Juifs du Maroc.
Le 11 décembre 1916, Charles de Foucauld était assassiné à Tamanrasset. A l'occasion de cet anniversaire, de nombreux articles ont été publiés dans la presse française sur le destin hors-série et la vocation de l'explorateur du Maroc, de Termite du Hoggar, après une jeunesse tumultueuse d'officier épicurien de la « belle époque ».
On sait que sa rencontre avec l'Islam joua le rôle d'un révélateur et fut à l’ origine de sa conversion. Dans ce tournant de son existence, son contact assez intime avec le judaïsme marocain fut moins heureux. Etait-il encore à l'époque trop imbu de préjugés de sa caste, ou bien, selon un mécanisme psychologique assez fréquent, fut-il amené a haïr ses bienfaiteurs, et à leur en vouloir d'avoir du leur emprunter le masque sous lequel il se camouflait ? Nous posons la question à ses futurs biographes.
Quoi qu'il en soit, nous versons au dossier un chapitre extrait d'un ouvrage inédit sur l'histoire des Juifs du Maroc, écrit, peu avant sa mort récente par le regrette Isaac D. Abbou, ancien président de la communauté israélite de Casablanca, l'un des plus distingues dirigeants et des meilleurs connaisseurs du judaïsme marocain, auteur également de « Musulmans andalous et judéo-espagnols ».
La vérité est toujours bonne à dire, et les réserves que l'on peut faire sur sa relation de son exploration marocaine n'entachent pas le respect que nous portons à la noble figure du R.P. de Foucauld, et particulièrement à sa grande aventure spirituelle.
Emile TOUATI.
Le 11 Juillet 1883, un vendredi soir, arrivant de Tanger, un homme vêtu du caftan traditionnel des rabbins. Il était accompagné d'un autre rabbin. Le premier, plus jeune que son compagnon, était le vicomte Charles de Foucauld devenu plus tard, le révérend père de Foucauld, et le second était un authentique rabbin du nom de Mardochee Abisror (1), né vers1825, dans un village au sud de Marrakech, engagé par le vicomte pour lui servir de guide et de compagnon de route.
Munis d'une chaleureuse lettre de recommandation de M. Benchimol de Tanger, les deux hommes furent reçus par M. Samuel Bensimhon de Fez, qui leur accorda l'hospitalité. La personnalité de Charles de Foucauld ne fut révélée a son hôte que sous le sceau du secret, parce que la haine du Chrétien a l'époque aurait pu faire courir de grands risques à l'illustre voyageur. Pour la réalisation de ses plans, Charles de Foucauld, sur les conseils de Mardochée Abisror, avait revêtu cette tenue, qui le mettait en quelque sorte à l’ abri, puisqu'au Maroc on hébergeait fréquemment des personnalités de ce genre qui venaient collecter en faveur des Juifs de Palestine. Le rôle d'Abisror était précisément de le protéger, et de lui éviter certains contacts embarrassants en répondant pour lui, et en le guidant à travers les villes et les mellahs. Ce concours fut d'autant plus précieux pour le vicomte, que grâce au respect accordé aux émissaires de la « Terre Sainte », il reçut un accueil bienveillant de la part des familles juives qui le reçurent chez elles, ignorant tout du but de son voyage : l'exploration du pays. En troquant sa tunique d'officier contre le caftan du rabbin, Charles de Foucauld changea également de nom, et s'appela Joseph Achkenazi ; en même temps, pour mieux consacrer sa fausse personnalité il portait des papillotes, à l'exemple des rabbins orthodoxes.
Le lendemain de son arrivée à Fez, un samedi, « Joseph Achkenazi», accompagné de M. Bensimhon, alla a la synagogue, et assista a l'office traditionnel. Les fidèles ne cessaient d'observer curieusement ce visiteur étrange, qui se limitait a s'asseoir et à se lever, sans desserrer les dents, et sans faire la moindre invocation. Appelé à la lecture de la Thora, comme c'est l'usage pour les étrangers qu'on veut honorer, il refusa en faisant comprendre qu'il préférait ne pas bouger.
Charles de Foucauld séjourna chez les Bensimhon à Fez, du 11 juillet au 23 aout 1883. Sa chambre avait accès sur la terrasse sur laquelle il passait, dit-on, des nuits à étudier les astres et à prendre des notes. Des papiers griffonnés au crayon qu'il aurait oubliés ou abandonnés, sont encore pieusement conservés par la famille Bensimhon.
L'explorateur était convaincu que les Juifs de Fez n'avaient pas reconnu en lui un chrétien. Cette affirmation, qui transparait à travers ses écrits, est pour le moins difficile à admettre. de Foucauld fut l'hôte des Bensimhon à l'époque où le grand rabbin de cette ville était Abner Hassarfati. Celui-ci le reçut chez lui, et lui laissa croire qu'il le prenait pour un rabbin de Jérusalem, pour ne pas contrarier son désir de garder l’incognito. Aux yeux des Arabes, de Foucauld pouvait passer à la rigueur pour un rabbin, mais avec les Juifs, il ne pouvait en être de même, car il suffisait d'un repas pris en commun pour découvrir sa qualité de non-Juif. Un détail essentiel à souligner est que pas un Juif n'eut l'idée de le dénoncer.
Au cours du voyage d'exploration qu'il fit au Maroc, Foucauld, toujours déguisé en rabbin, fut partout l'hôte de familles juives. A Tétouan il fut hébergé chez Jacob Danan, à Taza chez Ben Douma, a Sefrou chez David Aoulil, à Boujad chez Mouchi Alloun, à Kasba-Tadla chez lsajjar Simoni, à Debdou chez les Murciano, et à Beni Mellal chez David Sebbagh.
A Aouizert, où il arriva le 26 septembre 1883, en compagnie du rabbin Mardochée, il fut logé dans une synagogue appartenant à Meir Malka. Après son départ, les Arabes, pris de soupçons, attaquèrent et pillèrent le mellah, détruisant d'abord la synagogue qui lui avait servi d'abri. Sur l'emplacement de celle-ci, quarante ans plus tard, une stèle fut érigée par les autorités françaises, rappelant le passage de l'illustre voyageur.
Le 15 novembre, de Foucauld arriva à Agadir, et le 28 Janvier de l'année suivante, il atteignit Mogador, ou, à bout de ressources, il dut révéler son identité au consul de France qui fut le premier surpris à la vue de ce rabbin qui s'obstinait à lui demander un entretien. Le consul aurait même manifeste de l'effroi, lorsqu'il vit ce rabbin s'approcher de lui pour lui parler à Toreille. Quelques instants plus tard, on les vit sortir tous deux, et s'enfermer dans une pièce retirée ou ils purent s'entretenir loin de toute oreille indiscrète.
Poursuivant sa randonnée, de Foucauld arrivait à Tiznit le 31 mars, et le 28 avril, il faisait route sur Ksar Es-Souk. Le 12 mai, il arrivait à Debdou ou il fut l'hôte de la famille Murciano. Dans cette localité, les Juifs vécurent des jours d'angoisse lorsque les Arabes les soupçonnèrent d'avoir hébergé un chrétien. Dans l'espoir d'apaiser leur colère, ils leur remirent une forte somme d'argent ; le paiement de cette rançon ne suffit pas, et le mellah de Debdou fut pillé dans la même semaine.
Le 18 mai, de Foucauld, toujours vêtu de son caftan de rabbin, et accompagné de son inséparable Mardochée, atteignit El Ayoun, traverse Oujda, et parvint a Marnia, en terre française.
Le rabbin « Joseph Achkenazi» disparut alors avec son caftan et ses papillotes, faisant place au brillant officier. Le soir même, il était fêté au cercle des officiers par ses camarades de l'armée.
C'est à la suite de ce voyage, qui ne dura pas moins de onze mois, que de Foucauld entra dans les ordres, et qu'il alla vivre en ascète à Tamanrasset, ou les Arabes le surnommèrent « le marabout chrétien ». C'est dans ces mêmes lieux qu'il fut assassiné le 1er décembre 1916 (2).
Dans son ouvrage « Exploration du Maroc », de Foucauld présente son guide Abisror comme un homme intelligent, rusé, beau parleur, et inspirant de la considération. Il précise d'ailleurs qu'il lui fut dévoue, veillant toujours sur sa personne, et le mettant à l'abri de toute indiscrétion. Quant aux Juifs marocains, qui avaient tant fait pour le protéger, il les traita avec mépris, et les chargea de toutes les tares, les qualifiant d'ivrognes, de menteurs, de voleurs, de paresseux, de rancuniers, d'imposteurs et autres qualificatifs de ce genre. Dans son ouvrage, il passe complètement sous silence tout ce que ceux-ci firent pour lui, et ne fait aucune allusion aux risques qu'ils coururent pour éviter que son identité ne fut révélée. II omet sciemment de dire qu'en maintes circonstances, ils payèrent de leurs propres deniers le silence de ceux à qui il était suspect.
Etablissant un parallèle entre les Juifs de « Bled Es-Siba » (régions non soumises à l'autorité du Maghzen), et ceux des régions soumises, de Foucauld tient à préciser que les premiers sont aussi méprisables que les seconds, et conclut qu'il ne dit qu'en partie ce qu'il pense des Juifs, car ajoute-t-il : « si je parlais d'eux avec sympathie, je ne serais pas sincère ».
De Foucauld a-t-il fait ces réflexions au temps ou les Juifs le comblaient d'attentions, en l'hébergeant de la façon la plus désintéressée ? Au moment ou l'entourant de soins, ils prenaient de gros risques pour leur hôte, sans le connaitre, et sans chercher à savoir ce qu'il était venu faire dans leur région ? C'est à peine, si dans ses écrits, il trouve quelques paroles aimables pour la famille Bensimhon de Fez, qui, selon lui, n'avait pas son égale au Maroc. Il lui arriva cependant, dans les dernières années de sa vie, en avril 1912, d'adresser à la famille Murciano de Debdou, une lettre où il lui exprime sa sympathie et sa gratitude pour l'avoir préservé de la misère et du danger en différentes circonstances (3).
Dans son ouvrage « Les Juifs de Debdou », l'historien Nahum Schlousch (4) souligne que de Foucauld avait du finalement changer d'avis sur les Juifs du Maroc. Dans ses derniers rapports, selon M. Schlousch, il admet, en effet, qu'à différentes reprises, ce sont les Juifs qui l'ont secouru, et qui l'ont nourri, hypothèse qui est confirmée par cette lettre envoyée aux Murciano en 1912, une trentaine d'années après sa visite dans cette localité.
I. D. ABBOU.
Journal "Information Juive" Février 1967