Pardonnez-nous notre silence
PAR YVES FAUCOUP
Ils sont venus vous chercher à l'aube blafarde des journées honteuses ou un soir d'hiver, à l'abri des regards. Vous étiez dans la force de l'âge. Vous étiez vieillards ou enfants, valides, impotents, ouvriers ou marchands. Les uns croyaient au Dieu d'Israël, les autres n'y croyaient guère. Français de souche ou récemment émigrés de Pologne, de Hongrie ou d'ailleurs. Anciens combattants de la grande guerre ou rescapés des pogroms de Varsovie, de Bucarest, des nuits de Cristal de Berlin.
Vous aimiez la France, terre d'asile. Vous avez cru en elle contre toute espérance. Elle vous a livré à la bête plus qu'immonde qui, au début, n'en demandait pas tant. Vous avez porté l'étoile jaune comme une cible permettant d'ajuster le tir. Vous avez connu Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, des camps bien de chez nous. Et les convois de la mort étouffaient les cris d'horreur. Les wagons plombaient les premières révoltes.
Auschwitz, Treblinka, Sobibor... Litanie funèbre. Les uns ne savaient rien et imaginaient cette déportation comme un regroupement vers des terres glacées, selon la volonté du tyran. Les autres, la plupart, avaient compris. Ils avaient tout fait pour cacher leurs enfants. Ils avaient écrit des lettres, à mots couverts, d'adieu.
Gare de triage signifiait mort ou survie, assassinat ou mort lente. Sur Birkenau plane aujourd'hui le souvenir de ces grappes humaines, sorties des trains à bestiaux, objet du mépris suprême. Les chaussures d'enfants entassées par milliers derrière des vitrines de musée nous arrachent des larmes bien dérisoires devant un drame qui a fait ici basculer l'Histoire.
Au Panthéon des peuples exterminés, le comptage des morts est obscène. Noirs d'Afrique, Indiens d'Amérique, Arméniens d'Arménie, vous avez payé cher, très cher, d'avoir une patrie et de prétendre y vivre. Juifs de nulle part, sans terre et sans cesse chassés, accusés de tous les péchés du monde, d'empoisonner les fontaines lorsque les épidémies de peste sévissaient, votre extermination a été planifiée, froidement organisée. Vos bourreaux ne cherchaient pas à annexer un territoire que vous auriez défendu becs et ongles. Ils vous anéantissaient parce que vous étiez Juifs... ou Tsiganes. Pour une religion, un nom, une race éventuellement. Le péché originel ne date pas du jardin de l'Eden. Mais de cet enfer-là.
A l'échelle de l'Histoire, [soixante-dix ans] n'est qu'un instant. 1944 c'était hier. Et l'odeur des gaz est à peine dissipée. Vos fils et vos filles traînent votre disparition comme une douleur inexpiable. Pour la plupart, ils n'ont pu vous dire au revoir. Ils vous ont attendu des années durant et encore aujourd'hui on leur a volé leur deuil. Confusément, les uns vous reprochent de n'avoir pas résisté ; ou savent que vous les avez sauvés en vous sacrifiant. Certains vivent comme un scandale d'avoir survécu. De quel droit ! D'autres ne peuvent supporter de vivre au-delà de l'âge où leur mère ou leur père est mort.
Les victimes à genoux. C'est dans l'ordre des choses. Malgré Yisrolik, l'enfant du ghetto, orphelin, qui chantait en yiddish : " je reste là tout seul comme le vent sur la plaine, et pourtant je sais encore siffler et chanter".
Mais nous, témoins. Nous, Occident civilisé. Qu'avons-nous fait ? Nos chefs savaient et assez tôt que les chambres à gaz détruisaient des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants chaque jour. Ils n'ont rien fait, ils n'ont rien dit. Le seul objectif : gagner la guerre, les Juifs seraient sauvés de surcroît. Pour protester contre cette indifférence des Alliés, Zygielbojm, juif polonais témoignant à Londres de l'horreur des camps de la mort, s'est suicidé en mai 1943.
Une Eglise catholique restée honteusement silencieuse sur le calvaire de ceux qui, malgré tout, n'avaient-il pas cloué en croix le fils de Dieu ?
Et nous la plèbe, nous ne savions rien. Jamais nous n'aurions pu imaginer un tel massacre. Nous avions déjà tant de mal à supporter la guerre, les privations, la disparition d'êtres chers. Quant on vous a déclarés indignes de la France, nous n'avons pas compris. Quand on vous a épinglé une étoile de David sur la poitrine, nous n'avons pas compris. Quant on vous a entassés dans des trains pour peupler des colonies de l'Est, nous n'avons pas cru... Les plus courageux d'entre nous ont porté l'étoile par solidarité, vous ont cachés, vous ont aidés à franchir la ligne de démarcation, vous ont prévenus de l'arrestation, à condition que vous soyez en mesure de fuir. Sinon... Les plus courageux, c'est à dire les moins nombreux. Combien seraient-ils aujourd'hui ?
[Texte écrit et publié en mai-juin 1985 dans la revue franc-comtoise L'Estocade : je n'ai strictement rien modifié, pas même le titre (j'ai seulement remplacé quarante ans par soixante-dix ans). Ce texte s'inscrivait dans un dossier sur la déportation comportant le témoignage d'un couple qui avait pu échapper à une rafle, témoignage que j'avais recueilli et sur lequel je reviendrai dans un prochain billet. J'avais visité Auschwitz-Birkenau deux ans plus tôt]
http://blogs.mediapart.fr/blog/yves-faucoup/270115/pardonnez-nous-notre-...
Photos Yves Faucoup