Maroc, terre juive
Pour les jeunes générations de Marocains, l’image du juif est réduite à celle du soldat israélien arrogant, injuste et brutal. Et pourtant, pendant des siècles les choses étaient différentes. Pour le Marocain de confession musulmane, le juif n’était pas un étranger, une image caricaturale ou fantasmée. Il était le voisin, l’ami, le médecin, l’orfèvre, le commerçant du sultan, l’habitant du mellah mitoyen. Le juif marocain avait un visage et une présence physique. C’est sur cette présence millénaire que Zamane revient dans ce dossier pour évoquer les différentes facettes du judaïsme marocain et sa place dans la culture nationale, avec ses épisodes sombres et ses moments de gloire.
La scène se passe au Musée du judaïsme marocain à Casablanca. Deux touristes originaires d’un pays du Golfe se retrouvent, presque par hasard, devant la villa blanche qui abrite cette institution. L’un des deux touristes traverse alors la porte du musée et se dirige vers la salle d’exposition, quand il en aperçoit le nom en arabe et en hébreu. Troublé, il tourne les talons, presse le pas et incite son compagnon à ne pas entrer, lui expliquant sommairement qu’il s’agit d’œuvres de yahoud (juifs). Cette anecdote, racontée par la conservatrice, en dit long sur l’histoire particulière du Maroc, dans sa relation avec sa composante juive. Dans un monde arabe et musulman, marqué par le conflit israélo-palestinien et un antijudaïsme absurde, qui se nourrit de textes religieux, interprétés d’une manière abusive et anachronique, le Maroc fait figure d’exception. La Constitution du pays reconnaît l’apport hébraïque à l’identité marocaine. Une communauté juive, réduite certes, continue à vivre au Maroc et la mémoire nationale célèbre encore le souvenir de grands personnages juifs comme Maïmonide, Abraham Serfaty ou Edmond Amran El Maleh. Toutefois, cette particularité ne doit pas pousser à une lecture idéaliste de l’Histoire ou à une vision lacrymale, qui déplore un âge d’or n’ayant jamais existé. La présence juive au Maroc a connu des hauts et des bas, des moments de forte tension, de persécution, de statut dégradant et humiliant, mais aussi des phases de coexistence pacifique, de convivialité et de liens cordiaux entre musulmans et juifs.
Comme le remarque l’historien Haïm Zafrani « les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu’à maintenant ». Les récits sur les premières traces du judaïsme au Maroc appartiennent au domaine des légendes et des mythes. On y évoque alors l’armée du roi David, poursuivant les Philistins jusqu’aux terres du Maghreb, où des frontières ont été posées par les hommes du roi-prophète. Mais ces récits mythiques ne sont appuyés par aucune preuve historique ou archéologique. Les certitudes commencent plutôt avec l’époque romaine, qui recèle de nombreux documents et témoignages sur la présence juive au Maroc. C’est ainsi que l’on sait, grâce à des objets découverts dans les ruines, qu’une communauté juive vivait dans la ville romaine de Volubilis jusqu’à l’arrivée des troupes arabes. Les chroniqueurs et historiens arabes évoquent des tribus berbères juives qui auraient combattu les armées envoyées par les califes d’Orient, pour diffuser l’Islam au Maghreb. La fameuse Kahina, chef d’une confédération de tribus berbères, est présentée comme juive par certaines sources historiques. Toutefois, et ce malgré les conversions massives à l’Islam des Berbères, le judaïsme a persisté, notamment dans la ville de Fès, d’où il exercera son rayonnement sur le reste du Maroc et l’Andalousie. Cette présence survivra à l’offensive almohade, qui tentera, par la force, de convertir à un islam sunnite et orthodoxe toute la population vivant sous son empire.
A la fin du XVe siècle, un élément majeur renforcera la culture juive au Maroc et accroîtra la taille de sa communauté : l’inquisition menée par les rois catholiques en Espagne contre tous ceux qui ne partageaient pas leur foi et leurs convictions. Des milliers de juifs et de musulmans andalous trouvent donc refuge au Maroc et fécondent sa civilisation avec leur culture, leur savoir-faire commercial et intellectuel. Les nouveaux émigrés ont ainsi apporté leur langue, musique, habitudes culinaires et leur savoir architectural pour l’insérer dans ce nouveau foyer avec lequel ils entretenaient déjà d’anciens rapports. Certains se convertiront à l’Islam et donneront naissance à des familles prestigieuses d’oulémas, de commerçants de juges et de hauts commis du Makhzen.
Inégalité contre protection
Loin de la folie de l’Occident chrétien, où l’on vouait une haine viscérale aux juifs, considérés comme peuple déicide, aux mains entachées du sang du Christ, la société marocaine a offert au judaïsme un refuge où il pouvait s’épanouir à l’abri des pogromes et de l’inquisition. Mais cette situation s’effectuait au sein d’un statut particulier, celui de la Dhimma où les juifs, gens du Livre et fidèles d’une religion monothéiste, bénéficiaient d’une protection conditionnée et soumise à des obligations. Ce statut, qui variait selon les interprétations et la nature du pouvoir en place, installait les juifs dans une condition d’infériorité par rapport aux musulmans, mais leur fournissait une protection juridique, imposable à tous. Les fondements de l’Etat et de l’organisation sociale étaient de nature religieuse et le critère qui déterminait l’égalité au sein de la société marocaine était celui de l’appartenance à l’Islam. Seuls les musulmans étaient égaux entre eux. Ce lien religieux fondamental a été remplacé au sein des sociétés modernes par celui de la citoyenneté, qui ne permet pas d’ailleurs une égalité absolue entre les individus, puisque les étrangers ont l’interdiction d’accéder aux mêmes droits que les nationaux.
Le statut de dhimmi a permis alors aux juifs de vivre sous l’autorité protectrice des sultans qui ne manquaient pas de rappeler à leurs sujets musulmans cette obligation de respect et de bienveillance. C’est ainsi que le sultan Moulay Hassan écrivait à l’un de ses gouverneurs que « le devoir veut qu’on respecte (les juifs) qu’on les défende et que leur vie avec leurs biens soient inviolables. Au jour du jugement, je plaiderai moi-même contre quiconque aura lésé un protégé ». L’irruption du colonialisme a bouleversé la donne et changé la situation des juifs au Maroc.
Le choc occidental
Dans un appel à la communauté israélite au Maroc, Azouz Cohen incitait ses coreligionnaires à rester soudés et solidaires avec les musulmans contre le Protectorat. Dans ce texte, publié en 1933, ce juif de Fès rappelait l’importance de la langue arabe dans la construction de l’identité marocaine et exhortait les juifs à l’apprendre dans leurs écoles, au lieu du français, instrument de division entre les communautés. Ce rappel illustre les clivages qui existaient au sein de la communauté après l’avènement du Protectorat : succomber aux sirènes de la modernité et de l’égalité promises par les autorités coloniales ou se ranger du côté des musulmans face à cette irruption étrangère.
L’accès d’une catégorie de juifs à l’enseignement moderne et en français leur a permis de bénéficier d’une promotion sociale importante, mais a contribué à leur « européanisation » et distinction par rapport aux musulmans, mais aussi à l’égard d’autres couches défavorisées de la communauté israélite. L’image du juif marocain, urbain, riche, habillé à l’occidental, à qui on s’adresse en français vient probablement de cette séquence historique. La propagande sioniste, active au Maroc pendant les années 1950 et 1960, a profité des bouleversements créés par le colonialisme pour convaincre de nombreux juifs marocains de partir pour Israël. Le climat tendu et surchauffé par le conflit israélo-arabe a fini par vider progressivement le pays de sa communauté juive, qui compose actuellement une importante diaspora en Europe, en Amérique du Nord et en Israël. Mais subsiste encore chez cette diaspora, l’attachement à une tradition et à la culture, proprement marocaines, que l’éloignement et l’exil ne pourraient effacer.
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