Share |

Répondre au commentaire

Gainsbourg métisse "La Marseillaise"

 

 

Comme la quasi-totalité de ses compatriotes (militaires compris), il ne connaissait pas l'ensemble des couplets de l'hymne national. Alors Serge Gainsbourg ouvrit son Grand Larousse encyclopédique et fit cette étonnante découverte : « Au deuxième refrain, il met : «Aux armes, et cætera». Ça le faisait chier de le réécrire, expliquera-t-il. J'ai senti qu'il y avait un titre. » Un titre pour une version neuve du tube international écrit en 1792 par Rouget de Lisle, La Marseillaise.

On peut soupçonner alors une panne d'inspiration chez le chanteur. L'insuccès commercial de ces chefs-d'oeuvre poétiques et oniriques que sont Histoire de Melody Nelson (1971) et L'Homme à tête de chou (1976) l'a découragé. Pour se venger, il a bâclé en 1978 une ânerie disco, Sea, Sex and Sun. Celle-ci fait un triomphe au hit-parade, ce qui l'a « déprimé tout l'été ». C'est à n'y rien comprendre.

Heureusement, pour le relancer, Philippe Lerichomme, son directeur artistique de la maison de disques Phonogram, a trouvé une idée musicale originale : le reggae. Gainsbourg s'est déjà essayé au genre jamaïcain avec Marilou Reggae dans L'Homme à tête de chou. « Il aimait le reggae, Bob Marley essentiellement, quand cette musique était encore spécifiquement jamaïcaine, témoigne Philippe Lerichomme. Il y a eu sans doute d'autres expériences reggae auparavant en France, mais Aux armes, et cætera est l'album qui a eu le plus d'impact. »

Chanson érotique ( « Quand Marilou danse reggae/Ouvrir braguette et prodiguer/Salutations distinguées/De petit serpent katangais »), Marilou Reggae était interprétée par des musiciens britanniques. Cette fois-ci, il s'agit de faire le voyage dans l'île caraïbe et de recruter d'authentiques rastafaris afin d'obtenir un son plus « roots ». Philippe Lerichomme s'occupe donc des préparatifs en « travaillant avec l'assistante de Chris Blackwell », le patron du label Island, qui propage alors le reggae sur l'ensemble de la planète.

 

En janvier 1979, Gainsbourg atterrit à Kingston. L'enregistrement de l'album est réglé en quatre jours, avec les musiciens de Peter Tosh et les choristes de Bob Marley. Dès mars, le disque est publié en France. Il deviendra le succès le plus foudroyant de sa carrière, dépassant le million d'exemplaires. Grâce à la puissance rythmique, à la drôlerie fumiste des textes (rédigés en une nuit, la veille de la prise des voix), au détachement nicotiné de cette voix qui refuse de chanter et, sans doute, à la polémique.

Dans Libération (les extraits de presse sont repris de Gainsbourg, par Gilles Verlant, Albin Michel, 2000), l'artiste présente ainsi sa relecture de l'hymne national : « La Marseillaise est la chanson la plus sanglante de toute l'histoire. Aux armes, et cætera, c'est en quelque sorte le tableau de Delacroix où la femme à l'étendard, juchée sur un amas de cadavres rasta, ne serait autre qu'une Jamaïcaine aux seins débordant de soleil et de révolte en entonnant le refrain érotique héroïque. »

Le 6 mai, Gainsbourg se retrouve pour la première fois de sa carrière en première place du hit-parade de RTL après avoir multiplié les passages à la télévision. C'en est trop pour Michel Droit, que l'on a connu moins virulent lorsqu'il interviewait le général de Gaulle.

Dans Le Figaro Magazine, le futur académicien publie un article intégralement consacré à l'outrage. Après une description physique de Gainsbourg qui n'aurait pas dépareillé dans Je suis partout, il disserte sur un thème classique : les juifs, par leurs provocations, peuvent déclencher des réactions antisémites - conclusion : qu'ils se tiennent tranquilles. Compagne du chanteur, Jane Birkin se souvient que « Serge était illustré de profil avec une bière, ce qu'il ne buvait jamais. Pour montrer qu'il était un étranger. »

Gainsbourg répond à Michel Droit dans Le Matin : « Peut-être Droit, journaliste, homme de lettres, de cinq dirons-nous, membre de l'association des chasseurs d'Afrique francophone, cf. Bokassa Ier, officiant à l'ordre national du Mérite, médaillé militaire, croisé de guerre 39-45 et croix de la Légion d'honneur dite étoile des braves, apprécierait-il que je mette à nouveau celle de David que l'on me somma d'arborer en juin 1942 noir sur jaune et ainsi, après avoir été relégué dans mon ghetto par la milice, devrais-je trente-sept ans plus tard y retourner, poussé cette fois par un ancien néo-combattant (...) »

Plus loin, il revient sur Aux armes, et cætera : « Puissent le cérumen et la cataracte de l'après-gaullisme être l'un extrait et la seconde opérée sur cet extrémiste de Droit, alors sera-t-il en mesure et lui permettrai-je de juger de ma Marseillaise, héroïque de par ses pulsations rythmiques et la dynamique de ses harmonies, également révolutionnaire dans son sens initial et «rouget-de-lislienne» par son appel aux armes. » Dans son entourage, Gainsbourg diffuse alors ce calembour : « On n'a pas le con d'être aussi Droit. »

Michel Droit tente de se justifier dans d'autres colonnes, ce qui a pour effet de multiplier les réactions. Dans Le Monde, Albert Levy, secrétaire du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples), écrit : « Selon M. Michel Droit, un juif provoque l'antisémitisme s'il a un comportement qui déplaît à... M. Michel Droit (...) Il y a là une attitude intolérable, qui interdit aux juifs de s'exprimer comme tout un chacun et qui les rend responsables - quels qu'ils soient et quoi qu'ils fassent - des persécutions dont ils sont victimes. »

Loin de faire machine arrière, le journaliste persiste et signe. Dans Les Nouvelles littéraires, il évoque un « salmigondis posé sur une mélodie et des rythmes à la mode venus d'ailleurs » et un « proxénète de la gloire acquise et du sang versé par d'autres ».

Jusqu'ici verbal, l'échange va se doubler de menaces physiques. Gainsbourg profite de son succès pour revenir à la scène en décembre 1979, après quinze ans d'absence. Après plusieurs concerts auPalace de Paris, le lieu branché du moment, il doit chanter à Strasbourg le 4 janvier 1980, accompagné par ses musiciens jamaïcains. Là même où Rouget de Lisle écrivit Le Chant des armées du Rhin.

Quelques jours auparavant, un personnage s'est illustré sur place : le colonel Jacques Romain-Desfossé, président de la section alsacienne de l'UNAP (Union nationale des anciens parachutistes), a demandé au maire d'intervenir pour que l'hymne ne soit pas chanté. « Faute de quoi nous nous verrions dans l'obligation d'intervenir physiquement et moralement et ce avec toutes les forces dont nous disposons. »

L'après-midi du concert, une alerte à la bombe vise l'hôtel où sont logés les rastas. L'établissement est évacué et les musiciens se réfugient dans un bus avant de repartir pour la destination suivante, Bruxelles. « Ces types étaient l'équivalent du Front national aujourd'hui, raconte Jane Birkin. Serge n'a pas voulu prendre de risque pour ses musiciens. Il estimait énormément ses rastas, qui étaient pour lui la voix de la révolution. Il leur a dit : «Vous avez suffisamment de problèmes chez vous. Cela ne vous concerne pas.» »

La suite est héroïque. La mort dans l'âme, Gainsbourg monte sur la scène du Wacken afin d'annoncer l'annulation du concert. « Il ne savait même pas ce qui l'attendait, il ne savait pas que les paras n'occupaient que quelques rangées », se souvient Jane Birkin. Puis, accompagné de son garde du corps, il défie ses adversaires en brandissant le poing. « Je suis un insoumis !, clame-t-il. Qui a redonné à La Marseillaise son sens initial ! Je vous demanderai de la chanter avec moi ! » Il entonne l'air patriotique a cappella, ce qui fait sitôt mettre les militaires au garde-à-vous. Le Journal du dimanche rapporte cette scène inouïe : « gauchistes » et parachutistes chantant d'une seule voix. « Je l'ai vu livide, relate Jane Birkin, face au désarroi des paras. Pour finir, il leur a adressé un bras d'honneur. »

Contents d'avoir obtenu l'annulation du spectacle, les perturbateurs quittent la salle sous les crachats, escortés par des policiers. Ils sont décontenancés. A la sortie, le colonel Romain-Desfossés lancera, admiratif : « Il est malin, ce mec ! » Gainsbourg ne tardera pas à se réconcilier avec la Grande Muette. Comme compagnons de beuverie, les légionnaires rejoindront bientôt les pompiers et les policiers.

Le chanteur avait-il conscience de ses provocations ? « Oui et non, répond Jane Birkin. Bien sûr, il était provocateur et n'y résistait pas, mais il n'était pas irrévérencieux. Il aurait été fier par exemple d'avoir la Légion d'honneur. Et, après Strasbourg, sa blessure s'est transformée en fierté parce qu'il a fait les «unes» des journaux et qu'il est passé en pages société. »

L'épisode n'est pas terminé : en décembre 1981, Serge Gainsbourg participe à une vente aux enchères à Versailles. En fait, c'est plutôt Gainsbarre que l'on voit, assis au premier rang. En lunettes noires, deux doigts levés cernant une clope éternelle, il ravit « pour dix bâtons » le manuscrit original de La Marseillaise.
Bruno Lesprit

Répondre

Le contenu de ce champ sera maintenu privé et ne sera pas affiché publiquement.
CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage (spam).
Image CAPTCHA
Saisir les caractères affichés dans l'image.

Contenu Correspondant