CHANTS ET DANSES CHEZ LES BERBERES
DU SUD-OUEST MAROCAIN (DOMAINE TACHELHIT)
ParMichael Peyron
La danse tient incontestablement une place de choix dans la culture berbère. Phénomène essentiellement rural, il s'agit habituellement d'une manifestation d'un haut niveau esthétique, à la mise en scène aussi symbolique que suggestive, sans doute liée à quelque thème de fécondité issu du fond des âges. Exutoire commode, en tout cas, pour des populations menant une existence rude, elle ne peut laisser l'observateur indifférent. Au mieux, elle le charmera grâce à son “mysticisme immanent” se répercutant “en ondes qui atteignent très profondement la sensibilité” (Mazel, 1971, p. 226).
Depuis le Rif jusqu'à l'Anti-Atlas, les danses berbères se succèdent, aussi nombreuses que variées ; raison pour laquelle il pourrait s'avérer fastidieux d'en établir un inventaire exhaustif. Tout au plus se contentera-t-on d'en citer les plus connues, d'en évoquer les traits caractéristiques, et de les situer dans l'espace marocain.
Deux formes incompatibles: ahwach et ahidous
A l'avant de la scène c'est le tandem ahwach/ahidous qui prédomine, tant par son extension territonale englobant l'ensemble du monde atlasique, que par les connotations cuitureiles et linguistiques qu'il renferme. En effet, l'ahwach s'identifie directement à l'aire tachelhiyt, donc aux populations sédentaires appelées communément “chleuh”, plus exactement Ichelhayn. C'est dire qu'il se pratique dans l'Anti-Atlas, le Haut-Atlas occidental, et le Haut-Atlas central jusqu'à une ligne imaginaire (très perméable, aussi) allant de Demnat à l'Asif Mgun. Fait intéressant, du reste, c'est dans cette zone de contact que l'on assiste, depuis une trentaine d'années, à une poussée inexorable de l'ahwach au détriment de l'ahidous, selon le musicologue Lortat-Jacob (1980, p. 68) qui a effectué un travail fort sérieux dans ce domaine. A telle enseigne, que les Ayt Mgun sont totalement gagnés par le phénomène, lequel s'étendrait également aux Ayt Bou Wlli.
Plus à l'Est, cependant, l'ahidous règne en maître chez les ksouriens transhumants de parler tamazight du Haut-Atlas oriental, dont il constitue la danse de base, ainsi que chez leurs cousins du Moyen-Atlas. Ensemble que le lecteur aura reconnu comme appartenant au groupe dit “beraber” (imazighen). L'ahidous (prononcé parfois haydous) parvient à franchir les limites nord-est du pays amazigh, puisqu'on constare sa présence chez les Ayt Warayn, groupe important dont le parler s'apparente à la znatiya.
Une danse villageoise: l'ahwach
Les deux danses, en vérité, sont assez différentes sur le plan chorégraphique. Dans l'ahwach les tambours, qui sont démunis de timbre, peuvent jouer des rôles spécifiques, voire être de tailles différentes, en particulier dans l'Anti-Atlas (cf. Mazel,1971, p.232 et fig. 16 ; “Danse des femmes à Assa”, Montagne, 1930, p. 5). Quant à l'agencement, variant superficiellement d'une région à l'autre, il peut compter deux (Lortat-Jacob, 1980, p. 69), même trois parties (Chottin, 1948, p. 46). Il comprend parfois un unique rond de femmes (Morin-Barde, 1963, p. 78), parfois deux alignements se faisant face (Jouad / Lortat-Jacob, 1978, p. 74-75), s'infléchissant souvent en demi-cercle, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Séparation des sexes destinée à éviter tout mécontentement de la part d'un mari jaloux (Lortat-Jacob, 1980, p. 66). Pour ce qui est du rythme il est soit à deux, soit à quatre temps.
Les ahwach les plus somptueux semblent avoir été ceux exécutés à Tlwat, fief du Glawi, du temps du Protectorat (Mazel, 1971, p. 230). Les Glawa, on le sait, sont passés maîtres dans cette forme artistique, au point que d'aucuns prétendent que l'ahwach aurait pu avoir pour terroir natal le pays Glawi, supposition que récuse Lortat-Jacob (1980, p. 65). S'il reconnaît une certaine primauté en la matière aux Glawa (Mazel, 1971, p. 230) vante également les qualités des ahwach que l'on peut admirer à la kasbah de Tawrirt, Warzazat. Spectacle d'un genre qui, malgré toute accusation de galvaudage touristique, plus ou moins justifiée, n'en conserve pas moins une réelle valeur folklorique - au sens noble du terme.
Bien qu`aucune description ne soit à même de faire honneur à la gestuelle d'un pareil spectacle, voici ce qu'en dit Chottin (1948, p. 546) : “Danse tout d'abord verticale et sur place, sans d'autres mouvements que dans le sens de la hauteur. Les bras le long du corps, la femme, dans une ondulation serpentine, fléchit légèrement les genoux, projette le bassin en avant, inclinant en même temps la tête sur la poitrine ; ensuite, dans un mouvement inverse, elle opère une extension de tout le corps de bas en haut, qui aboutit au rejet de la tête en arrière; puis le cycle recommence”.
Ces ahwach de Warzazat sont surtout le fait des Ayt Wawzgit, autres spécialistes du genre, groupe occupant un territoire assez vaste sur la retombée sud du Toubkal. Chez eux, nous avons eu le privilège d'assister à un ahwach moins formel un soir d'Aïd el Kbir au clair de lune. Sans parler d'autres manifestations de facture différente, allant du délicieux ahwach impromptu des jeunes filles du pays Seksawa, à un ahwach de circonstance un jour de fête officielle à Imi n-Ifri, près de Demnat, ainsi que de superbes choeurs berbères sur le plateau du Tichka (Berque, 1955, p. 164, pl. XI).
Les tambourinaires d'ahwach méritent une mention spéciale. En début de soirée, un feu ayant été allumé au milieu de la place publique (assarag), ou au centre de la cour de quelque fière kasbah, chaque tambourinaire approche son instrument de la flamme afin d'en tendre convenablement la peau, ceci dans le but d'obtenir une sonorité optimale. Chez Ayt Mgun, il se lèvent alors et jouent debout pendant les premiers mouvements de la danse. Ce n'est qu'une fois l'harmonie rythmique bien installée entre les deux rangées qu'ils s'accroupissent pour ne pas obstruer le champ visuel des danseurs (Lortat-Jacob, 1980, p. 66). Dans d'autres cas toutefois, les tambourinaires représentés comme restant accroupis au centre du cercle en début de danse. (Mazel, 1971, p. 231; Garrigue, 1964, p. 137).
Danses guerrières
Chez un peuple assez enclin à “faire parler la poudre”, quoi de plus naturel que de trouver une cohorte de danses d'inspiration apparemment guerrière. l'adersiy semble caractéristique du genre. Il ne faudrait pas s'attendre, toutefois, à rencontrer des manifestations d'une facture identique aux danses de guerre des Amérindiens, ou autres peuplades dites primitives. Danses évoquant la guerre, certes, comme lors du simulacre de rapt de la fiancée chez les Izayyan (Laoust, 1915/16, p. 71) mais jamais de danse en tant qu'excitation collective propre à décupler l'ardeur des guerriers au combat.
Gellner est tout à fait formel à ce sujet (1969, p. 247-249). Cependant, si selon lui, les Berbères du Haut-Atlas n'ont pas de “danse de guerre”, une affaire de danse a bel et bien déclenché chez eux une petite guerre intra-tribale. Cela se passait chez les @#$%& de Zawit Ahansal vers la fin du XIXè siècle. La naissance d'un garçon dans un foyer combla de joie le père qui organisa une fête mémorable au cours de laquelle hommes et femmes se livrèrent sans retenue à l'ahidous.
Chez les ichelhayn du Haut-Atlas occidental, c'est la danse des taskiwin (Morin-Barde, 1963, p. 76), ahwach exclusivement masculin où les participants évoluent, une corne à poudre en argent sur l'épaule, s'accompagnant au son d'un petit tambour de terre (tarija). Les meilleurs spécialistes de cette discipline viennent du pays Gedmiwa ; on les voit souvent à Amizmiz, ou à Marrakech lors du Festival du Folklore. Certains seraient originaires des Seksawa, selon Mazel (1971, p. 232); mais Berque n'y fait point allusion dans son étude sur cette tribu.
Autres ichelhayn, les Haha, dont le pays avoisine la côte atlantique, se distinguent par une danse des poignards. Plus spectaculaire, la danse du sabre chez les harratin du cours moyen du Dra', à Tinzulîn et à Zagora, où les participants aux mouvements très lestes miment un combat à l'arme blanche. Ils se produisent aussi à la Qela't Mguna sur un tapis de roses, lors de la fête annuelle consacrée à cette fleur, (Bertrand, 1977, p. 58).
Chants dans les parlers tachelhiyt
Les genres que nous allons énumérer sous cette entête relèvent de la poésie chantée, qualifiée d'amarg, vocable renfermant le double sens de “mélancolie l'amour” et de “poésie”, (Lahbab, 1965, p. 94). Ils sont le fait, soit d'un poète individuel, (aneddam/pl. ineddamn), éventuellement une poétesse (taneddamt), comme dans le cas de la célèbre Mririda n-Ayt Attik de la Tassawt (1963) ; soit, à l'occasion de fêtes villageoises, d'une chorale locale formée de membres de l'association des jeunes. Celle-ci compte un ou deux poètes doués, d'un certain prestige, capable de soutenir une joute oratoire avec des concurrents d'un village voisin. Dans le cadre de manifestations plus formelles, enfin, on trouve des troupes de professionnels, sous la coupe d'un meneur de jeu, ou chef, (rrays/pl. rrways, ou rriyas). L'accompagnement musical se fait à l'aide du luth (lutar), d'une vielle spéciale (rbab), et de divers jeux de tambourins et ou de tambours.
C'est dans la production villageoise que l'on relève les formes les plus traditionnelles. L'asallaw (ou tusugant), est un chant de mariage du Souss qui narque le départ de la fiancée vers le domicile de son futur mari. Egalement lors l'un mariage, ou d'une circoncision, l'urar (pl. urarn) comprend des vers exécutés sans accompagnement musical, chantés en homophonie par un double chœur de `emmes mariées ou divorcées. Ceci pour les Ayt Mgoun de la Tassawt, (Lortat-Jacob, 1980, p. 57-58). Chez les Ayt 'Atta dans le Haut-Dades, Lefébure (1977) signale l'usage de ce genre, qu'il traduit par “tenson”, dans le cadre de joutes oratoires entre femmes, ainsi qu'une forme analogue, qualifiée, elle, de tamnatt (pl. timnadin) en vague chez leurs voisins Ayt Yafelman. Dans le Souss, urar désignerait un poème chanté long, assonancé et rimé, (Boukous, 1987, p. 148) ; ou encore, plus prosaiquement, “chansons de femmes”, selon Akouaou (1987), qui met ces .variations lexicales sur le compte d'évolutions de désignations synchroniques recouvrant une seule et même forme. Notion que renforce Lortat-Jacob, (1980, p. 58) : “D'une région à l'autre de l'Atlas, un même signifiant véhicule souvent des signifiés différents, mais de même famille”. Trait pouvant faire croire à des amalgames à l'observateur non-averti.
Ceci est également vrai pour la tagezzumt, genre exclusivement masculin chez les Ayt Mgoun, vers à 18-syllabes selon un schéma mélodique unique (llgha), exécuté plus particulièrement à l'occasion d'un mariage, sans accompagnement musical, par deux rangées d'hommes sur l'espace central du village. Toujours dans le cadre de festivités d'assez longue durée, le Imsaq, vers de 12 syllabes, est chanté dans un registre commun d'abord par les hommes, ensuite par les femmes, le tout sur un tond de tambours (agenza), servant, du reste, de prélude à la danse ahwach.
Sous une première forme, la tazerrart, chant masculin sur registre aigu, s'exécute en solo sur fond de tambours dans des pauses entre les danses de type ahwach. Elle intervient également en tant qu'accompagnement musical lors du déplacement de la fiancée vers sa nouvelle demeure, ce qui, chez les Ayt Mgoun notamment, en fait “une musique à marcher “, (Lortat-Jacob, 1980, p. 61 ). A plus d'un titre, il est vrai, ce chant evoque la tamawayt du Moyen-Atlas. Pour Boukous, en revanche, la tazerrart serait plutôt un chant de femmes, (1987, p. 148).
Variés, présentant une grande fraîcheur au niveau de l'improvisation et de l`interprétation, les chants que produisent ces chorales villageoises du pays chleuh s`inscrivent, pour l'essentiel, dans une thématique où les considérations didactiques s'opposent, en quelque sorte, aux évocations de l'amour, même feutrées, contenues dans la poésie dansée, considérée dès lors comme plus frivole.
A côte de ces formes, que l'on pourrait qualifier de relativement peu élaborées, existe depuis fort longtemps une production plus noble, émanant autrefois exclusivement de bardes villageois prestigieux, mais devenue depuis quelques décennies la spécialité de musiciens professionnels évoluant en milieu citadin, les rrways. C'est un genre recouvrant des sujets assez variés, dit taqsit (également taqsitt < lqasida en arabe dialectal) traduisible par “chanson récit”, ou “cantilène”. Appellation qui cohabite avec une forme atrophiée Iqsitt (Bounfour; 1990, p. 165), ainsi qu'une forme voisine Iqist (“chanson narrative”).
De très belles pièces nous sont parvenues. A Justinard (1925) l'on doit une Iqist évenementielle célèbre, “L'histoire de Yamina Mansour”, ainsi qu'une légende à enseignement, “Cheddad Ibn 'Ad”. Dans le recueil de poèmes chleuhs de Galand-Pernet (1972) figurent des légendes à caractère religieux: “Sidna Yub”, le “Cantilène de Sabi”, ou “La chanson de David”, ainsi que d'autres exprimant des thèmes plus terre-à-terre, tels que “La chanson de l'aimée”, ou “La chanson des ouvriers”. Quant au corpus présenté par Bounfour (1990), fruit du travail effectué jadis par A. Roux, basé sur une collecte chez les Igedmiwnn d'Amzmiz, on y relève des poèmes événementiels, des poèmes à enseignement religieux ou qui censurent les méfaits des hommes (un peu à la manière des timdyazin du Moyen-Atlas), de même qu'une version de l'épopée légendaire de Hammou W-Unamir.
Il existe également un dérivé plus confidentiel de la taqsit ou Iqist chantée. Lorsqu'une mère raconte à ses enfants un récit en prose, certaines cellules narratives, parfois des dialogues, ont conservé leur forme poétique originelle, de sorte que la conteuse les chante. C'est le cas de nombreux dialogues dans une version de l'Anti-Atlas de “Hmad ou-Namir”, ainsi qu'un résumé chanté en 9 vers de longueur inégale qui intervient a la fin du drame des amants malheureux “Fadla et 'Aytouch”, (Ahloullay; 1986, p. 31, 52).
Pour clore ce survol de la chanson d'expression tachelhiyt, on se doit de mentionner une industrie fleurissante : celle de la musique traditionnelle commercialisée, et qui semble avoir atteint son apogée pendant la période 1965-1985. Parmi les principaux protagonistes du genre, Rqiya Damsiria et le rrays Amentagg, sans oublier Fatima Tihihit et le rrays Akhettab, auteurs de mémorables joutes poétiques. Akhettab s'est spécialisé dans des poèmes d'amour d'une cinquantaine de vers eniron, chacun d'eux comptant une voyelle postiche terminale /i/ caractéristique du genre. Exemple type: le poème “La lettre que j'envoie, puisset-elle arriver” (tabrat ayad nsarf righ a(t)-telkmi). Cf. Battou (1987, p. 67-68).
Conclusion
Comme pour les danses du Moyen-Atlas, les danses du pays chleuh occupent une place importante dans le paysage chorégraphique marocain et, par ailleurs, nous avons pu démontrer que les danses principales – ahwach, ahidous ay aralla buya - s'identifiaient aux trois grandes aires linguistiques berbérophones du Maroc : respectivement, celle de la tachelhiyt, la tamazight, et la tarifit.
Pour les chants chleuhs, de façon similaires à ceux du Maroc central, on retire une impression à la fois de diversité et de dynamisme. Si, d'un côté, certains genres classiques semblent être en perte de vitesse, il apparaît clairement que les moyens modernes de diffusion ont prêté un concours inespéré autant qu'inattendu ayant servi à revaloriser, à augmenter le rayonnement de cette production traditionnelle. Sans oublier la prise de conscience à propos de l'héritage berbère de la fin des années 1970.
Ce phénomène déterminant a agi dans deux directions. D'une part, en poussant les locuteurs de la langue vernaculaire à se pencher davantage sur leur passé, à opérer un retour aux sources ; d'autre part, en incitant certains d'entre eux à remodeler les formes poétiques qui s'essoufflaient. Volonté novatrice qui a été diversement appréciée.
Ainsi, voit-on beaucoup de jeunes chez les At Warayn, à la recherche de leur patrimoine musical, s'évertuer à chanter en berbère, alors que dans le Moyen-Atlas, des émules de Rouicha, basés sur Azrou, Khenifra et Tighessalîn, mettent timawayin et timdyazin en musique. En même temps, à la limite ouest du pays “beraber”, chez les Zemmour du Khemisset, un “'Abdelwahed El Haj jawi, ou une Najat 'Attabou peuvent choquer certains puristes par leurs innovations s'adressant à un public plus large, surtout lorsque leurs chants sont en arabe, même si la forme reste berbère. Sans doute le renouveau profond viendra-t-il du Souss, grâce aux efforts de groupes comme Ousman” (cf. Lefébure, 1986), où, par une alliance heureuse entre des formes musicales “accrocheuses” et un Iyrisme qui puise toujours dans le lexique traditionnel, on aboutit à un genre revu au goût du jour et ayant le mérite d'épater aussi bien les jeunes que les anciens.
Cet héritage millénaire, d'aucuns le disent menacé, mais il semble se maintenir contre vents et marées grâce à certaines initiatives heureuses prises en haut-lieu, ainsi qu'en raison de l'acharnement et de la fierté des principaux intéressés, à préserver un acquis culturel d'une grande richesse.
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Michaël PEYRON