Hind Meddeb - L'islamisme n'a plus de lien avec la religion
La fille de l'écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb, décédé en 2014, revient sur l'attentat de Sousse et cite des textes inédits de son père.
PAR HIND MEDDEB, JOURNALISTE ET RÉALISATRICE*
L'information nous arrive : brute, spectaculaire, choquante. On sait aujourd'hui que 38 personnes ont perdu la vie sur une plage de Sousse le vendredi 26 juin. L'attentat le plus sanglant que la Tunisie ait connu à ce jour. À l'énumération de détails macabres succède le discours sécuritaire des politiques. Manuel Valls parle de guerre de civilisation. Le gouvernement tunisien annonce qu'il va sécuriser ses plages et armer sa police touristique. Les attentats se répètent et les réactions sont toujours les mêmes. Les politiques condamnent, s'indignent et promettent plus de sécurité, sans s'attaquer à l'origine du mal, sans esquisser la moindre stratégie à long terme.
À la question : « qui sont les terroristes ? », les « experts » relaient l'enquête policière « inconnu des services de sécurité » ou au contraire : « anciennement fiché » ou encore : « il s'est radicalisé en prison ». Mais qui sont-ils vraiment ? Par qui sont-ils manipulés ? Avons-nous conscience que l'avenir du monde se joue ici, au sein de cette jeune démocratie tunisienne que l'internationale islamiste cherche à faire tomber en la touchant au cœur, en détruisant le tourisme qui est l'une de ses principales sources de revenus ?
La fascination du pire
J'ajouterai qu'en tant que journaliste et réalisatrice je suis de plus en plus choquée par les réflexes médiatiques qui alimentent ce que j'appellerai « la fascination du pire ». Nous vivons au rythme du calendrier médiatique de Daesh. Les images diffusées sur le Net par les djihadistes sont reprises en boucle sur les chaînes d'information en continu. Je reviens du Sunny Side of the Doc à La Rochelle où le projet documentaire d'Alexis Marant Le Studio de la terreur : à l'intérieur de la machine de propagande de Daesh, produit par Capa Presse a été récompensé par le prix du meilleur pitch dans la catégorie « Global Issues ». A-t-on vraiment besoin de relayer à la télévision une propagande qui est déjà tellement présente sur le Net ? Le chercheur Asiem el Difraoui a déjà écrit un livre et réalisé un film diffusé surArte pour décrypter la force de frappe médiatique d'Al-Qaïda. Daesh marche sur les pas d'Al-Qaïda.
Qu'apprendra-t-on de plus dans un énième documentaire qui se laisse prendre au jeu des djihadistes et de l'imaginaire héroïque que ces derniers s'évertuent à construire pour séduire de nouvelles recrues ? De ceux qui luttent en silence contre Aqmi, Boko Haram, Dqesh et consorts, à armes inégales, sans bénéficier de la manne financière des pétrodollars ni du soutien de l'Occident, nous ne savons presque rien. A-t-on déjà vu sur nos écrans ces héros du quotidien qui ne cèdent pas à l'idéologie islamiste et se battent pour la liberté ? Ils sont pourtant partout. Dans le Kef, à Menzel Bouzaiane, à Regueb, à Redeief, à Bamako, à Lagos, à Beyrouth, à Kefranbel, à Kobane... Que nous dit-on des mouvements citoyens qui fleurissent depuis 2011 partout en Afrique, du « Balai citoyen » au Burkina Faso aux esprits « Yen a marre » sénégalais jusqu'au « Lucha » en RDC ? Contrairement aux djihadistes, ces citoyens-là intéressent trop peu nos médias occidentaux qui préfèrent largement mettre en scène de méchants barbus armés jusqu'aux dents. Or, c'est dans la construction d'un imaginaire alternatif à celui que proposent les djihadistes de tous bords que devrait commencer notre engagement pour défendre une société ouverte, prête à accueillir l'altérité : « Je peux changer en échangeant avec l'autre sans me perdre ni me dénaturer », la citation est d'Édouard Glissant et elle résonne aujourd'hui comme une troisième voie pour ne pas avoir à choisir entre un monde islamique en proie à la violence et à la destruction et une Europe du repli identitaire.
Cessons de protéger les tartuffes
Lorsqu'un attentat frappe à Bagdad, Koweit City ou Tunis, nous sommes tous concernés ici à Paris, à Londres, Berlin ou à New York. Mais il ne suffit pas de le dire. Est-on prêt à passer à l'acte ? Est-on prêt à arrêter toutes les concessions faites à ceux qui en amont sont les commanditaires avérés de la théorie de la violence comme arme contre le monde séculier ? Est-on prêt à organiser un bouclier contre l'arsenal financier, idéologique et médiatique qui délibérément conduit à la violence ? Revenons à l'origine du mal : l'idéologie wahhabite dont la société saoudienne est le modèle en acte, une société où il n'y a ni plage ni touristes dénudés et où les femmes doivent sortir couvertes et n'ont pas le droit de conduire. Une société qui ressemble étrangement au califat que rêve d'instaurer Daesh en Syrie, en Irak et au-delà.
Cessons de nous détourner des faits, cessons de protéger les tartuffes. On devrait au contraire mettre au jour les collusions, revoir certaines alliances dont chacun sait qu'elles ne devraient pas être, défendre les libertés, les patrimoines partout où ils sont menacés.
D'autres politiques d'État accentuent cette dérive en assurant le succès d'une opération mondiale des Frères musulmans qu'ils soutiennent à coups de milliards de pétrodollars, particulièrement ceux de Doha. Maintenant, c'est un fait absolument établi.
Les attentats qui ont été perpétrés en Tunisie ces derniers mois ne sont pas des accidents, ils sont la suite logique d'une série d'événements qui auraient dû nous alerter et dont le parti islamiste Ennahda a été complice.
Pendant les trois années où « les islamistes modérés » étaient au pouvoir, les mouvements salafistes ont déployé leurs réseaux, diffusant dans leurs mosquées des messages de haine et des appels au meurtre. Ils n'ont pas tardé à passer à l'acte. En octobre 2011, la chaîne privée Nessma programme Persépolis, le film de Marjane Satrapi. Les salafistes attaquent le siège de la télévision parce qu'ils jugent le film blasphématoire. Un cinéma programme le documentaire Laïcité inchallah de Nadia el Fani, des salafistes le prennent d'assaut pour empêcher la projection. « Le Printemps des arts » expose des œuvres jugées blasphématoires au Palais Abdellia, des salafistes forcent l'entrée du musée et profanent les œuvres. Le recteur de l'Université de la Manouba s'oppose au port du niqab, il est agressé par des étudiants salafistes. En septembre 2012, des salafistes mettent le feu à l'ambassade des États-Unis, ils sont finalement relaxés lors de leur procès, condamnés à une peine avec sursis. En mars 2013, les élèves du lycée des pères blancs à Tunis réalisent un « harlem shake ». Les membres du parti Ennahda condamnent unanimement cette danse qu'ils jugent immorale et impie. Abdellatif Abid, ministre de l'Éducation nationale, ouvre une enquête contre la direction du lycée et promet de poursuivre les organisateurs de ces manifestations dansantes jusque dans la cour de leur établissement. Après avoir attaqué les médias, les artistes, l'université et la jeunesse, les islamistes s'en prennent à leurs adversaires politiques. Les assassinats en février et juillet 2013 de Chokri Belaid et de Mohammed Brahmi, deux leaders charismatiques de la gauche séculière marquent un tournant dans l'histoire de la Tunisie post-révolutionnaire. Derrière toutes ces violences se profile l'ombre d'Ansar el Charia (les partisans de la charia), un groupe djihadiste dont les dirigeants sortent de prison au lendemain de la révolution. La victoire du parti islamiste Ennahda aux premières élections libres du pays en octobre 2011 favorise leur montée en puissance. Le nouveau gouvernement tarde à condamner les violences, faisant preuve d'une bienveillance et d'une indulgence douteuses à l'égard des salafistes. Il faut attendre le 27 août 2013 pour que le gouvernement d'Ennahda reconnaisse officiellement qu'Ansar el Charia est une organisation terroriste. Mais il est déjà trop tard, le mouvement a réussi à s'implanter durablement à travers le pays. Assimilant la révolution au vide et à la table rase, les islamistes d'Ennahda rêvent d'effacer la mutation anthropologique qu'a connue la société tunisienne pour lui substituer son propre ordre. Aussi, pour accomplir un tel dessein, laissent-ils en un premier temps les salafistes prospérer, s'armer, installer le chaos par la violence meurtrière, par la terreur. Et dans un second temps, les voilà qui interviennent contre les islamistes extrémistes en tant qu'« islamistes modérés ». De fossoyeurs, les voilà endosser le rôle de sauveurs de la démocratie. L'usurpation est totale.
Cet oxymore qu'est l'islamisme modéré
Mon père Abdelwahab Meddeb a passé sa vie à nous alerter : il n'y a pas d'un côté un islamisme radical et de l'autre un islamisme modéré. L'un est le bras armé de l'autre. In fine, ils ont le même projet de société. Voici ce qu'il répondait à ses auditeurs de France Culture lors d'une rencontre organisée à Radio France :
« Beaucoup plus grave que les journalistes et les intellectuels, les politiques font entrer dans leur perspective cet oxymore qu'est l'islamisme modéré. Quand je vois en ce moment en Tunisie où se déroule un combat gigantesque et destinal, entre deux camps qui ont deux conceptions de la société totalement inconciliables. Les gens qui représentent l'islamisme sont adoubés par l'Élysée, par la Maison-Blanche en soutien avec l'Arabie Saoudite et le Qatar. Il y a une espèce d'Internationale qui selon ses experts – et nous les connaissons, les experts, et ils sont nombreux et il y a toute une école française d'islamologie dont le maître à penser est François Burgat – nous a vendu depuis vingt ou trente ans cette notion d'islamisme modéré. C'est cette notion qui a été prise en compte par les politiques et cela est extrêmement dangereux parce que dans cet enjeu destinal où il faut choisir son camp, on se rend compte que la France officielle, l'Amérique officielle que l'on croirait plus près du camp des séculiers, se trouvent être les soutiens de cet oxymore que l'on appelle l'islamisme modéré. [...]
Je rêve d'une Tunisie non islamiste et démocratique. Certes, les islamistes sont bel et bien là, ils sont dans le champ, mais leur présence n'implique pas que le pays devienne fatalement islamiste. Sur la scène démocratique, nous les combattons et nous gagnerons par les moyens de la démocratie. Mais ce sont eux qui risquent de mettre en péril la démocratie naissante qu'ils voudraient utiliser comme instrument pour s'emparer du pouvoir, de tout le pouvoir et imposer un ordre qui ne supporte pas la moindre contestation. »
Le rejet de l'islam politique sous toutes ses formes est le seul horizon qui doit advenir pour enfin espérer faire reculer la violence surtout en Tunisie où l'expérience démocratique est fragilisée alors qu'elle est exemplaire. C'est cette exemplarité qu'il faut sauver du péril qui grandit. Si l'on veut avoir dans un futur proche un modèle à proposer à l'espace islamique, si l'on veut donner à espérer à la diaspora des musulmans qui eux aussi cherchent à sortir de l'impasse, il n'y a qu'une seule solution : mettre en place un plan Marshall pour la Tunisie pour vider de leur sens les attaques meurtrières qui ont pour seul but de mettre à terre l'économie tunisienne et d'en finir avec la démocratie.
« L'islamisme n'a plus de lien avec la religion, foi et cultes mêlés. Il est la maladie qui exploite le sujet traumatisé pour le mobiliser vers un destin meurtrier. C'est l'ultime avatar que connaît l'idéologie totalitaire où la référence archaïque s'accorde avec la condition postmoderne. Ainsi le cercle se ferme : le point de la fin se confond avec celui du commencement. Cette forme de roue donne l'illusion au criminel de traverser l'intégralité du temps, de la Création à l'Apocalypse. »
J'invite ceux qui s'interrogent sur les origines du mal à lire ou à relire l'œuvre que nous a laissée mon père Abdelwahab Meddeb qui s'est engagé toute sa vie à faire reculer une double ignorance : l'ignorance des musulmans sur leur propre religion et l'ignorance des Occidentaux face au legs civilisationnel islamique.
*Avec Amina Meddeb
Le Point.fr.
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