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La lessiveuse idéale des frères Elmaleh

 

La lessiveuse idéale des frères Elmaleh

 

FRÉDÉRIC PLOQUIN - MARIANNE

 

Trois frères avaient trouvé la martingale : évacuer le cash des dealers en permettant à des détendeurs français de comptes en Suisse de soustraire au fisc des sommes rondelettes.

A ceux qui doutaient encore, la saga des frères Elmaleh en offre une démonstration imparable : l'argent du crime se fond à merveille dans les circuits de la finance mondiale. A un bout de la chaîne, on trouve des caïds de banlieue devenus les rois du shit en gros ; à l'autre bout, une fratrie introduite dans les meilleurs établissements financiers de Genève. Dans les cités de Mantes-la-Jolie, de jeunes garçons passés maîtres dans l'art d'écouler les stocks de résine en provenance des montagnes marocaines ; côté suisse, une famille partie des faubourgs de Casablanca, la capitale économique du Maroc, pour se frotter aux gestionnaires de fortune de la place helvétique. Cette florissante entreprise a pour épicentre le royaume chérifien, Arabes et juifs main dans la main pour la même cause. 

Au départ, il y a un dossier «classique» comme l'Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (Ocrtis) en traite des dizaines chaque année. Cible : un certain Sofiane Nedjam, 35 ans, franco-algérien. Tombé des dizaines de fois entre les mains de la brigade anticriminalité (BAC). A fond dans le «bizness» de cannabis, qu'il importe par tonnes. Doté d'un revolver 9 mm toujours approvisionné. Installé dans un quartier résidentiel des Yvelines et père de famille. 

Photos, filatures, surveillances, les enquêteurs tournent, au printemps 2012, autour d'une cité de Mantes-la-Jolie, dans la grande banlieue ouest de Paris. Le jeune homme fréquente assidûment une supérette de la ville. Il y entre plus de 30 fois par jour et en ressort en général les mains vides. Fait-il une étude de prix ? Il utilise en fait le téléphone du magasin, dont le patron est un peu son secrétaire. Où l'on découvre qu'il ne s'occupe pas tant du shit que de l'argent récolté. Signe que ces caïds savent organiser la division du travail et compartimenter leurs activités, ce qui limite les dégâts en cas d'intrusion policière. Le suspect est en contact avec de nombreuses personnes, dont trois semblent jouer le rôle de collecteurs. Ils manipulent l'argent par sacs entiers, à tel point que le service antidrogue décide de faire entrer dans la partie les collègues de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), dirigé par Jean-Marc Souvira. L'opération «Virus» est lancée. 

 

 

Système fondé sur la confiance 

Les surveillances se poursuivent jusqu'à l'identification de celui vers lequel semblent converger les collecteurs, tous d'origine maghrébine : un certain Mardoché Elmaleh, 48 ans. La tête de pont d'une énorme «lessiveuse» qui passe par Genève, où sont installés depuis de nombreuses années trois de ses frères, Judah, Meyer et Nessim, spécialistes réputés de l'ingénierie financière. Mardoché Elmaleh n'a jamais eu affaire à la justice, il vit plutôt chichement dans un pavillon qu'il n'a pas fini de payer, et son avocat, Ariel Goldmann, assure qu'il est «embarqué dans une affaire qui le dépasse de très loin», probablement parce qu'il ne pouvait rien refuser à ses frères. Notamment à Meyer, qui le rappelle à l'ordre au téléphone, le 4 avril 2012, comme le constatent les policiers : «Premièrement, les petits billets, tu sais très bien qu'on les prend pas ! Alors pourquoi tu les as pris ? Je t'explique une chose : les billets de 20, plus personne ne les veut ! Je te l'ai dit, ne les prends plus !» Ou lui enjoint quelques jours plus tard de l'appeler depuis une cabine téléphonique, consigne qu'il comprend de travers puisqu'il se rend dans une cabine pour... l'appeler depuis son portable. 

Sofiane Nedjam, le collecteur de la supérette, ne va pas directement au contact de Mardoché. Il transmet les sacs pleins de billets issus de la vente de drogue - entre 100 000 et 500 000 e - à un intermédiaire, qui se rapproche du frère Elmaleh. En deux mois et demi, les policiers comptabilisent 46 remises d'argent, pour un montant de 2,6 millions d'euros. Les rencontres ont lieu dans les beaux quartiers de la capitale. A chaque fois, Nedjam rend compte à un homme localisé au Maroc, un certain Simon Perez, alias «Barca», 47 ans, ami d'enfance de la famille Elmaleh et apparemment en cheville avec les exportateurs de résine. Tout est cloisonné, afin que trafiquants et financiers ne soient jamais vus ensemble. 

En Suisse, les frères Elmaleh font partie du décor genevois. Alors que Simon, le père, courait après les sous pour nourrir ses sept enfants dans un quartier populaire de Casablanca et que Simy, la mère, a toujours travaillé pour permettre aux petits d'avancer dans la vie, leurs fils ont réussi au-delà de toute espérance. Judah, l'aîné, est devenu directeur général adjoint de l'antenne genevoise d'HSBC, l'une des plus grosses banques mondiales, née du côté de Hongkong, au sein de laquelle il est chargé des relations avec les riches familles originaires d'Afrique du Nord, en particulier du Maroc ; il ne sera pas ennuyé dans cette enquête, mais il a frôlé la catastrophe en 2006, à cause de l'un de ses clients en France, Henri Benhamou, passé du textile au transfert de fonds douteux entre France et Maroc. Nessim, 36 ans, travaille depuis 2001 dans le même établissement. Quant à Meyer, 46 ans, il a épousé à la fin des années 80 l'héritière du fondateur d'une importante société de gestion de fonds de Genève, GPF SA, créée en 1977 ; il dirige également deux sociétés anglaises, Yewdale Ltd et Globalised Ltd. Piliers de la communauté juive locale, les trois hommes inspirent respect et admiration. 

Comment l'argent du shit des banlieues françaises s'est-il glissé dans la lessiveuse helvétique ? Les enquêteurs aimeraient poser la question à Simon Perez, mais ce ne sera pas possible pour l'instant : soupçonné d'avoir fait le lien entre les deux mondes, il aurait provisoirement pris ses quartiers en Israël. «Contrairement à ce qui se passait autrefois, les billets ne franchissent plus les frontières», résume un responsable de l'enquête. Si une partie des espèces issues du trafic repart par voitures ou par camions vers le Maroc, pour payer fournisseurs, intermédiaires et policiers corrompus, l'essentiel reste en France. 

Les destinataires des billets ? De riches contribuables, titulaires d'un compte en Suisse et qui ne savent pas comment rapatrier leurs fonds sans alerter le fisc. Florence Lamblin était de ceux-là. L'élue parisienne d'Europe Ecologie-Les Verts disposait, explique son avocat, Jean-Marc Fédida, d'une somme dormante sur un compte genevois, héritage (encombrant) de son arrière-grand-père et impossible à récupérer sans la déclarer. Jusqu'au jour où son compagnon lui a proposé une combine «sûre»... Mise dans la boucle, Florence Lamblin a reçu par mail l'instruction de virer l'intégralité du contenu de son compte suisse sur un autre compte, hébergé par HSBC Genève - où officie Nessim Elmaleh - et contrôlé par GPF SA - où excelle Meyer. Quelques jours plus tard, elle récupérait le cash des mains de Mardoché. 

Le système est fondé sur la confiance. Réseaux familiaux et engagement oral remplacent les écritures, même si certains ne peuvent s'empêcher de prendre, à l'ancienne, quelques notes sur de petits cahiers à spirale. Et il ne serait pas venu à l'idée de Mardoché, le «coursier de luxe» de la famille, de prélever le moindre euro dans les sacs, pas plus à la petite sœur Freha, 42 ans, de toucher à l'argent qui passait par le coffre-fort qu'elle louait dans une agence parisienne du CIC - la police en perquisitionnant le 10 octobre dernier y a découvert 700 000 euros. Entre le 23 mars 2012 et le 24 août 2012, Mardoché livre les sous comme des pizzas, à domicile : 355 000 euros en une fois à Florence Lamblin ; 334 000 euros en quatre fois à Robert Sellam, avocat spécialisé dans les procédures collectives ; 330 000 euros en une fois à André Abergel, un chef d'entreprise de 66 ans ; 230 000 euros en sept fois à Thierry Schimmel-Bauer, gérant d'une société de textile en redressement ; 200 000 euros en deux fois à Marc-Antoine Larran, originaire de Rabat, au Maroc, et vieil ami des Elmaleh ; 150 000 euros en deux fois à Nicolas Judelewicz, une relation de la famille ; 140 000 euros en six fois à Anthony Pacini, marchand de biens ; 100 000 euros en une fois à Maurice Botton, homme d'affaires parisien ; la même somme à Thierry Librati, marchant d'art ; et 81 000 euros à Albert Hanouna, originaire lui aussi du Maroc et loueur de voitures de luxe sur la Côte d'Azur... 

En attendant d'en découvrir d'autres, car l'enquête est toujours en cours. D'une main, le clan Elmaleh évacue le cash des dealers, de l'autre, il permet à des fraudeurs français de soustraire au fisc des sommes rondelettes. Considéré par les enquêteurs comme le «maître d'œuvre» de cette astucieuse machinerie, Meyer Elmaleh, qui gère un réseau d'entités juridiques basées en France, au Royaume-Uni, en Espagne, aux Emirats arabes unis, en Israël et aux Etats-Unis, se charge alors de rétrocéder l'argent aux gros bonnets de la drogue. Au passage, il prélève une commission oscillant entre 3 et 15 %. «A la convergence des intérêts financiers de cette clientèle interlope, expliquent les enquêteurs, il monnaye son expertise financière et son relationnel bancaire.» Les malfaiteurs sont ravis, car la panoplie proposée par la société fiduciaire GPF SA est large : création de trusts dans les centres off-shore, en particulier au Panama, mise à disposition de comptes bancaires à Londres, faux prêts, fausses factures... Elle sait tout faire. Impossible, en fin de circuit, de tracer l'origine des fonds qui atterrissent sur les comptes bancaires des organisateurs du trafic. Au grand dam de l'Office des changes marocain. 

 

«IL VA FINIR PAR FAIRE UNE BÊTISE»

Les frères installés en Suisse savaient-ils qu'ils blanchissaient l'argent de la drogue ? Ils affirment que non, mais les juges demanderont certainement à Meyer pourquoi il se méfiait tant de l'un de ses autres frères, Albert, dont il disait récemment : «Il va finir par faire une bêtise et ça va lui coûter très cher, et ça va coûter à tout le monde très cher parce que c'est le genre de gars qui parle beaucoup.»

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