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Pourquoi le monde arabe n’est-il pas démocratique ?

Pourquoi le monde arabe n’est-il pas démocratique ?

Par Lotfi Saibi

 

Aujourd’hui en Tunisie, et dans tous les autres pays arabes, il n’y a pas de pénurie d’experts en démocratie. En effet, vous trouverez ceux qui se concentrent sur le sens fondamental de la démocratie et les notions qui lui sont liées comme la liberté, la participation et l’égalité des droits de chacun. Vous trouverez aussi ceux qui se focalisent sur les changements institutionnels nécessaires à mettre en place pour devenir une véritable démocratie, comme une justice indépendante, une nouvelle constitution et un parlement fonctionnel. Enfin, il y a ceux qui appellent au changement par la société civile comme l’expression d’une démocratie citoyenne. Ces discussions, saines et nécessaires, nous aident à comprendre les enjeux liés à l’établissement d’une véritable démocratie et à en comprendre les différentes significations. Cependant, elles nous informent peu sur les facteurs qui contribuent à la création, l’épanouissement et le développement de la démocratie. Elles ne peuvent, en tout cas, donner des réponses pour la région toute entière, de par la spécificité des expériences culturelles, religieuses et économiques et la complexité du contexte historique de chaque pays arabe. Je voudrais contribuer ici à expliquer le déficit de démocratie dans les pays arabes et analyser certains mythes et démythifier certaines hypothèses.

De 1990 à 1995, le monde a été témoin de la naissance d’une quarantaine de nouvelles démocraties, ce qui porte le total des pays démocratiques à près de 117, soit 60% du total des pays indépendants. En 2010, ce nombre a atteint les 200, soit près de 88% du total des pays souverains. Chaque région du monde, chaque continent, ou ethnie sont représentés dans ce groupe, sauf les pays arabes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Cette absence est une flagrante anomalie dans le phénomène de globalisation démocratique. Existe-t-il donc une exception arabe dans le domaine de l’expression démocratique et pourquoi les pays arabes ne connaissent-ils toujours pas de véritable démocratie à part le cas spécifique du Liban ?

Le principal dénominateur commun des pays arabes est qu’ils sont majoritairement habités par des arabes musulmans. Leurs habitants partagent donc des valeurs communes et un socle culturel et religieux homogène, celui de la culture arabo-musulmane. Se peut-il alors que cette culture soit la raison du déficit démocratique des pays arabes ? Un autre facteur commun qui prédomine dans les pays arabes est le sous-développement économique. Ainsi, des pays comme l’Egypte, la Jordanie, la Maroc ou le Yémen ne seraient pas démocratiques parce qu’ils ne sont pas économiquement développés ? Peut-être aussi que le fait d’être inondé de pétro-dollars soit aussi la cause de l’absence d’innovation technologique et de leadership économique dans les monarchies du Golfe.

Je vais tenter de démontrer que le déficit de démocratie dans le monde arabe peut s’expliquer tout d’abord et principalement par les politiques et les choix économiques défaillants effectués par ces pays et non par leur culture ou leur religion. Afin de rejoindre le rang des pays démocratiques, les pays arabes n’ont d’autre choix que de travailler sur les modèles économiques qu’ils devront privilégier.

Culture et religion

Lorsque nous comparons les 16 pays arabo-musulmans avec les 29 autres pays musulmans mais non arabes (comme le Bengladesh, le Sénégal, la Turquie, l’Indonésie ou la Malaisie), nous trouvons que le deuxième groupe a pu assurer des droits démocratiques raisonnables à ses populations. Parmi les 16 pays du premier groupe, seul le Liban peut avoir une telle prétention. En outre, concernant les élections politiques, huit pays musulmans, là aussi non arabes, ont conduit des élections libres (mises à part celles menées en Algérie en 1991). Ces constats nous permettent donc d’affirmer, même si ce n’est pas d’une manière scientifique, que la religion musulmane n’est pas la cause du déficit démocratique des pays où elle prédomine. D’autres études, comme celle de l’ONG Freedom House ont, elles aussi, conclu que l’islam et la démocratie ne sont pas mutuellement exclusifs.

Qu’en est-il de la culture ? Dans notre histoire de peuple arabe et musulman, l’idée de communautés organisées autour de gouvernements représentatifs est pratiquement inconnue alors que les pays musulmans non arabes ont, eux, vécu de multiples expériences de groupes politiques organisés et représentatifs de la population. Pouvons-nous alors dire que les arabes se sont habitués à l’autocratie et à l’obéissance passive de leurs gouvernants, comme cela a été le cas en Tunisie durant les 55 dernières années? Pourquoi cette obéissance passive a pu rester aussi forte jusqu’à constituer un obstacle insurmontable à la démocratie dans le monde arabe, contrairement aux autres pays non arabes qui ont pu la dépasser et adopter des principes démocratiques ?

Serait-il possible d’imaginer que les Arabes en général n’accordent pas d’importance aux élections démocratiques comme une forme de gouvernance autonome ? Cette hypothèse ne tient pas si l’on se remémore les élections en Cisjordanie, en Algérie et au Koweit. Près de 80% des citoyens en âge d’élire dans ces pays-là approuvent les principes démocratiques. En outre, selon des études du Baromètre arabe, conduites entre 2005 et 2008, les Arabes ne participeraient à un grand nombre d’élections que s’ils croient que leurs votes seraient pris en compte. En 2008, ils ont ignoré les élections en Egypte. Le même scénario s’est reproduit au Maroc et en Tunisie, lorsque les citoyens ont eu la conviction que les résultats des élections politiques étaient déterminés à l’avance.

Politiques économiques et sociales

Peut-on lier le bien-être d’un pays à sa capacité à s’engager et à réussir un processus démocratique ? Les niveaux du revenu par habitant de 2009 montrent les résultats suivants. Le Koweit est pratiquement aussi riche que la Norvège, le Bahrein est sur le même pied d’égalité que la France, l’Arabie Saoudite avec la Corée du Sud, Oman avec le Portugal et le Liban avec le Costa Rica. Seuls l’Egypte, la Jordanie, le Maroc, la Syrie et le Yemen sont loin derrière mais ne sont pas plus pauvres en termes de revenu par habitant que des pays comme l’Inde ou l’Indonésie, où la démocratie fonctionne malgré un déficit de prospérité générale. Et même lorsque l’on étudie la distribution du revenu par habitant selon les différentes classes sociales ou les régions, l’on observe les mêmes résultats, c’est-à-dire que les indicateurs économiques ne sont pas pires dans les pays arabes pauvres par rapport aux pays non arabes pauvres.

Qu’en est-il du développement humain (éducation et santé) ? Le rang de la plupart des pays arabes est encore plus bas en termes de développement humain qu’il ne l’est au niveau du revenu par habitant. L’Arabie saoudite est rangée 31 places plus bas et l’Algérie 19. En outre, lorsque l’on compare les niveaux de développement humain, on trouve par exemple que ceux des riches Etats du Golfe sont au mieux équivalents à ceux du Portugal et de la Hongrie, alors que l’Arabie saoudite a le même rang que la Bulgarie et le Panama. Si l’on se tourne vers les Etats arabes peu ou pas exportateurs de pétrole, nous pouvons constater par exemple que l’Egypte a le même rang que l’Indonésie et le Maroc le même rang que l’Afrique du Sud. En d’autres termes,  on peut trouver, à tous les niveaux de développement, et en utilisant des critères différents, un grand nombre de démocraties qui sont sur le même plan que des pays arabes non démocratiques avec lesquels, elles partagent les mêmes indicateurs économiques.

Alors, si le problème d’absence démocratique n’est pas lié au niveau du développement économique et social, serait-il imputable au modèle économique privilégié par les pays arabes en question ? Dans la plupart des pays arabes, les plus grands employeurs sont les institutions publiques elles-mêmes. Les gouvernements peuvent supporter un sur-effectif colossal dans leurs bureaucraties publiques en utilisant les recrutements en masse comme un chèque avec lequel ils achètent la paix sociale. La société civile est faible et cooptée par des organismes contrôlés par l’Etat. Quant aux règles de fonctionnement du secteur privé, elles sont faussées. Il n’existe pas un réel entrepreneuriat car la plupart des personnes qui font du « business » le font pour le secteur public, se nourrissent de contrats publics ou représentent des entreprises étrangères. Avec de telles structures, il y a peu d’incitations pour investir et créer des entreprises avec une vraie prise de risque. En effet, pourquoi prendre des risques alors des salaires stables sont disponibles et que l’on peut se garantir des profits sans prendre de risques.

La majorité des emplois reposant sur le gouvernement, la participation des individus en tant que membres de larges communautés partageant des valeurs est découragée. De même, la dynamique de l’innovation, d’une économie indépendante, de la concurrence, de la propriété individuelle ainsi qu’une forte éthique du travail n’existent pas. Pourtant, à une autre époque, le monde occidental est parvenu, lui, à récupérer, améliorer et transmettre le savoir construit par la civilisation arabo-musulmane qui détenait, alors, le leadership dans les sciences, la médecine, l’astronomie et les sciences humaines et sociales. Mais de nos jours, dans les pays arabes, l’esprit entrepreneurial n’est pas encouragé, conduisant à un tissu économique constitué de petites et moyennes entreprises et un fort taux de chômage et de sous-emploi. L’Egypte et la Tunisie offrent d’excellents exemples de pays où il est extrêmement difficile de créer des entreprises. Combinées ensemble, ces forces créent une structure économique qui décourage la création de libertés politiques et économiques, qui conduisent généralement à la pleine adoption des idéaux démocratiques. Pour parler le langage du monde de l’informatique, nous pouvons dire que tous ces concepts sont des applications que le monde arabe n’arrive pas à télécharger sur ses iphones et ses ordinateurs.

Il y a donc un déficit dans la conception et la mise en place des politiques économiques qui expliquerait l’absence de démocratie dans le monde arabe et qui est lié à la manière dont le gouvernement crée des distorsions dans les marchés, les mesures d’incitation, les classes sociales ainsi que dans l’ensemble du fonctionnement de la société.

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