Un Marocain à Tombouctou
«Timbuctu» ou «Tombouctou», Mai 1997. Le petit manuscrit du Cadi Ayad se tordait pour tenir place dans un coin de la cantine de fer que mon interlocuteur débarrassait de ses doigts du sable fin, rouge, qui assaillait les dizaines de manuscrits partageant ce sort avec cette petite œuvre du Cadi, natif et Cadi de Sebta (1083 – 1149/476 – 544 Hégire). Mon interlocuteur, M. Mohamed Gallah Dicko, Directeur du CEDRAB (Centre de documentation et de recherche Ahmed Baba) me prenait à témoin devant ce trésor, devant ces trésors de son centre : plus de 15 000 manuscrits à l’époque (bien plus que de 20 000 en 2012). Il soulignait la valeur universelle de ce fonds, bien évidente pour nombre d’organisations internationales, dont celle qui m’envoya ici1… Mais il soulignait aussi, et surtout, aux yeux du marocain que je suis, cette inestimable part de l’histoire et de la mémoire de mon pays depuis plus de cinq siècles au moins. M. Gallah Dicko arrêta poliment ma consultation, fort prudente, du petit opuscule du Cadi Ayad, pour m’inviter à feuilleter, avec autant de délicatesse, ces deux carnets de voyage et d’affaires dans lesquels un marchand marocain, juif de confession, consigne ses ventes, ses achats et même des remarques sur sa clientèle, lors de ses déplacements entre Marrakech et Tombouctou, au cours des années du milieu du 17ème siècle!.. A peine, pouviez-vous reconnaître ou deviner certains des mots perdus avec les contes et légendes de notre enfance : « Mitqal », « Ouguiya », « Rtal », « Louise », « Mouzouna », « R’baâ Waq »… Difficile de déchiffrer certains passages de ce « livre des comptes » ou « livre comptable », qui sont annotés sur les marges, parfois en langue hébraïque. Comme il est risqué de trop le manipuler, l’objet peut se désintégrer entre vos doigts : les années et le sable ont été impitoyables avec ces grands pans de la mémoire de l’humanité depuis quatre siècles. Pitié! Pitié! répétait le Directeur du CEDRAB, en me montrant les traces de balles qui lézardent les murs internes et externes de son centre Ahmed Baba (fondé en 1973, du nom du savant rebelle exilé par le Sultan du Maroc à Marrakech en 1591)… Blessures horribles et terrifiantes, même comme simples et froides cavités, que Tombouctou garde comme scarifications dans sa chair depuis le « conflit Touarègue », déclenché en 1990 au Niger, avant de s’étendre le mois suivant au Mali, soit six mois après l’expulsion par l’Algérie de son territoire de près de 25 000 réfugiés Touarègues, chassés de leurs contrées du sud par les conflits intercommunautaires, par les disettes des années 70 et 80, par des politiques agressives et contradictoires de Niamey, de Bamako…
La « flamme de la paix de Tombouctou »
« Avec mes employés, on s’est réfugié, la nuit, sur la terrasse du centre, prêts à réagir, en priant de toutes nos forces pour que les balles ne déclenchent pas d’incendie… Imaginez, ces manuscrits qui ont résisté, des siècles durant, aux hommes, à leurs guerres, aux éléments destructeurs de la nature, partir en fumée à cause d’une balle perdue..! », me lâche, en soupirant, M.Gallah Dicko. Dans ses yeux, il ne semblait pas tout à fait rassuré, des années après des « nuits bleues », que ce risque d’autodafé est définitivement derrière lui. Comme il ne paraissait pas confiant en l’atmosphère de paix dans laquelle semble baigner, en ce mois de Mai 1997, cette ville de 333 saints, quand il me fit visiter, à la sortie de la ville, le monument de « La flamme de la paix de Tombouctou »…Monument mythique, simple plate-forme en béton, à l’époque, érigée pour consacrer la journée du 27 Mars 1996 quand le premier président élu du Mali, Alpha Oumar Konaré, accompagné du président Ghanéen, J. Rawlings et de dignitaires du système onusien, procéda à mettre le feu à un amas de 300 armes légères pour symboliser, déclarait-il alors, « la volonté de tous les maliens de vivre ensemble en paix ».
Accouchée douloureusement suite à la révolte populaire du 26 Mars 1991 contre le régime militaire de Moussa Traoré, puis après des élections présidentielles et législatives en 1992 et au lendemain d’une « conférence nationale » du style recommandé par le discours Mitterrandien controversé de la conférence « France Afrique » de La Baule (1990), la jeune démocratie malienne croyait alors avoir fait fuir définitivement, par cette cérémonie de paix à Tombouctou, les démons de la guerre, des rébellions ethniques entre arabes et non arabes (Songhaï, Senofo, Peuls, Bambara…), entre Touarègues et Maures…Présidence et parlement élus, états-majors de l’armée et classe politique de Bamako, renoncèrent, après hésitation, à l’ « aventure risquée » d’une « commission de vérité et de réconciliation », à l’instar de l’Afrique du Sud, modèle pionnier à l’époque en Afrique. Ils parièrent plutôt sur des mesures d’apaisement et, pensaient-ils, de redressement de torts longtemps causés aux populations du Sud : 2500 rebelles furent intégrés aux services publics de l’État malien et mille autres reçurent des aides à la réinsertion.
Mais depuis, la flamme de la paix se consuma inexorablement, au fil des récentes années. Elle est, d’ailleurs, visiblement quasi éteinte dans les yeux des documentalistes du CEDRAB qui procèdent, devant mes yeux et avec généreuses explications, avec très peu et rudimentaires moyens, à restaurer, coter, classer et répertorier les inestimables bouts des mémoires (parfois sur peau de gazelle) de plusieurs peuples et civilisations ayant eu, à un siècle ou à un autre, sur les dix derniers de notre ère, Tombouctou pour phare, pour Mecque, pour Rome, pour Istanbul, pour Baghdad, pour Cordoue (Qortoba), Séville (Ichbilia) ou Grenade (Gharnata), pour Paris ou New York…
La fraîcheur andalouse de la mosquée
Pourtant Tombouctou peut être un havre de paix et de douceur de vivre. En cet été 1997, elle vous berçait d’une torpeur dans laquelle on se complait habituellement en lisant les dernières pages d’un ouvrage d’érudit, par un après-midi de silence et de forte chaleur…Chaleur – autour de 45 degrés Celsius - que le génie architectural ancestral de « Timbuctu » faisait disparaître complètement, en une minute, le temps de faire vos premiers pas dans une des nombreuses mosquées, surtout l’unique au monde, construite en « banco » ou « adobe » (style dit « soudanais » en terre crue et non cuite) : la mosquée DJINGAREYER, patrimoine de l’humanité et que l’universel tangérois Ibn Battouta fréquenta quotidiennement lors de son séjour de près de deux ans dans la ville (1352/1353). Mosquée qui peut abriter jusqu’à 12 000 fidèles dans une fraîcheur digne des jardins andalous et que construisit, sur ordre de l’empereur de l’Empire du Mali, Kanga Moussa (1312/1337), l’architecte et poète andalou Abou Ishaq Essahili, natif de Grenade, mort à Tombouctou (1290/1346), ayant été, à partir de 1337, ambassadeur de l’empire malien à …Fès! Essahili, architecte également, dans le même style, de la mosquée de Gao, de sorte qu’il est considéré comme le père de ce style dit « soudanais », n’aurait sans nul doute jamais imaginé que plus de 650 ans après sa mort, le grand hôtel de la ville, propriété de l’État, couvrant l’équivalent de plusieurs fois la superficie de la Mosquée DJINGAREYER, proposera à ses clients des fournaises, de jour comme de nuit, dans ses 60 chambres privées de climatisation pour cause de crédits publics coupés..! Mais cet hôtel témoignait néanmoins de l’intemporalité de Tombouctou : chaque jour vous pouviez contempler, devant ses portes à heure fixe, le passage de caravaniers touaregs guidant leurs dromadaires chargés de grosses plaques de sel…Plaques quasi identiques à celles qui ornent les murs de cet hôtel..! Dix siècles et plus se donnent ainsi la réplique, de l’intérieur et de l’extérieur du grand hôtel de Tombouctou en cette fin du 20ème siècle, sur les mêmes « plateformes » : des plateformes minérales, vieilles comme l’astre terre…Tombouctou est unique! Millénaire et contemporaine à la fois, en une seule substance, elle est d’une seule géographie, d’une seule cosmogonie qui, hier comme aujourd’hui, dans la mondialisation des biens et des savoirs, est incontournable pour les plus doués de leur époque, qu’ils soient voisins ou lointains, marchands ou savants…Elle est incontournable à fortiori pour nous, les Marocains, ses proches et ses habitués grâce à nos exégètes et Oulémas, nos commerçants, nos cadis, nos architectes, nos grands et petits voyageurs…
Nos ancêtres les Marocains
«Il y a un monsieur qui demande après vous, il vous attend au salon », me dit ce jour-là mon hôtelier, fonctionnaire bien démotivé de son état et par son État… Assis, au fond du salon sombre, sous, justement, une grande plaque de sel accrochée au mur, le jeune, de type on ne peut plus arabe, m’impressionna par sa grande taille, sa jeunesse, son sourire presque encore juvénile qu’aidait à briller le blanc immaculé de son grand turban de « Moulattem » ou « Mourabit »… « Tu es marocain, n’est-ce pas? », m’interrogea-t-il calmement. « Oui ». « On a appris qu’un marocain était arrivé dans la ville, alors je suis venu te rendre visite, j’aime le Maroc, mes ancêtres sont venus du Maroc », débita-t-il sans sourciller. « Vous habitez Tombouctou? », hasardais-je pour dire quelque chose tant ma méfiance de cette visite inattendue m’occupait l’esprit. « Non, nous sommes dans le camp des réfugiés, au sortir de la ville », me répond-t-il, en ajoutant : « Tu es journaliste, n’est-ce pas ? Il faut venir nous visiter au camp, voir nos conditions de vie et en parler…Il y a aussi tes frères sahraouis…Tu es notre invité… », conclut-il, dévoilant ce qui était visiblement l’objectif mère de sa démarche. Objectif de communication reconnu comme bien développé chez ces populations du silence et du désert, même de nos jours. Interloqué, ne sachant s’il parlait d’un vague mouvement de la frontière nigérienne qui se nommait alors « Mouvement de libération du Sahara » ou du « Polisario », je déclinai l’invitation, avançant l’évidente obligation de réserve de ma mission de consultant international et la courte durée de mon séjour.
Mon jeune interlocuteur ne s’en offusqua guère, au contraire, il m’exprima son désir de correspondre avec moi tant il a soif de renouer avec le monde de ses ancêtres : le Maroc. Un Maroc qu’on ne pouvait plus dénicher à Tombouctou qu’en fouillant dans les cantines rouillées du CEDRAB qui emprisonnent, avec de hauts risques de destruction, le cadi Ayad et d’autres de sa trempe. Au fait, Tombouctou aurait été une terre d’asile et de sécurité pour le cadi de Sebta, s’il y avait précédé Ibn Battouta, deux siècles avant… Il aurait alors évité d’être lâchement assassiné à coups de lances, en 544 de l’Hégire (il y a neuf siècles) avant d’être coupé en morceaux et enterré, sans rituels requis par sa foi ni funérailles, à la périphérie de Marrakech, près d’une église afin de signifier aux mortels son excommunication du fait qu’il avait refusé catégoriquement de reconnaitre le fondateur des Almohades, Ibn Toumert, comme étant le «Mehdi ou Messie attendu»…! Ce martyre de la barbarie, le Cadi Ayad, guérisseur de l’esprit et de la foi par son « Kitab Ashifa », aurait laissé des traces physiques et bien plus glorieuses pour notre humanité au Maroc si, opposant, il s’était réfugié à Tombouctou, ville de croisement de cultures, d’esprits et de cultes… Notre mémoire à nous, que nous partageons avec nos ancêtres les Marocains, aurait été aujourd’hui plus vive et plus riche pour nous convaincre, s’il en est besoin, que Tombouctou est partie prenante de notre mémoire d’hier, d’aujourd’hui et de demain… Peut-être même de notre devenir proche et lointain!
*1 L’Organisation Internationale de la Francophonie, ex ACCT (projet de numérisation du Fonds des manuscrits du CEDRAB).
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