Tel Aviv, la bulle créative
Par ANNE-MARIE FÈVRE
À l’occasion de l’exposition Promisedesign, visite dans la ville israélienne, jadis havre du Bauhaus et aujourd’hui vivier de dizaines d’architectes et de jeunes designers.
«Toute la ville ressemblait à une sauterelle géante. On y planait, on bondissait, comme Neil Armstrong sur la Lune.» Enfant, l’écrivain Amos Oz fantasmait déjà Tel Aviv (1). Jérémie Hoffmann, conservateur du patrimoine de la ville, pourrait lui répondre : «Certains bâtiments Bauhaus ont des formes de bateaux, ils bougent, d’autres flottent!». La culture du mouvement n’a pas quitté Tel Aviv, pionnière centenaire surgie des dunes en 1909 après s’être extirpée des remparts de Jaffa. Elle reste une foisonnante place économique et culturelle de 292 000 habitants, entre spirale de la guerre et pragmatisme créatif. «Nous ne sommes pas qu’un pays guerrier», martèlent des créateurs israéliens. Pour conjurer la tragédie, le petit pays exporte cette année son art de vivre avec l’exposition Promisedesign présentée à Milan, Paris et Bruxelles (2).
L’architecture et le design israéliens trouvent une partie de leurs racines dans la cité Bauhaus, inscrite par l’Unesco au patrimoine de l’humanité depuis 2003. De 1930 à 1947, près de 2 000 maisons d’habitation, dont 400 exceptionnelles, sont conçues par des architectes allemands et européens qui fuient le nazisme. Élèves de l’école Bauhaus de Walter Gropius, ces émules du fonctionnaliste Erich Mendelsohn ont adapté le dogme de Dessau ou du Corbusier au climat du Proche-Orient pour mieux se mettre au service de l’homme nouveau, sioniste et socialiste. Ils s’insèrent dans le plan de cité-jardin dessiné en 1927 par l’urbaniste écossais Patrick Geddes.
De la place Dizengoff défigurée jusqu’à l’élégant boulevard Rothschild, de lignes d’arbres en ruelles végétalisées, les maisons géométriques blanches croisent harmonieusement angles droits et douces courbes. Ces machines à vivre, à échelle humaine, abritent des petits appartements : il fallait éviter les différenciations socioculturelles. On entre alors dans le jeu des multiples toits plats, fenêtres et terrasses ventilées, parfois sur pilotis. Des cages d’escalier, en briques de verre, sont des puits de lumière surnommés thermomètres. Ils donnent la «température» d’un art de vivre en reconquête (3). «Abandonné dans les années 60 et 70, ce petit Tel Aviv est redevenu très à la mode, explique Jérémie Hoffmann. Mais on a laissé faire n’importe quoi, Tel Aviv est devenue la ville des volets en plastique gris. Depuis dix ans, on rénove beaucoup, ce qui pose toutes les questions passionnantes de la réhabilitation d’un patrimoine récent. Faut-il refaire à l’identique ou créer des extensions et surélévations invisibles ?»
Loin de son centre Bauhaus, Tel Aviv n’est plus tout à fait blanche. Elle s’étale entre traditions ottomane et arabe, villas éclectiques européennes du début du siècle – néo-Bauhaus –, et quatorze kilomètres de plages. Nombre de bâtiments et d’enseignes sont «mondialisés» au milieu de «non-lieux» délabrés. Difficile d’y déceler les prouesses contemporaines. Des tours élevées se dressent dont l’historique Shalom de 1958, les trois Azrieli ou celles signées par Richard Meier et Ieoh Ming Pei ainsi qu’un complexe aménagé par Philippe Starck. Impossible de ne pas remarquer la synagogue Cymbalista où Mario Botta joue avec la quadrature du cercle, et le musée « arte povera » du Palmach, dessiné par Hecker et Segal. Dans ce contexte chaotique, l’extension du Tel Aviv Art Museum of Art, réalisée par l’Américain Preston Scott Cohen, (l’inauguration est prévue le 2 novembre) est d’une belle qualité architecturale. Le déséquilibre sculptural à l’extérieur est maîtrisé et offre, à l’intérieur, un parcours limpide, sans cul-de-sac. Sur quatre niveaux, de plans inclinés en escaliers, se dévoilent trois galeries rectangulaires – d’art, d’architecture et de design –, où l’accrochage est possible (c’est devenu rare), une bibliothèque et un foyer. Des sources de lumière permanentes et inattendues percent cet écrin de surprises. Ce nouvel outil redonnera de la tension au complexe culturel alentour où sont regroupés Opéra, théâtre Caméri et bibliothèque.
À Holon, ville-satellite et culturelle de Tel Aviv dédiée à l’enfance et à la BD, le musée du design inauguré en 2009 a été confié à Ron Arad. Cet architecte-designer star, enfant du pays mais vivant à Londres, a opté pour un petit effet Guggenheim de Bilbao. Le roi de la spirale a posé un bel objet, cinq rubans en Corten rouge, cet acier qui s’autopatine. Cette drôle de structure offre une oasis de fraîcheur, d’ombres et de lumières mais le bâtiment reste banal. Le design israélien et international y était exposé tout comme celui de la nouvelle vague française, cet été. Ron Arad est le représentant du pays dans le monde entier. Son écriture en courbes pourrait évoquer les lettres de l’alphabet hébreu ; lui n’en est pas convaincu mais la flexibilité de ses lignes a trouvé des émules parmi les jeunes créateurs.
Existe-t-il un design qui serait spécifiquement israélien ? Nirith Nelson, directrice du centre de Jérusalem des arts visuels (JCVA), avance quelques clés : «Il n’y a pas de design juif, il serait plutôt un “no-design” marqué par l’absence des images dans la religion juive et la destruction du Temple. Il a été aussi imprégné par la vie dans les kibboutz, l’improvisation avec les matériaux au service d’une vie quotidienne simple. Le design s’inspire de toutes les cultures juives, de l’Europe centrale au Maghreb. C’est un “soap”, une fusion de traditions artisanales diverses, du métal, des bijoux, des tailleurs. L’ingénierie est plus importante en Israël que l’industrie, peu développée, elle s’organise autour du plastique, des chaussures, du médical, de l’armée. Les jeunes designers seront différents de leurs parents, ils ne veulent plus imiter. Ils peuvent aujourd’hui réinterpréter les traditions, en évoluant entre mode et urgence. Et ironie.»
Le designer israélien a bien un profil particulier, il a dans son barda de formation deux ans d’armée pour les filles et trois pour les garçons. Avant l’école d’art, il s’est souvent confronté à des créations liées à l’équipement militaire. Ezri Tarazi, directeur de l’entreprise d-Vision et enseignant à l’école de Bezalel à Jérusalem, a conçu une veste de combat rafraîchissante. «L’armée est un débouché, explique-t-il, mais pas seulement. L’énergie solaire, les produits nautiques sont très développés, le high-tech commercial aussi, et les start-up liées au numérique et au graphisme pullulent.»
Des écoles de Shenkar à Bezalel, de la galerie Paradigma au Design Space dans une friche périphérique, on décèle les courants d’une création émergente, dominée par un maître, Yaacov Kaufman, né en Russie en 1945. S’il conçoit des lampes à l’usage clair, il adopte aussi une démarche d’artiste, de ses masques en bois aggloméré aux étagères-tours, plus sculptures que supports. Son primitivisme expressif se retrouve chez Ami Drach et Dov Ganchrow qui ornent de manches en plastique des armes en pierres taillées. L’artisanat est revisité par Ayala Serfaty avec ses Floor Lamp réalisées en laine mohair. La nature est inspiratrice pour Gal Ben Arav et son Bamboo Bench, tel un banc en fagots de bambou. Adi Zaffran Weisler fusionne plastique et bois pour le meuble organique RAWtation. Talia Wiener réinvente l’art des bijoux et ses pendentifs voyageurs adoptent finement le plan de toutes les villes du monde. L’économie du pays pousse à l’auto-production en petites séries, ce que pratique l’entreprise d-Vision, regroupement de créateurs qui explorent le plastique. Mais ce qui domine est inévitablement la récupération écolo : le bidon transformé en rocking-chair par le studio Junktion en est un parfait exemple.
«S’il y a un design israélien, c’est un secret bien gardé », blague l’industriel Zvi Yemini, fabricant heureux de boîtes à outils en plastique. Il conseille : « Allez visiter le plus grand et le plus beau showroom du monde, il est à Tel Aviv !». On doute… Mais l’entreprise, au style Bauhaus, de l’éditeur-distributeur Kastiel, s’avère immense et remplie de meubles et objets étranges, au minimalisme précieux et oriental. Joshua Kastiel explique : « Ici, le design vient forcément de partout, on est tellement enfermés, alors on voyage en permanence. Tel Aviv, c’est un peu New York, cosmopolite, c’est toujours l’israelian dream. »
Tout près, Jaffa l’ancienne où des artistes se sont installés, regarde, du haut de ses légendes et de ses trois mille ans, la «bulle» Tel Aviv croire qu’elle est le (petit) centre du monde.
(1) Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, Folio.
(2) www.promisedesign.org. Du 8 au23 septembre, Espace Pierre Bergé et Associés, place du Grand Sablon, 1 000 Bruxelles, + 32 (0) 504 80 30. www.sablonbruxelles.com
(3) Des maisons sur le sable, Nitza Metzger-Szmuk, 2004 Libération du 7 mai 2008.