Judith Milgrom : trois femmes puissantes
La fondatrice de Maje a fait de sa marque de prêt-à-porter français une réussite internationale. Elle a tout appris au contact de sa grand-mère paternelle marocaine.
Le rendez-vous a lieu dans ses bureaux de la rue du Mail, à Paris. La pièce sans fenêtres accueille une lumière blême. Il fait chaud et froid en même temps. On ne sait pas s’il faut monter ou baisser la climatisation. Un large plateau, avec boissons et viennoiseries, trône au milieu de la table. Il restera intact. Les mots semblent voler au-dessus des têtes comme de pâles moucherons. Judith Milgrom ne quittera pas une seule fois son étroit blouson en cuir noir. Elle le serrera même contre elle en de courts moments remontant de son enfance marocaine. Judith Milgrom est née à Rabat (Maroc), dans une famille modeste de cinq enfants. Elle représente aujourd’hui avec Maje, au côté de sa sœur, Évelyne Chétrite, fondatrice de Sandro, l’une des plus éclatantes réussites du prêt-à-porter français. Les deux sœurs sont parties de rien pour arriver à tout. Judith Milgrom a attendu que sa marque parle pour elle, avant de parler d’elle sans sa marque. La fondatrice de Maje est d’une timidité connue de tous. C’est la première chose que l’on évoque à son sujet : sa timidité maladive réduite en poussière uniquement lorsqu’elle se trouve avec ses proches. "Ma réserve découle de mon éducation. Il fallait rester à sa place. Mon enfance et mon adolescence se sont déroulées à écouter et à regarder. Je me suis épanouie dans le travail." Elle passera alors d’observatrice à actrice de sa propre vie.
"Je suis l’enfant d’un choc culturel"
Judith Milgrom est constituée de sensibilités, d’odeurs, de lumières, venues d’ailleurs. Elle a passé les dix premières années de sa vie au Maroc. Ses parents y sont nés. Son père est directeur d’une fabrique de céréales ; sa mère tient un salon de coiffure à Rabat. Le père, fils aîné, ne s’est jamais séparé de ses parents. La petite fille grandit aux côtés de ses grands-parents paternels. Lui tient un magasin de chemises pour hommes et elle s’occupe de faire tourner la maison. La tante est couturière. Judith Milgrom est la quatrième de la fratrie. Deux filles, trois garçons. Un de ses frères est hémiplégique. Ses parents décident, au bout de quarante ans, de refaire leur vie en France. Son frère et sa sœur partent, deux ans avant les autres, poursuivre leurs études à Paris. Le monde des adultes et des enfants est alors un monde séparé. On protège ceux qu’on aime en ne mettant pas de mots sur leur douleur. Judith Milgrom vit son départ dans le silence et le chagrin. "Le Maroc fait partie de mon identité. Il est un état de nostalgie constant que le passage des années n’a pas dilué. Je n’avais jamais quitté le Maroc avant d’immigrer en France. Je suis l’enfant d’un choc culturel."
La famille se serre dans un petit appartement du 11e arrondissement de Paris. Judith Milgrom a rejeté la France avant de l’aimer. "J’ai été introvertie de 10 à 13 ans. Je n’étais pas seulement hors de l’école, j’étais hors du monde. J’ai voulu que le temps s’arrête pour ne pas abandonner tout ce que l’on m’avait demandé de quitter. Mais je suis peu à peu tombée amoureuse de Paris puis de la France. La greffe a pris. Mes deux cultures se sont fondues puis enrichies. Je me suis rendu compte que j’avais rejeté la France parce que je ne la connaissais pas." Elle se définit comme une enfant des allocations. Ses parents réussissent à trouver de l’aide pour leur fils handicapé grâce aux associations. Le quotidien est dur. Tout le monde est occupé à gagner sa vie, à aller en cours, à être dans l’exemplarité. Son grand-père paternel est décédé au Maroc ; sa grand-mère paternelle est livrée à elle-même en France. "J’ai été bouleversée de voir ma grand-mère obligée de réapprendre à vivre à 70 ans. J’ai vu impuissante cette femme d’un autre siècle et d’un autre pays, si attachée à ses racines et si peu faite pour la vie citadine, se retrouver enfermée à Paris dans un appartement. Elle a subi de plein fouet le manque de liberté et les longs hivers. Ma première responsabilité a été de lui apporter le maximum de bien-être." Les enfants se veulent irréprochables. "On n’a pas voulu voir nos parents, fragilisés par l’immigration, s’inquiéter pour nous."
"Je suis ancienne-moderne grâce à ma grand-mère"
Sa mère et sa grand-mère faisaient tout de leurs propres mains. Elles coupaient les étoffes et pétrissaient le pain. Sa grand-mère n’a jamais acheté une robe de sa vie. Judith Milgrom admire et apprend. Un art du fait-maison mais aussi un art du bonheur simple. "Je suis ancienne-moderne grâce à elle. Ma grand-mère m’a transmis les choses essentielles d’une vie : la santé est un miracle, un bon repas est une manière de montrer son amour aux autres, il faut prendre le temps de regarder le temps passer." Judith Milgrom arrête l’école à 17 ans et rejoint sa sœur aînée dans le Sentier. Une école à vie : flairer les tendances, gérer les stocks, négocier avec les fournisseurs. Les deux sœurs se marient. Évelyne Chétrite lance Sandro en 1989. Judith Milgrom fonde sa propre marque, Maje, dix ans plus tard. Le succès est fulgurant. On parle de luxe abordable, des "sœurs Williams de la mode", d’un esprit rock. Les deux sœurs sont dans la complicité personnelle et la compétition professionnelle. La marque s’implante aux États-Unis. "Je n’ai aucun rêve américain. Mon rêve était d’avoir une marque française pour remercier la France de ce qu’elle m’avait permis de faire."
Trois femmes puissantes. Judith Milgrom s’est construite en référence à sa mère et à sa grand-mère paternelle. "Elles sont deux exemples de femmes magnifiques. Elles m’ont appris que rien n’est impossible et qu’il faut savourer les petits miracles du quotidien. Je n’ai jamais eu peur de prendre des risques ; je n’ai jamais eu peur de monter les marches. Ma grand-mère et ma mère ont redoublé de courage dans l’épreuve. Il est plus difficile dans notre famille d’être un homme que d’être une femme. On est comme dans La Source des femmes, de Radu Mihaileanu. Les femmes ne baissent jamais les bras et protègent les hommes." Le devoir d’exemplarité familial a pesé sur sa vie. Angoissée et assurée, assurée et angoissée. Elle est restée de longues années célibataire avant de se remarier à 34 ans. "J’ai été une femme que mon second mari n’a pas connue. Je suis beaucoup plus apaisée, même si j’ai malheureusement transmis à mes enfants mon sentiment d’insécurité permanente." Son entourage le sait. Elle perd toutes ses affaires. "J’aimerais faire une analyse pour comprendre pourquoi."
"J’aurais pu passer à côté de ma famille"
Elle a longtemps couru après la normalité et en a voulu un temps à sa famille des traumatismes subis. "J’ai mis une vie à comprendre que mon parcours était un atout. J’aurais pu passer à coté des miens. Il existe, dans toutes familles, des courants destructeurs. Il faut savoir entrer par la bonne porte car il est plus nocif de rejeter sa famille que de l’accepter." Judith Milgrom a 48 ans. Elle s’endort avec les oreillers en laine faits par sa grand-mère, aujourd’hui décédée. Elle n’a toujours pas enlevé son blouson en cuir noir mais a fait pénétrer un peu de la lumière de son pays natal dans la salle sans âme. Les mots semblent se poser maintenant sans peur d’être broyés. Judith Milgrom est mère d’une fille de 26 ans (Levana) et d’un fils de 11 ans (Samuel). Les deux évoquent, de temps en temps, leur arrière-grand-mère maternelle. La fille l’a un peu connue, le garçon ne l’a pas du tout connue. Ils parlent pourtant exactement de la même femme. L’aïeule a traversé les générations. Judith Milgrom serre à nouveau son blouson en cuir noir contre elle pour ne pas la laisser s’échapper. Elle qui perd tout, sauf ses souvenirs