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Rétrospective: l'itinéraire spirituel d'Avraham B. Yehoshua

Par André Clavel

 

Dans Rétrospective, l'écrivain israélien Avraham B. Yehoshua livre une belle méditation sur la création, le temps qui passe, l'amitié, la trahison et la complexité des âmes. 

Une conscience toujours en éveil. Un arbitre dont les avis pèsent lourd aux yeux de l'opinion internationale. Un romancier de haut vol qui, dans ses livres, prend ses distances avec ses engagements politiques pour devenir un musicien de l'intime, un symphoniste du monde intérieur. Avec Avraham B. Yehoshua, on touche le coeur même de la littérature israélienne : aux côtés d'Amos Oz et deDavid Grossman, l'auteur de Rétrospective a su, face à la confusion de son époque, préserver la part du rêve, attiser le feu sacré et porter l'écriture à son incandescence pour qu'elle soit un flambeau d'espérance. Et lorsqu'il redescend dans l'arène, Yehoshua "le taurillon" ne cesse de prêcher la réconciliation avec le monde arabe. "Cela fait quarante ans que je suis pour un Etat palestinien", rappelle-t-il. Et il ajoute : "Quand je parle aux Européens, je les supplie de faire ce que les Américains ne font pas. Ils ont les moyens de forcer Israël à arrêter la colonisation des territoires occupés et à signer un traité de paix." 

C'est dans une Jérusalem encore presque céleste qu'est né Yehoshua, en 1936, au sein d'une famille séfarade. Comme Rivline, le héros de La Mariée libérée, son père appartenait au petit cercle des orientalistes de la ville, des humanistes venus des quatre coins de l'Europe. Ce qu'ils voulaient, c'était connaître en profondeur leurs voisins arabes, les comprendre à travers leur patrimoine culturel afin de vivre en harmonie avec eux. "Mon père a consacré une douzaine d'ouvrages à Jérusalem. Bien que je n'y réside plus, elle est toujours présente dans mes romans et c'est sans doute dans cette ville que je puise l'énergie de mon écriture", raconte Yehoshua, qui vit aujourd'hui à Haïfa entre mer et montagne, dans une maison où son épouse psychanalyste a longtemps reçu ses patients et où il écrit chaque matin sans craindre d'être dérangé. "Je ne m'isole jamais pour travailler, dit-il, je maintiens une vie de famille normale avec mes enfants et mes petits-enfants. L'écriture est une occupation comme une autre, elle n'est pas prioritaire si d'autres obligations s'imposent." 

Yehoshua a commencé à écrire des nouvelles et des pièces de théâtre pendant son service militaire mais ce n'est qu'après un long séjour à Paris - entre 1963 et 1967 - qu'il s'est frotté au roman, alors qu'il enseignait à l'université de Haïfa. Son oeuvre ? Une dizaine de titres qui forment une tapisserie subtile où le motif intime se mêle constamment à l'Histoire, où les questions existentielles et éthiques sont toujours très concrètement enracinées dans le contexte politique pour montrer comment trois décennies de guerre ont bouleversé la vie spirituelle, les émotions et les amours des Israéliens. "Avec tous ces conflits, notre littérature a gagné beaucoup de vitalité. Le plus important, pour nous, c'est d'analyser les rapports humains et le devenir des sentiments dans un pays livré à la peur et à l'instabilité", explique Yehoshua, qui écrit "pour ouvrir les coeurs", en repoussant constamment "la tentation du désespoir". Et au détour de Rétrospective, il donne une autre clé de son travail : "Par l'art, nos faiblesses et nos humiliations se transforment en beauté." 

De roman en roman, l'inspiration de Yehoshua n'a cessé de se renouveler. Dans L'Amant, il décrit Israël au lendemain de la guerre des Six Jours et montre qu'un abîme s'est creusé dans un pays désormais écartelé entre religion et laïcité. Dans Monsieur Mani, il remonte l'arbre généalogique d'une famille dont le destin est confronté aux dates cruciales de l'histoire juive, depuis 1848 jusqu'à la guerre du Liban. Dans L'Année des cinq saisons, il met en scène un Séfarade oriental tenté par l'Occident, et peu à peu décapité de son identité. Dans La Mariée libérée, il braque son zoom sur une mosaïque sociale complexe où se croisent des Juifs, des Palestiniens et des Arabes d'Israël qui se cramponnent à la même utopie - celle d'une fraternité retrouvée. Et dans Le Responsable des ressources humaines, il mêle le polar et la parabole politique pour raconter - lors d'un attentat suicide à Jérusalem - la mort tragique d'une femme dont personne ne vient réclamer le corps, comme si elle n'avait plus de filiation dans une société orpheline de ses espérances. 

Rétrospective, le nouveau roman de Yehoshua, est tout à la fois une méditation sur la création, un voyage dans les méandres de la mémoire, une histoire d'amitié brisée et un portrait poignant - celui d'un artiste qui, à l'automne de sa vie, se demande "comment ne pas renoncer au désir pendant le peu de temps qui nous reste". Yaïr Mozes, le héros, est un vieux réalisateur israélien "au bedon rondelet" qui, au fil des années, a appris à "entretenir un conciliabule amical avec la mort". Né à Jérusalem à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il a connu la gloire tout au long de sa carrière mais il est resté un homme profondément attaché à sa liberté. Et assez lucide pour savoir qu'"un sombre abîme est tapi sous la réalité visible". S'il a tourné des films novateurs qui ont marqué ses contemporains, c'est pour déchirer le voile qui dissimule cet abîme, et "le regarder en face". 

Lorsque s'ouvre le roman, Mozes vient de débarquer à Saint-Jacques-de-Compostelle afin d'assister à une rétrospective de ses oeuvres de jeunesse. Une femme l'accompagne, la très secrète Ruth, une actrice elle aussi vieillissante qui fut sa muse et, peut-être, l'objet d'un amour jamais avoué. Ensemble, pendant trois jours, ils vont se nourrir de la spiritualité de la ville, remonter le temps, partager la même mélancolie, glaner des souvenirs au rythme des images qui défilent sur l'écran. Pages magnifiques, comme un pèlerinage vers soi-même dans une cité où affluent les pèlerins. 

Pour Yehoshua, tous ces films projetés dans une salle obscure de Saint-Jacques-de-Compostelle sont l'occasion de raconter de nouvelles histoires, d'enchâsser des récits dans son propre récit mais, aussi, de rouvrir une blessure ancienne qui continue à faire souffrir Mozes : sa rupture avec son ami Saül Trigano, son scénariste préféré, son inspirateur, son complice de la première heure. Si les deux hommes se sont brouillés, c'est à cause d'une scène, une simple scène jadis imaginée par Trigano - pour lui, elle avait une importance capitale - mais que Mozes avait imprudemment annulée dans un de ses films. Depuis, elle n'a cessé de le hanter. Et cet épisode malheureux va soudain resurgir lorsque, dans la chambre de son hôtel, il découvre un petit tableau qui reproduit très exactement la scène en question. Ce qu'on y voit, c'est une jeune femme en train d'allaiter un vieillard suppliant et enchaîné, condamné à mourir de faim dans une prison... 

Pourquoi ce tableau si lourd de sens - une "Charité romaine" qui inspira de nombreux peintres, de Rubens au Caravage - a-t-il été accroché dans la chambre de Mozes ? Peut-être un geste secret de Trigano, comme une promesse de réconciliation, un désir de ravauder une amitié perdue ? C'est autour de ce mystère que se construit Rétrospective, où le cinéma et la peinture nouent des liens subtils. Et où Mozes va revisiter son passé, méditer sur son travail, s'interroger sur ses sentiments envers Ruth, dont on découvrira peu à peu le rôle qu'elle a joué au moment de sa rupture avec Trigano. Et lorsque le héros de Yehoshua rentrera en Israël, après cette parenthèse espagnole si troublante, il retrouvera un pays meurtri par la violence. Comme s'il devait affronter une nouvelle épreuve...  

Rétrospective est un roman superbe, polyphonique, une tapisserie dont les multiples noeuds se délient peu à peu pour dévoiler la complexité des âmes. Et pour montrer que, dans une époque tourmentée, l'espérance a le visage de la création : la confession de Mozes se referme sur un éloge du rêve, avec un invité surprise, le vieux Don Quichotte qui surgit soudain des limbes afin d'offrir à ce récit sa part de rédemption. 

 

extrait

"En Israël, dans les années cinquante, quelques traductions en hébreu de ses romans et de ses nouvelles nous avaient familiarisés avec l'oeuvre de Kafka. [...] Ensuite, on a commencé à publier chez nous les journaux et la correspondance de Kafka, dans lesquels nous avons découvert des aspects fouillés et intimes de l'existence d'un juif libre, élevé dans un foyer traditionnel et dont l'identité complexe n'était pas dénuée d'aspirations métaphysiques. Mais, contrairement à ceux qui voulaient et veulent encore expliquer chaque ligne de ses écrits à la lumière de sa vie et de ses affres sexuelles et monter en épingle chaque détail juif de sa biographie, d'autres lecteurs assez nombreux, parmi lesquels je me compte, jugeaient que l'oeuvre de Kafka était immunisée contre tout détail biographique et continuaient à se délecter de la seule splendeur énigmatique de son génie universel." (p. 174-175) 

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