Polémique Zemmour : « La France de Pétain est totalement associée à la solution finale contre les juifs »
« Le Suicide français », essai du polémiste Eric Zemmour, connaît un grand succès de librairie. Largement entretenu par un passage dans lequel il soutient l'idée selon laquelle le gouvernement de Vichy aurait décidé de « sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français ». De grands historiens ou spécialistes de la période vichyste démontent son argumentation. Mais de quoi se livre est-il le symptôme ?
En 1940, il y avait en France près de 190 000 juifs français et 130 000 juifs étrangers. En octobre, leur statut aggravé de la main même de Pétain ainsi que la loi sur l’internement administratif des juifs étrangers ont été une manifestation spontanée d’un antisémitisme profond de la part de Vichy entrant en concurrence avec les Allemands.
Ciblés comme boucs émissaires de la défaite, dépossédés de leurs biens, transformés en parias alors que le gouvernement de Vichy n’ignorait pas que les juifs internés mourraient de faim, de froid et de misère physiologique dans ses camps de la zone libre et ceux de la zone occupée.
Le 11 juin 1942, après la mort de Reinhard Heydrich, les Allemands lancent la « solution finale » en Europe de l’Ouest : déporter des familles juives de France dans des centres d’extermination – 40 000 juifs – à partir de la mi-juillet. Le 16 juin, René Bousquet, secrétaire général à la police, face aux chefs SS, accepte une première livraison en provenance de la zone libre – où il n’y a pas de soldats allemands – de 10 000 juifs étrangers considérés comme apatrides. Le 25 juin, Theodor Dannecker, chef du service des affaires juives de la Gestapo, entame avec Jean Leguay, délégué de Réné Bousquet en zone occupée, la procédure d’arrestation en zone occupée du contingent souhaité par des rafles d’une ampleur inégalée, qui doivent être conduites par la police française. Dannecker attend de Leguay une proposition concrète pour l’arrestation à Paris et sa banlieue de 22 000 juifs de 16 ans à 40 ans, dont 40 % de nationalité française.
LA POLICE CONDUIT LES RAFLES
Le 2 juillet, lors de sa rencontre avec les chefs SS, Bousquet déclare : « A la suite d’une intervention du Maréchal, Laval a proposé que ce ne soit pas la police française qui procède aux arrestations en zone occupée. C’est au contraire aux forces d’occupation qu’il voudrait laisser ce soin. Pour le territoire non occupé, Laval a proposé, en raison de l’intervention du maréchal, d’arrêter et de transférer pour le moment seulement les juifs de nationalité étrangère. »Ce serait là sceller le sort de la rafle ; rafle impossible à mener par les forces de police allemandes. Bousquet accepte pourtant que la police française conduise les rafles sur tout le territoire et qu’elle livre le nombre de juifs voulu par les Allemands. Selon le compte rendu de la réunion : « Bousquet a déclaré que du côté français on n’avait rien contre les arrestations de juifs, c’est leur exécution par la police française qui est gênant à Paris. »
Il n’y a pas eu de marchandage : la police de Bousquet est la seule alors à pouvoir se saisir des juifs. S’il avait refusé d’engager sa police, ni les juifs étrangers ni les juifs français n’auraient été arrêtés. Refuser de faire arrêter des juifs étrangers par la police française aurait été la meilleure protection des juifs français. On aurait pu parler de marchandage, si l’exclusion des juifs français avait été définitive et scellée par un accord écrit ou si le marchandage avait porté sur un nombre de juifs bien réduit.
La conclusion du 2 juillet a été entérinée par Pétain et Laval le 3 juillet au conseil des ministres. Le 4 juillet, « le président Laval a proposé que, lors de l’évacuation des familles juives de zone non occupée, les enfants de moins de 16 ans soient emmenés eux aussi. Quant aux enfants juifs qui resteraient en zone occupée, la question ne l’intéresse pas ».
C’est sans doute là la plus mauvaise action commise dans l’histoire de France : la livraison à l’ogre nazi de 3 000 enfants français, en majorité déportés vers Auschwitz dans des conditions matérielles et une détresse morale effroyables – sans leurs parents, déportés peu avant. Entre le 17 juillet et le 30 septembre, 3 300 juifs arrêtés par des policiers français seront déportés. Fin 1942, plus de 42 000 juifs auront été déportés, dont 6 500 juifs Français.
Ce freinage de la coopération policière n’est pas dû à Vichy, mais à la pression exercée sur Vichy par les Eglises et les Français à la suite des rafles et des livraisons en zone occupée de familles juives en provenance de la zone libre. Les documents le prouvent : le 2 septembre 1942, Laval a exprimé à Oberg que« les exigences que nous lui avions formulées concernant la question juive s’étaient heurtées à une résistance sans pareille de la part de l’Eglise… Eu égard à cette opposition du clergé, le président Laval demande que, si possible, on ne lui signifie pas de nouvelles exigences sur la question juive. Il faudrait en particulier ne pas lui imposer a priori des nombres de juifs à déporter. On avait exigé par exemple que soient livrés 50 000 juifs pour 50 trains qui sont à notre disposition. Il nous prie de croire à son entière honnêteté quand il nous promet de régler la question juive, mais, dit-il, il n’en va pas de la livraison des juifs comme de la marchandise dans un Prisunic… »
FATAL ENGRENAGE
Sur les 80 000 juifs victimes de la Shoah en France, 25 000 étaient français. Ils ont été arrêtés soit par les Allemands, soit par la police française avec l’accord de Vichy. La meilleure défense des juifs français aurait été de ne pas instituer le scabreux statut des juifs. Il aurait été de ne pas mettre la main dans un fatal engrenage en livrant les juifs étrangers d’une zone où il n’y avait pas un seul soldat allemand. Il aurait été de ne pas proposer par un mélange de méchanceté, de lâcheté et de cynisme de se débarrasser d’enfants français pour les envoyer à la mort. La meilleure défense des juifs français aurait été de dire : « Cet abominable travail, faites-le vous-même, ce n’est pas dans nos traditions. Nous ne sommes pas des monstres. Nous sommes la France ! » Et, au lieu de cela, Vichy a fait arrêter des familles juives en zone libre, a fait séparer les mères des enfants à coups de crosse. Que pouvaient penser les Allemands ? Que Vichy protégeait ses juifs ?
Pour répondre « Non ! » quand la partie s’est jouée en 1942, pour préserver la vie des juifs et l’honneur français défendu par les Eglises et les braves gens qui ont aidé les persécutés : Vichy avait l’empire, l’économie française qui tournait pour l’effort de guerre allemand. Vichy avait ses forces de police, les seules à pouvoir opérer des rafles assurant la sécurité de l’armée allemande. Le crime commis par l’Etat français a été de s’associer dans le déroulement de la « solution finale ». Cette responsabilité de Vichy a été reconnue et condamnée par les présidents Jacques Chirac et François Hollande dans leurs discours du Vel d’Hiv.
Serge Klarsfeld, président des Fils et filles des déportés juifs de France, et Arno Klarsfeld ancien avocat des Fils et filles des déportés juifs de France
LE MONDE