Les Peshmergas d’Irak et de Syrie combattent côte à côte (info # 010111/14) [Exclusivité]
Par Stéphane Juffa avec Hevi Pekoz et Jean Tsadik à Métula et Perwer Muhammad Ali à Kobané © Metula News Agency
Les 150 Peshmergas venus d’Irak ont finalement été autorisés par le gouvernement turc à traverser sa frontière et à se rendre dans la ville assiégée de Kobané, en Syrie, à quelques centaines de mètres à peine.
Les Peshmergas, cependant, n’ont pas emprunté le chemin le plus court mais ils ont pénétré sur le territoire syrien à 4 kilomètres environ à l’ouest du poste frontière de Mürsitpinar, non loin de la colline de Shaïr.
L’entrée des combattants venus d’Erbil a été protégée par d’intenses bombardements aériens effectués par les appareils de la coalition.
Auparavant, les Peshmergas du président du Gouvernement Régional du Kurdistan Irakien, Massoud Barzani, avaient dû patienter trois jours durant dans un camp turc, situé à huit kilomètres de la frontière.
Le retard occasionné était dû à deux éléments : le premier concernait la nécessité de synchroniser les opérations avec les YPG, les Unités de Protection Populaire, qui combattent les islamistes dans Kobané.
La seconde tenait aux réticences du gouvernement d’Ankara, qui fait tout son possible pour minimiser la portée de la contribution de ces renforts qui ont pourtant traversé une bonne partie de son territoire pour parvenir à destination.
Mais c’est du bout des lèvres et sous une pression massive de Washington que Recep Tayip Erdogan a finalement autorisé ce transfert, non sans le critiquer vertement.
A Paris, quelques minutes après avoir rencontré le président François Hollande, Erdogan a ainsi lancé : "Pourquoi Kobané et pas les autres villes telles Idlib, Hama ou Homs [en Syrie]… Ce, alors que 40% du territoire irakien est également contrôlé par l’Etat Islamique ? (…) On ne parle que de Kobané où il n’y a pratiquement plus personne à part 2 000 combattants".
Les facteurs de réticence du président ottoman sont multiples et ils ont récemment été développés dans ces colonnes par Ferit Ergil, dans son article "Du rififi chez les Turcs".
Parmi ces raisons, il faut souligner l’hostilité d’une grande partie de la population turque, à majorité sunnite, à l’encontre des Kurdes et, particulièrement, l’hostilité du courant nationaliste, qui refuse catégoriquement toute ouverture à leur endroit, et considère globalement les Kurdes comme les ennemis, y compris les 15 millions d’entre eux vivant en Turquie.
De plus, force est de répéter que Recep Erdogan est un islamiste, dont les sympathies vont à al Nosra et à l’Etat Islamique.
D’ailleurs, parallèlement au transfert des 150 Peshmergas irakiens, un chiffre insuffisant pour provoquer un revirement fondamental dans l’issue des combats, Ankara continue de soutenir les milices djihadistes, laissant transiter par son territoire des mercenaires musulmans de plus de 80 nationalités, ainsi que des armes, des munitions et des vivres.
Ceux de nos confrères sur place qui sont parvenus à obtenir des documents filmiques montrant le soutien d’Ankara aux djihadistes ont été inquiétés, menacés, et une consœur libanaise, Serena Chéhim, a même trouvé la mort dans des circonstances douteuses.
Pour cacher aux Turcs l’entrée des Peshmergas de Barzani à Kobané, des soldats ont constitué une barrière de boucliers dans le but d’empêcher les photographes présents de faire leur travail.
Notre correspondant sur place nous indique que les combattants venus d’Erbil étaient embarqués dans une dizaine de jeeps flambant neuves, entourées de blindés légers assurant leurs protection, et accompagnés de mitrailleuses lourdes montées sur des pickups, de lanceurs de mortiers, de canons et de missiles antichars.
Ces hommes viennent s’ajouter à quelques 50 militaires des forces syriennes libres, sous le commandement du Colonel Abdul Jabbar al Oqaidi, entrés dans la ville assiégée il y a quelques jours.
Il est évident que l’apport de ces personnels et de leur armement jouera un rôle crucial dans la reconquête de la ville martyr, car ce qui manquait le plus aux YPG, c’était des armes antichars, de l’artillerie et du sang frais,
Ces renforts seront peut-être suffisants pour repousser DAECH derrière les limites de l’agglomération mais assurément pas pour lancer une offensive d’envergure afin de libérer une partie significative du territoire dont le Califat Islamique a pris le contrôle en Syrie.
On peut d’ailleurs, nous aussi, nous demander si les stratèges américains et européens ne se rendent pas compte que les moyens qu’ils ont engagés sur le terrain ne suffisent pas à renverser le sort des armes.
Certes, il serait préférable de dépêcher plus de forces terrestre sur le théâtre des opérations, ce qui pose un problème tant à Barack Obama qu’aux dirigeants de l’Union Européenne. Reste que des milliers de combattants non-djihadistes de l’Armée Syrienne Libre ainsi que d’autres Peshmergas sont disponibles à cet effet, mais qu’ils ne reçoivent pas le soutien adéquat des puissances occidentales.
Qui plus est, les experts militaires de la Ména sont formels quant à la possibilité de fournir un soutien aérien plus conséquent et efficace aux forces qui combattent tant les djihadistes que le régime de Béchar al Assad.
Cela pourrait être aisément accompli en multipliant le nombre des chasseurs-bombardiers et en redéfinissant leurs missions, ainsi qu’en engageant des hélicoptères d’assaut que l’on ne voit pratiquement pas dans la bataille.
Il ne nous semble pas utile de mentionner que les forces de la coalition disposent des appareils et équipages nécessaires, prêts à intervenir, par milliers.
Les experts de la Ména formulent le vœu qu’il s’agit d’un calcul d’ordre stratégique de la part des coalisés, et que ceux-ci comprennent que la présence de l’Etat Islamique, pour détestable qu’elle soit, participe à contrebalancer les aspirations de l’Iran chiite en Irak. Et que, d’autre part, l’Armée alaouite d’al Assad constitue le seul rempart tangible face à l’avancée dudit Etat Islamique à l’Ouest, en direction de Damas, du Liban et d’Israël.
Si les stratèges occidentaux ont compris cette équation, ce serait le signe qu’ils préfèrent une politique réaliste à celle consistant à vouloir changer le monde ou à le façonner à leur image.
Notre correspondant face à Kobané, Perwer Muhammad Ali, nous indique également qu’un officier Peshmerga en train d’entrer en Syrie a crié à son intention : "En une semaine nous aurons nettoyé Kobané de ces mercenaires".
Ce ne sont peut-être pas 150 Peshmergas irakiens qui vont changer la face du monde, toutefois, nous distinguons un élément plus que symbolique dans leur participation aux affrontements de Kobané. Pour le comprendre il faut prêter l’oreille à ce commentaire d’un officier des YPG, nous affirmant qu’assister au combat commun des YPG et des combattants irakiens était un fait d’extrême importance pour le peuple kurde.
Nous, d’observer attentivement que, jusqu’à un passé très récent, en raison de mille divergences internes, aussi futiles que pénalisantes, les Kurdes restaient divisés, tant militairement que politiquement.
Cette guerre, l’intervention timorée des grandes puissances, le danger existentiel représenté par les djihadistes sunnites ainsi que le bombardement de villes turques kurdes par l’Armée turque ont fini par faire comprendre aux YPG syriens, au PKK en Turquie et au Gouvernement Régional du Kurdistan, qui lui le savait déjà, qu’il n’existe qu’une seule planche de salut pour leur peuple.
Celle-ci participe d’un Etat indépendant regroupant les Kurdes d’Irak, de Turquie, de Syrie, et également les sept millions de Kurdes iraniens.
Ceci présage d’une accentuation des confrontations entre le PKK et Ankara, d’un affermissement des positions du PYD, le Parti de l’Union Démocratique (l’organe politique auquel obéissent les Unités de Protection Populaire). D’une étatisation accrue du Kurdistan en Irak, et de la recrudescence des sentiments nationalistes chez les Kurdes iraniens, dont le monde ignore largement les souffrances à cause du blackout de Téhéran.
Ces futurs développements, dont on peut d’ailleurs parler au présent, ne vont pas sans inquiéter les grandes puissances, qui restent officiellement attachées à l’intégrité géographique des pays concernés. Sauf qu’à part en Iran, ladite intégrité a déjà volé en éclats depuis longtemps, et que si on prodigue aux Kurdes l’entrainement nécessaire et qu’on leur remet assez d’armes pour obtenir leur indépendance, ils la prendront eux-mêmes, sans attendre le blanc-seing de personne.
L’Occident a ainsi besoin des Kurdes pour contenir les djihadistes, besoin des djihadistes pour contenir les Iraniens, besoin des alaouites pour contenir les djihadistes, tout en espérant que les Kurdes et DAECH n’institutionnalisent pas leurs Etats, et que ce qui reste de la Syrie alaouite ne reparte pas à l’offensive.
C’est de l’équilibrisme, du compromis et de la nuance, ce n’est pas particulièrement moral, mais, dans les limites restreintes que l’Occident est prêt à investir dans la région pour instaurer un ordre "tolérable", c’est absolument tout ce qu’il peut faire.