Qui veut chasser les juifs ?
Alors que le terrorisme frappe au cœur du Vieux Continent, les Européens de confession juive, en particulier en France, sont plus incertains que jamais quant à leur avenir, d’aucuns ayant déjà fait leurs valises pour des contrées plus sécures. Ont-ils raison d’avoir peur ? Eclairage. Dossier préparé par Mouna Izddine
Les Français de confession juive ont toute leur place en France ». Un mois et demi après les attaques terroristes de Paris, François Hollande a réitéré son appel aux 500 000 citoyens israélites de France lors du dîner annuel du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) le lundi 23 février 2015. Le président de la république a profité de l’occasion pour annoncer le plan « complet et concret » du gouvernement contre l’antisémitisme, cette « lèpre qui est toujours là 70 ans après la Shoah » et que « La France combattra sans faiblesse ».
Dans cette batterie de mesures figure notamment un renforcement de l’arsenal législatif contre « tout propos de haine raciste ou antisémite » et les candidats au djihadisme, en plus d’un projet de loi sur le renseignement. Preuve de la détermination de la République à protéger ses ressortissants juifs contre toute nouvelle attaque terroriste, au lendemain de la tuerie de l’épicerie casher à Vincennes, 5000 soldats ont été déployés devant les quelques 700 synagogues et écoles juives que compte le pays. Du côté des dirigeants de la communauté israélite, le ton se veut apaisant. Ainsi, lors d’une récente saillie médiatique, le Grand rabbin de France a de nouveau salué cette volonté politique et déclaré à l’AFP:
« Si quelqu’un, spirituellement, sereinement, librement, fait le choix de l’Alyah, c’est formidable. Mais ce ne peut être une fuite, ce serait tragique. Il faut donc qu’on réenchante la possibilité pour chacun d’habiter en France, en Europe ». Autant de propos qui sonnent comme un pied-de-nez à Benyamin Netanyahu, le Premier ministre israélien s’empressant d’appeler les Juifs d’Europe à immigrer en Israël à chaque nouvelle attaque antisémite.
Juifs de France, un malaise grandissant, par Mouna Izzdine
Néanmoins, malgré les déclarations rassurantes du gouvernement et de ses représentants officiels, la communauté juive ne cache pas son inquiétude. Les témoignages que nous avons pu recueillir à ce sujet sont édifiants. Raphaël, sarcellois né de parents tunisiens, 38 ans, père d’une enfant de 2 ans, confie :
«Je ne me sens plus en sécurité en France. Je pense que l’action du gouvernement français contre l’antisémitisme est sincère mais le ver est dans le fruit. Depuis une vingtaine d’années, les politiques ont laissé pourrir la situation malgré les sonnettes d’alarmes qui ont été tirées, notamment dans le milieu scolaire. Aujourd’hui la situation est devenue incontrôlable. Cela fait plusieurs années que j’envisage de partir, les derniers événements n’ont fait que renforcer mon envie. Avec mon épouse nous sommes en train de constituer notre dossier auprès de l’Agence juive ». Ce sentiment d’insécurité varie en fonction des zones d’habitation, les Juifs résidant dans les quartiers aisés ou les petites banlieues tranquilles de la capitale avouant ne pas ressentir le même malaise que ceux habitant des quartiers moins favorisés, où la promiscuité intercommunautaire est plus grande.
Myriam, parisienne native d’une famille maroco-hongroise, 47 ans, maman d’une fille de 16 ans, témoigne à son tour: « Les appels à la haine contre les Juifs entendus cet été dans les rues de Paris et de province ont été pour moi le déclencheur de ce sentiment de malaise. Les tueries de Toulouse, Bruxelles puis Paris sont ensuite venues m’anesthésier, me renvoyant à cette période où je résidais à Tel Aviv et où nous vivions sous le joug des attentats continus. Cette impression de roulette russe vous rend fataliste. L’idée de départ pour les Etats-Unis puis Israël est très présente dans mon esprit. Nous avons tous des familles, des parents âgés qui eux ne bougeront pas, des engagements, une vie tout simplement, mais nous ne sommes pas encore dans une situation d’urgence. La différence avec nos aînés, c’est qu’aujourd’hui, nous avons encore le choix de ce départ. Mais pour combien de temps encore? ».
En 2014, le nombre d’actes antisémites recensés sur le territoire français a doublé, passant à 851 contre 423 en 2013. En outre, 51% des actes racistes commis en France en 2014 sont dirigés contre des Juifs, alors que ces derniers représentent un peu moins de 1% de la population française. Face à ceux qui moquent le
« délire de persécution »de la communauté juive, les deux enquêtes d’opinion menées par l’IFOP * sur la pensée et les préjugés antisémites dans l’opinion publique française (publiées le 18 novembre 2014) dressent un constat cinglant et affligeant. Ainsi, à titre d’illustration, 25% des Français pensent que les Juifs ont trop de pouvoir dans l’économie et les finances et presque autant dans les médias, 35% que les Juifs utilisent leur statut de victimes de la Shoah dans leur propre intérêt et 16% pensent qu’il existe une conspiration sioniste mondiale. Plus alarmant encore, 14% des Français estiment «compréhensibles» les attaques contre des lieux de cultes et des commerces juifs. Au lendemain de la fusillade de Charlie Hebdo et de Vincennes, les réseaux sociaux ont d’ailleurs servi de relais à ceux qui estimaient ne pas avoir à se solidariser avec les 17 victimes de ces attaques, des collégiens et lycéens ayant même refusé de respecter la minute de silence en leur hommage.
Le sondage de l’IFOP, paru avant ce tragique 7 janvier 2015, recense clairement les viviers de ce nouvel antisémitisme. Les opinions hostiles envers les Juifs sont principalement véhiculées par certaines catégories au sein de la population française: les sympathisants de l’extrême-droite, de l’extrême-gauche et par une frange significative de la communauté musulmane, elle-même victime d’un profond ressenti anti-musulman mis en relief par le même sondage. Autre constat marquant, si les Musulmans sondés sont deux à trois fois plus nombreux que la moyenne des interrogés à partager des préjugés contre les Juifs, cette propension augmente sensiblement avec le degré d’engagement dans la religion. Ainsi, lorsque 19% de l’ensemble des personnes interrogées indiquent adhérer à l’idée selon laquelle «les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de la politique», le taux est de 51% pour l’ensemble des Musulmans. Mais il est de 37% chez ceux qui déclarent simplement une «origine musulmane» (soit le fait d’être né dans une famille musulmane mais sans avoir d’engagement religieux), de 49% chez les Musulmans croyants et de 63% chez les Musulmans croyants et pratiquants.
Comme le relèvent Dominique Reynié (Directeur général de la Fondation pour l’Innovation politique) et Simone Rodan-Benzaquen (Directrice France de l’American Jewish Committee) dans leurs commentaires relatifs à cette enquête, cet antisémitisme se nourrit de l’installation d’un monde médiatique parallèle, adopté par « une culture underground, protestataire, marginale et qui s’abandonne aisément aux interprétations et à la sémantique complotistes ».Aussi, les opinions des personnes qui s’informent principalement sur les réseaux sociaux, les forums de discussion et les vidéos en ligne présentent un degré beaucoup plus élevé d’antisémitisme. C’est ce qui a conduit à la starification de l’humoriste Dieudonné et de «l’essayiste» Alain Soral, considérés comme les principaux responsables de la libération de la pensée antisémite dans le domaine public comme sur Internet. Poussant le vice jusqu’à tenter de créer un parti politique pour diffuser leurs thèses conspirationnistes et négationnistes. Leurs prêches enflammés contre « la pieuvre impérialo-sioniste », similaires à ceux de l’extrême-gauche, trouvent un écho certain auprès de ceux qui se proclament défenseurs acharnés de la cause palestinienne. Et qui pour beaucoup ne cachent pas leur sympathie pour le Hamas ou pour Tariq Ramadan, considéré par certains comme le porte-fanion des Frères Musulmans en Europe. C’est cette alliance des extrêmes (gauchistes et islamistes radicaux), dangereuse pour l’avenir de la laïcité républicaine et du vivre-ensemble, qu’ont critiqué avec fermeté certains intellectuels, y compris dans le monde arabe, une fois retombée l’euphorie de la marche du 11 janvier.
Alyah, des chiffres qui en disent gros
Quoiqu’il en soit, l’onde de choc du « 11 septembre français » comme l’ont baptisé d’aucuns, continue à se faire sentir au sein de la société française, les déclarations polémiques des uns venant alimenter les angoisses des autres, le tout sur fond de marasme économique. La communauté israélite, qui a enterré 15 de ses membres dans les attaques successives de Toulouse, Bruxelles, Paris puis Copenhague, est plus inquiète que jamais quant à son avenir et sa place dans le Vieux continent. Les statistiques en attestent. Si 80 000 Français ont fait leur Alyah en 70 ans, selon l’Agence juive en France, 7231 Français sont partis s’installer en Israël en 2014, un chiffre qui dépasse les pics des lendemains de la Guerre des Six jours. La barre des 10 000 olim tsarfatim (migrants français) pourrait facilement être franchie en 2015 à en croire Daniel Benhaïm, le directeur de cette organisation paragouvernementale chargée d’organiser l’arrivée des migrants juifs en Israël. Dans un entretien au site 20 minutes.fr datant du 23 février dernier, celui-ci estimait que« les chiffres de l’Alyah 2014 sont la conséquence de l’affaire Merah »et qu’il faudra attendre un ou 2 ans pour mesurer l’impact réel des attentats de janvier 2015 sur la dynamique de départ des Juifs français. Soit le temps moyen requis pour bâtir son projet migratoire. à souligner que l’Alyah attire essentiellement les classes moyennes et populaires, les Juifs français issus de milieux plus favorisés privilégiant les Etats-Unis ou le Canada comme pays d’accueil Q
Terre promise ?
Il serait erroné d’affirmer que les motivations des candidats à l’immigration sont purement sécuritaires, d’autant plus que l’Etat hébreu fait face depuis la dernière guerre de Gaza à une vague d’attaques djihadistes prenant pour cibles civils comme militaires et que le processus de paix est plus que jamais moribond. En effet, au-delà de l’idéal sioniste d’un pays sûr pour le peuple juif ou du retour à la Terre promise pour les croyants, le climat et le modèle économique israélien semble aussi attirer les jeunes juifs français de moins de 35 ans, qui représentaient la moitié des migrants en 2014. «Ici, quand tu es compétent et motivé, tu ne chômes pas longtemps. Les salaires ne sont pas mirobolants, mais il y a une douceur de vivre très orientale, malgré la menace permanente d’attaques terroristes. En gros, c’est Hamas, Houmous et fureur de vivre! Mais c’est sûr que les Français agacés qui viennent ici pour « ne plus avoir affaire aux Arabes » et trouver le paradis sur terre sont forcément déçus. Ici, c’est le cœur battant de l’Orient, on n’aime pas la suffisance et les chichis. Juif, musulman ou chrétien, il faut se battre plus qu’ailleurs pour se faire une place au soleil», rapporte Alain, 27 ans, ingénieur dans le high-tech à Haïfa. En dépit des 500 heures de cours d’hébreu gratuits et l’aide financière proposée pendant les 5 premiers mois suivant l’installation, 20 %des nouveaux arrivants en moyenne rebroussent chemin, généralement faute d’emploi.
Juifs certes, mais Français avant tout !
Il serait alarmiste de prédire l’exode massif des 500 000 Juifs de l’Hexagone. Beaucoup de ceux que nous avons interrogés n’envisagent pas de quitter la France ni à moyen ni à long terme. Pour Hervé, enseignant chercheur en Bourgogne, né en 1957 à Marseille de parents tunisiens, le choix est depuis longtemps tranché : « Je me sens plus français que n’importe quel autre de mes compatriotes, car ce pays m’a vu naître et que j’ai choisi d’y vivre alors que j’avais la possibilité de m’installer ailleurs. Militant dans ma jeunesse dans des mouvements de gauche, je me suis rendu en Israël à 17 ans, mais le racisme que j’y ai vu envers les sépharades m’a refroidi. Je suis rentré l’année qui a suivi la Guerre de Kippour. Je n’ai pas de « plan B » pour ma retraite, mon pays c’est la France et j’y resterai car j’ai besoin d’elle comme elle a besoin de tous ses enfants. « Se barrer » dès que ça va un peu mal, et aller profiter des hôpitaux israéliens pour lesquels je n’ai pas cotisé, je trouve cela un peu lâche et opportuniste ».
àl’instar d’Hervé, de nombreux français juifs, toutes générations confondues, confient leur attachement à la France, sa culture, son histoire, sa langue, sa gastronomie, tout ce qui fait sa richesse et sa renommée mondiale. Perçu comme le cœur et le phare civilisationnel de l’Europe occidentale, le pays des Lumières et de la Déclaration universelle des droits de l’homme peine à imaginer son avenir sans ses citoyens juifs qui ont contribué depuis 2000 ans à l’enrichir de leurs combats et de leurs pensées, de Léon Blum à Gisèle Halimi, en passant par Simone Veil, Philippe Lacan et Elisabeth Badinter, pour ne citer qu’euxQ
* CRIF : Conseil représentatif des institutions juives de France.
*Alyah, Alya est un mot hébreu signifiant littéralement « ascension » ou « élévation spirituelle ». Ce terme désigne l’acte d’immigration en Terre sainte (Eretz Israël, en hébreu) par un juif.
* Etude organisée à l’occasion des 10 ans du « Rapport Rufin » à l’initiative de l’American Jewish Committee, la Fondation Jean Jaurés et la Fondation pour l’Innovation politique.
Mouna Izddine
Journaliste-reporter
L'Observateur du Maroc et d'Afrique
E-Mail: mouna.izd@gmail.com