Entretien avec André Azoulay, président de la fondation Anna Lindh
«Une société qui sait additionner ses spiritualités, ses cultures est une société tranquille et apaisée»
Jamais dans un monde marqué par la menace et la peur du nucléaire et par un autre «choc» tout aussi tragique, celui des civilisations, l'Unesco n'aura autant mérité son appellation de «Temple de la paix» dans le sens où cette institution «s'emploie à créer les conditions d'un dialogue entre les civilisations, les cultures et les peuples, fondé sur le respect des droits de l'Homme». C'est dans ce lieu qu'a eu lieu, les 15 et 16 mars, une rencontre consacrée au thème «Rencontre patrimoine culturel et développement régional» consacrée à la région de l'Oriental et au projet d'inscription de la ville de Figuig au patrimoine culturel mondial, ville symbole d'une civilisation oasienne, mais aussi symbole de paix et de convivialité entre les cultures et les religions monothéistes. Au cours de cette rencontre inaugurée par la directrice de l'UNESCO, Irina Bokova, marquée par des débats et des interventions de très grande qualité, le président de la Fondation Anna Lindh, André Azoulay, a donné une conférence sur «Patrimoine, culture et développement» qui a marqué les esprits et que l'on souhaite être entendue en dehors des murs de l'enceinte internationale. L'Unesco, haut lieu de la culture à Paris, une des grandes capitales du monde où dans quelques jours s'ouvrira un débat sur l'Islam qui fait peur et qui ravive les tensions. Le président du Conseil français du Culte musulman, Mohamed Moussaoui, qui est né et a grandi à Figuig vient de refuser de participer à ce débat qui risque de stigmatiser l'Islam.
Un collectif regroupant des personnalités musulmanes a lancé une pétition contre le débat sur l'Islam annoncé par l'UMP dont le SG Jean-François Copé a fait la proposition d'interdire les prêches en arabe pour les musulmans, une proposition contraire aux droits fondamentaux. C'est dans ce contexte et dans celui «du repli identitaire, de la frilosité communautaire qui est un non sens» que l'intervention d'André Azoulay, dont les grandes lignes sont reprises dans cet entretien, prend tout son sens. Que dit-il ? «Je me sens fort de mon Maroc, fort de mon histoire, longue série d'additions de mon judaïsme, de la civilisation berbère en y ajoutant la rencontre avec la grande civilisation arabo-musulmane. Quelle chance d'être né au creuset de cette belle histoire, d'en avoir pris conscience et d'avoir fait miens tous ces univers ! Ce réel, dit-il, tous les Marocains doivent se le réapproprier… Cette partie est aussi nécessaire que la technologie la plus sophistiquée qui va nous faire avancer, parce qu'elle fait notre personnalité, notre force. C'est un appel que je lance pour que s'installe, comme une priorité, cette dimension, la plus déterminante dans ce que nous serons demain et dans ce que seront nos enfants dans cette société qui sait additionner nos spiritualités, nos sensibilités, nos cultures et qui sait proposer une société diversifiée à la fois tranquille, sereine, sûre d'elle-même». Une société qui sait additionner les spiritualités et les cultures s'enrichit et peut vivre dans la tranquillité et l'apaisement. A contrario, une société qui crée les boucs émissaires, qui exclut, qui stigmatise l'autre porte en elle les ingrédients de la division et de la violence. Le message est fort, puisse-t-il être entendu au Maroc mais aussi en France et partout ailleurs !
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LE MATIN: Vous avez assisté aux interventions et aux débats de cette journée consacrée au Patrimoine culturel et développement régional. Une première réaction ?
ANDRÉ AZOULAY: Je suis impressionné, ému, réconforté et confirmé dans mes convictions quand je parle de ce que mon pays recèle de mémoire cachée, de vertus civilisationnelles et je me sens à la fois de cette région de l'Oriental et figuigui avec vous. Je le dis parce que je le ressens et parce que j'ai vu cette implication, cet engagement et parce que j'ai entendu ces mots justes pour parler de cette histoire qui nous appartient à tous et dont nous avons ignoré de grands pans. Trop longtemps confortablement et souvent avec de fausses certitudes, nous avons cru que nous pouvions avancer, évoluer en mettant notre mémoire entre parenthèse. Or sans cette mémoire nous sommes orphelins, et nous devons tous savoir, si nous ne voulons pas l'être, d'où l'on vient, ce que l'on y a laissé, ce que l'on a pu y apprendre, ce que nous avons appris à protéger et ce que nous avons reçu en don. Je me sens fort de mon Maroc, fort de mon histoire, longue série d'additions de mon judaïsme, de la civilisation berbère, en y ajoutant la rencontre avec la grande civilisation arabo-musulmane. Quelle chance d'être né au creuset de cette belle histoire, d'en avoir pris conscience et d'avoir fait miens tous ces univers.
C'est une réalité qu'il faut prendre comme une addition, dites-vous, de richesses, mais le temps de l'humanité est en train de changer pour régresser et renouer avec ses vieux démons de violence et d'exclusion de l'autre ?
Nous sommes dans un environnement qui est celui de la régression et de l'archaïsme. Quel recul, quel recul que celui d'avoir à réaffirmer, à écrire, à théoriser, à faire des forums, à convoquer les Nations unies, l'Unesco pour dire que cette théorie scélérate du choc des civilisations, du repli identitaire, de la frilosité communautaire est un non-sens ! Quand on se retrouvait avec mes collègues, on débattait entre marxistes et libéraux, mais rarement pour savoir si juifs, musulmans et chrétiens devaient se poser la question de savoir s'ils devaient s'asseoir dans la même salle et, éventuellement, construire quelque chose ensemble. C'est pour cela que je dis que nous avons collectivement reculé et nous en partageons tous la responsabilité.
Je vois aujourd'hui, dans ces clignotants qui sont en train de s'allumer autour de nous, de l'amnésie. Je n'ai pas besoin d'inventer ou de réécrire quelque chose qui est dans le fondement de mon identité et de ma mémoire. Chacun d'entre nous est porteur de cette réalité sociale, culturelle et spirituelle, mais nous ne pouvons pas aussi en être de simples spectateurs. En d'autres termes, certains pensent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que nous n'avons pas besoin de convoquer nos mémoires et nos histoires. Nous ne pouvons pas rester dans cette posture. Nous avons la responsabilité de parler de notre histoire, de notre mémoire, de cette citoyenneté qui est celle d'un mode de vie, de relations sociales, d'altérité que je crois être l'habit de cérémonie qui va le mieux à mon pays, le Maroc. Ce sont là des notions qui ont déserté les rivages et nous avons la responsabilité pour nous et pour les autres de dire l'art du possible, là où les autres ont voulu emprunter l'art de l'impossible. C'est cela le Maroc, c'est le réel que les Marocains doivent se réapproprier dans nos livres d'histoire, dans nos universités et nos instituts. Cette partie est aussi vitale, aussi nécessaire que la technologie la plus sophistiquée qui va nous faire avancer, parce qu'elle fait notre personnalité, notre force. C'est un appel que je lance pour que s'installe comme une priorité, une nécessité, comme un levier cette dimension qui est la plus légitime, la plus déterminante dans ce nous serons demain et dans ce que seront nos enfants dans cette société qui sait additionner nos spiritualités, nos sensibilités, nos cultures, nos civilisations et qui sait proposer une société à la fois tranquille, sereine, sûre d'elle-même, qui aura refusé d'être privée de son histoire irréfragable dans sa diversité.
Vous avez dit dans cette conférence à l'UNESCO à Paris, consacrée à Figuig et à la relation entre culture et développement, que vous avez presque 3.000 ans d'âge ! Au-delà de la symbolique, quel est le sens de cette déclaration ?
Je porte l'histoire de mon pays, l'histoire qui ne se réécrit pas en fonction de l'actualité ou des conjectures. Nous avons au Maroc une très belle histoire qui doit résister aux assauts de l'instant et nous devons nous réapproprier la totalité de nos histoires qui sont toutes légitimes. Mais cela ne se décrète pas, c'est une prise de conscience collective et la société civile a un rôle majeur dans ce défi. Nos gouvernants sauront faire aussi bien que possible si la société civile est la sentinelle la plus exigeante, la plus lucide, la plus déterminée à ne plus céder sur aucune des facettes qui sont constitutives de ce qu'est la citoyenneté, la personnalité marocaine, drapée de toutes ses diversités, ses différences, par ce creuset qui aura toujours su faire converger plutôt que diverger nos spiritualités. J'ai développé un plaidoyer qui vient d'une profondeur dans le temps qui n'est pas ordinaire. Ce que je suis, a existé au Maroc, un millénaire avant que la civilisation arabe ne vienne enrichir le Maroc. C'est l'histoire, irréfragable avec ses pierres tombales juives écrites en hébreu qui datent de sept, huit siècles avant J.C. et qui se sont trouvées au Maroc pas loin de la région de l'Oriental.
Essaouira a été citée en exemple de culture transformée en levier de développement. Vous en avez été l'un des artisans. Un mot sur cette histoire ?
C'est une belle et grande histoire, pierre fondatrice de cette universalité marocaine que beaucoup d'autres villes marocaines pourraient revendiquer. Cette histoire a été négligée suffisamment longtemps, au point où la cité s'est installée dans une situation de crise profonde. Un philosophe français amoureux de la ville qui avait la chaire de philosophie à la Sorbonne, décédé récemment, Georges Lapassade, avait installé dans les années 70 une immense pancarte à 6 km de la ville où l'on pouvait lire «Essaouira, ville à vendre ». Ce geste montrait à quel point il était désespéré par la marginalisation de la ville, morceau d'une belle et grande histoire. Cela a eu l'effet d'un électrochoc, mon épouse, qui est souirie, a écrit avec deux de ses amies un premier ouvrage en 1989 et un deuxième quelques années plus tard qui ont eu un grand succès. C'était un cri de cœur qui appelait au réveil des Souiris. J'ai eu la chance d'être nommé peu après Conseiller de Sa Majesté et cette conjonction de circonstances a fait que nous avions décidé de redonner une chance à notre ville. Nous l'avons fait à partir de critères modestes, qui nous permettaient d'y faire appel sans avoir besoin de personne, car c'était de notre patrimoine, de notre histoire qu'il s'agissait. Il fallait faire partager cette ville au plus grand monde, essayer de trouver les moyens, les ressources pour que l'histoire de la ville intéresse et aider à faire ressusciter la ville.
Le patrimoine, ce n'est pas seulement de vieilles pierres muettes, mais des pierres qui ont de très belles histoires à nous raconter et qu'il fallait faire parler. Ces vieilles pierres ont vécu de belles choses dans la rencontre, dans la convergence entre le judaïsme, l'islam et la grande civilisation berbère, point de jonction entre les Hakkas et les Chiadmas avec au milieu une médina, une ville dessinée par le Roi Mohamed Benabdellah III. Cela nous a beaucoup aidés pour qu'Essaouira soit classée au patrimoine mondial universel, grâce aussi à toute l'aide apportée par notre ambassadrice, Mme Bennani. Aujourd'hui, Figuig peut reconstituer les morceaux du puzzle de son histoire. Figuig sera inscrite au patrimoine universel, elle enrichira la civilisation universelle, car cela fonctionne dans les deux sens : on donne, on nous apporte et on se rencontre ! Le judaïsme et l'islam pourront alors se rencontrer dans des notions de liberté, de respect, de dignité pour tous. Nous ne sommes pas juifs ou musulmans par le sang mais, par ce que nous avons dans la tête et par l'usage et que nous en faisons ! On a utilisé toutes nos cultures quand on a créé le festival Gnaoua et musique du monde qui est le Maroc de la modernité du mouvement, de la référence, de la fusion ! C'est cela la leçon d'Essaouira comme le soulignait le philosophe Edgar Morin qui s'est engagé à la porter le plus loin possible !
Le festival des Andalousie de l'Atlantique est le seul au monde à mettre sur scène Imams et rabbins, musiciens juifs et musulmans qui mettent en scène notre patrimoine du Maatrouz, du brodé ou un envers est en arabe et l'autre en hébreu ! Aucun pays au monde ne dispose d'un tel patrimoine musical qui fait référence à l'héritage andalou !
Par Farida Moha | LE MATIN