Le printemps arabe : un pur fantasme occidental (info # 010205/11) [Analyse]
Par Patricia Mamou © Metula News Agency
Patricia Mamou est née à Tunis au début des années soixante. Elle étudiera la littérature, la philosophie et le droit à Paris, où elle demeurera jusqu’en 2004. La majeure partie de son parcours professionnel se fera dans la communication, où elle occupera divers postes de relations publiques et d'attachée de presse. Son installation en Floride, en 2004, l'a menée à collaborer à divers magazines israéliens, dont elle fut la correspondante aux Etats-Unis.
Lorsqu’en janvier la "Révolution du Jasmin" battait son plein en Tunisie, elle faisait vibrer des journalistes, politologues et philosophes européens et américains, qui rêvaient qu’un vent démocratique soufflât enfin sur ce pays. A longueurs d’articles, les donneurs de leçons libertaires et égalitaires, en particulier les Français parmi eux, ont tenté de démontrer qu’une ère nouvelle de liberté s’était mise en marche dans le monde arabe, et que la Tunisie avait ouvert la voie du changement tant attendu et tant espéré.
Bien calés dans leurs convictions, et n’envisageant ce mouvement populaire arabe qu’au travers du prisme de leurs certitudes et de leur propre culture, ces commentateurs magistraux expliquaient sur tous les plateaux de télévision, que les forces vives de la jeunesse tunisienne ne sauraient laisser passer cette occasion unique de tourner le dos à plus de soixante ans de dictature et de privations de toutes sortes.
Mais, en réalité, qui donc attendait et espérait ce changement ? La famélique jeunesse tunisienne, ou ces bienpensants nantis, grands amoureux de la dialectique et de l’ethnocentrisme ?
Sont-ils jamais allés à la rencontre de cette jeunesse afin, pour débuter une authentique réflexion, de l’écouter ? Possèdent-ils seulement quelque notion concrète des aspirations profondes ou des rêves authentiques de cette génération tunisienne ?
Les sociétés occidentales et démocratiques lui laissent-elles le choix d’adhérer à autre chose que ce qu’elles ont décidé et défini comme étant ce qui est bien pour elle ?
Il suffit pourtant d’avoir visité le Maghreb ailleurs que dans les avalent-touristes, pour être au courant de ce que les principes philosophiques, politiques et religieux de mise en Occident ne sauraient être calqués à aucun pays arabe, fut-ce la douce Tunisie. S’obstiner dans la voie de l’humanisme imposé, participe d’une erreur monumentale. Plus que cela : d’une approche stratégique, politico-économique, simplement contre-productive.
Nous ne partageons pas les mêmes valeurs ! Une évidence qui m’est réapparue, criarde, tout au long des interviews que j’ai menées, cette semaine en France, à Nice, précisément, auprès de jeunes Tunisiens. Des migrants, qui se vivent exclusivement comme des "rescapés de l’enfer", et ne se reconnaissent pas en "révolutionnaires emblématiques", au risque d’y perdre en romantisme. Ce, même si cela doit peiner les media qui remplacent, par trop systématiquement, le sens de la réalité par celui de la formule, et qui ont, sans se soucier des attentes des principaux intéressés, baptisé leur aventure de l’titre, poétique mais controuvé, de Printemps tunisien.
Tandis que vingt mille visas temporaires ont été délivrés par les autorités italiennes depuis le mois de février (c’est la seule estimation à peu près fiable dont nous disposons), ce sont quelques deux à trois cents Tunisiens qui arrivent chaque jour à la gare centrale de Nice, en provenance de la ville frontalière italienne de Vintimille.
C’est donc naturellement aux abords de la gare que je les ai attendus. Depuis quelques jours, la police française a modifié son attitude - facilitant ainsi mon enquête - qui est passée de vigilante et sévère à carrément débonnaire. Les forces de l’ordre ayant levé le siège de ce quartier populaire du centre-ville, elles laissent ces faux-vrais immigrants libres de se rendre où bon leur semble.
J’aborde trois jeunes qui acceptent de se confier à moi, ce, avec d’autant plus de facilité que je m’adresse à eux en arabe dialectal. Refusant poliment mais obstinément la nourriture que je leur propose – ils viennent de recevoir du pain et du fromage d’une autre Niçoise -, ils me racontent par le détail leurs épopées dramatiques.
Comme les mille sept cents personnes ayant voyagé en même temps qu’eux jusqu'à l’île italienne de Lampedusa, ils ont tous bien moins de trente ans. La plupart ne vivait pas à Tunis, mais dans les villes et les villages se situant à l’intérieur du pays. Là où la misère et la faim font gargouiller les estomacs chaque jour un peu davantage.
J’ai hâte de leur poser la question qui taraude ma curiosité depuis que je m’intéresse au sujet : pourquoi ne sont-ils pas partis pendant le régime de Ben Ali ? Leurs réponses se chevauchent les unes les autres, mais elles disent toutes pareil : "En ces temps-là nous mangions tous les jours ! On arrivait encore à gagner nos dix dinars quotidiens (cinq euros par jour, soit cent cinquante euros par mois), en travaillant comme maçon ou garçon de café ; aujourd’hui même cela est impossible ! Nous, nous venons de Kairouan (dans la zone orientale de l’Atlas tunisien), et il n’y a plus rien là où nous vivions ; pas de travail, pas de nourriture dans les magasins et, d’ailleurs, qui achèterait quoi ? Avec quel argent ? D’autres, originaires des grandes villes de Gabès ou de Sfax, me confieront exactement la même constatation.
Je rebondis instinctivement : mais Ben Ali déchu et parti, c’est ce que vous vouliez non ?
Prenez bonne note de leur réponse, c’est celle qui courait dans toutes les bouches des centaines de Tunisiens défriqués qui arpentaient ce week-end la Promenade des Anglais. Elle m’en a plus appris en dix minutes que tout ce que j’avais vu ou lu sur leur sort en France auparavant :
"Oui nous voulions voir Ben Ali quitter le pouvoir, c’est un voleur, un voyou ; mais on n’est pas fou : lui ou un autre c’est pareil… Une fois au pouvoir, leur but, c’est leur propre fortune, pas la nôtre ! Pour les gens aux commandes du pays, nous, les pauvres, nous n’existons pas. Ils ne s’intéressent pas à nous. Avant et après Ben Ali, cela s’est toujours passé ainsi et cela se passera toujours comme cela.
Cela ne changera jamais pour nous. Nous le savons, nous l’avons toujours su. Nous n’attendions rien de précis de cette révolution. Nous savions qu’elle serait sans conséquences positives pour nous. Alors nous, la révolution, on s’en fiche aussi. Ce que l’on veut c’est travailler, gagner de l’argent, nourrir nos familles, vivre… normalement.
En France, en Italie, ailleurs, on s’en fiche de savoir où on ira, mais là-bas, on sait qu’on aura un travail qui nous rapportera beaucoup d’argent !".
Je me dois de préciser, qu’au cours de nos entretiens, qui ont duré plusieurs heures et ont impliqué des dizaines de migrants, pas une seule fois n’auront été prononcés les mots de démocratie ou de liberté. Les jeunes gens échoués sur notre plage n’ont pas de conscience politique ou idéologique, du moins pas dans le sens où nous l’entendons.
Car ils ne peuvent pas s’en permettre le luxe, eux, dont l’unique préoccupation, en Tunisie et en France, consiste à manger tous les jours !
A l’évocation de l’argent, je leur demande où ils ont trouvé la petite fortune que leur a coûté leur traversée. Mes interlocuteurs me signalent que les sept-cent-cinquante euros par personne ont été réunis par les mères, les cousines et les sœurs. Toutes ont été réquisitionnées pour vendre leurs bijoux en or. Une énorme somme, l’équivalent de cinq mois de salaire sous Ben Ali, remis à des patrons pécheurs sans vergogne, qui les ont hissés sur des barques délabrées et dangereuses, au péril de leurs vies.
"Passeur" aura finalement été l’unique activité lucrative de la Révolution tunisienne. Soixante-douze heures d’une traversée apocalyptique, avec des barques, qui, lorsqu’elles ne coulent pas, sont réduites à l’état de radeaux, à l’approche de l’île italienne.
Trois jours à affronter les vents et les pluies glaciales, les vagues immenses et menaçantes, la promiscuité, la faim, la soif et la hantise de mourir à chaque instant. Pourtant, ils ne regrettent rien. Ni l’argent miraculeusement ramassé et entièrement englouti, ni la peur affrontée lors du voyage en haute mer, ni les transferts d’un camp de rétention à celui de Trapani, à Catane, en passant par Naples ; ni les errances interminables entre Rome et Milan, ni les jours sans manger, ni les nuits passées dehors, sur le bitume et dans le froid .
Tout cela, ces privations et ces sacrifices, a été, selon les jeunes maghrébins à l’unisson, mille fois payé de retour par le titre provisoire de circulation, valable dans toute l’Europe, qui leur a été délivré par les autorités italiennes.
"Partir, il nous fallait partir et quitter la Tunisie et nous ne voulons plus y retourner". Cette idée revient comme une obsession. Comment expliquer que cette révolte populaire, qui, théoriquement, devait aboutir à mieux ou au meilleur, s’est révélée concrètement engendrer le pire ?
Il est urgentissime, pour nous, d’admettre que cette Révolution du jasmin a été inspirée et soutenue par des catégories très minoritaires et particulières de la population tunisienne. A savoir : la petite bourgeoisie industrielle, qui ne supportait plus de travailler pour enrichir Ben Ali et le clan Trabelsi, qui les menaçaient systématiquement de leurs terribles foudres. Les intellectuels, qui passent le plus clair de leur temps hors de Tunisie, et, enfin, les islamistes, brimés et frustrés sous l’ancien régime, qui, libérés désormais du tyran anticlérical, espèrent pouvoir installer leurs lois coraniques, et, pourquoi pas, un jour, instaurer un pouvoir théocratique !
Hors de ces microcosmes, ne s’offre plus que la solution de l’exode aux classes pauvres, hyper majoritaires, et hyper majoritairement composées de jeunes. Tous veulent fuir cette Tunisie, terre à jamais sans avenir, où la vie est désormais pire, pour eux, que du temps de Ben Ali et de sa clique.
Par ailleurs, ces hommes, dans la force de l’âge, sans pourtant renier leur appartenance à l’islam, rejettent, une fois en Europe, les interdits qu’il leur impose. Sans le sou, mais toujours une bouteille de bière à la main, entre les cigarettes, qu’ils grillent l’une après l’autre.
C’est là que se situe l’essentiel pour cette jeunesse démunie, que personne ne prend en compte ! A l’instar de l’importance qu’ils confèrent à leurs téléphones portables ; ils en possèdent chacun un, objet magique et salvateur, cordon ombilical virtuel, qui leur permet de garder le contact avec leurs familles restées au bled, en composant un mystérieux numéro, spécial et gratuit ! Cela n’a pas de prix pour eux, et fait partie de leur équipement de campagne.
Comme souvent, la France est coupée en deux au sujet de ces faux-vrais immigrés. Avec, d’une part, les bénévoles, qui font preuve de compassion exemplaire et vont à leur recherche afin de les aider et de les nourrir.
Il y a, d’autre part, des gens comme certains de mes voisins d’immeuble, qui, lorsque je leur demande leur avis sur ces centaines de Tunisiens qui circulent dans les rues de Nice, appellent cela l’"envahissement". Parlant des migrants, ils n’hésitent pas à évoquer des "taches" ou, en plus imagé encore, des "furoncles qui nuisent à notre si belle ville".
Comment, sur la célèbre Promenade des Anglais, ne pas être saisi par le contraste entre des centaines de Tunisiens, errant sans but et les poches vides, les sportifs à fière allure, et les touristes, Nikon en bandoulière qui offrent sodas et crèmes glacées à leur progéniture déjà blasée par tant d’opulence.
"La France fout le camp à force d’accueillir toute la misère du monde", m’explique la très en colère madame Gloria B., du troisième. Si la France doit un jour se perdre, ce sera plutôt à cause du double jeu, indécis et dangereux, que pratique l’actuel gouvernement.
Après avoir essayé de se soustraire des accords de Schengen, s’être emporté contre l’Italie, pourvoyeuse de laisser-passer, il n’est ni anodin ni innocent que le gouvernement français décide, faute d’avoir trouvé d’autre solution, de "lâcher dans la nature" cette population, qui affole et effraye tant de patriciens.
Les responsables français feignent naïvement d’attendre l’expiration des six mois figurant sur les visas délivrés, désireux de s’imaginer que nos hôtes infortunés retourneront dans leurs bleds une fois leur autorisation de séjour périmée.
Mais c’est ignorer la volonté farouche et la détermination de ces hommes à rester en France, après qu’ils y soient arrivés au risque de leurs vies.
Pris de court, privé d’imagination et de moyens, le gouvernement prépare un mauvais remake de l’après-guerre d’Algérie, à la suite de laquelle ont été engendrées des générations d’immigrés, déçus, amers et vindicatifs, au point de se sentir aujourd’hui libres et légitimes de siffler la Marseillaise lors de grandes compétitions sportives.
Si l’Italie fut la première à "lâcher dans la nature", sans aucun encadrement, ces Tunisiens, les laissant humer (per motivi umani, pour des raisons humaines, comme c’est indiqué sur leur visa), six mois de style de vie à l’européenne, dont ils sont déjà devenus friands.
La France, quant à elle, forte de son expérience algérienne, est coupable, à mon sens, de ne pas avoir pris rapidement l’une des trois solutions qui s’imposaient à l’évidence : soit, purement et simplement, dépêcher des bâtiments de guerre face aux côtes maghrébines, afin d’interdire aux embarcations de fortune d’atteindre Lampedusa et de les renvoyer chez elles ; soit intégrer ces nouvelles populations, s’en occuper en leur offrant une véritable structure d’accueil, des services et des soins ; soit, et c’est la solution que je préfère, intervenir en Tunisie à des fins de développement et d’investissement.
N’était-ce pas là l’un des objectifs principaux du projet d’association des pays du pourtour méditerranéen de Nicolas Sarkozy ? Un grand bluff, qui, au contact de la réalité, démontre à quel point il en était éloigné. De plus, c’est, évidemment, à l’échelon européen que les décisions doivent être prises, sachant que tout investissement sur place, en Afrique, sera plus économique, et moins périlleux pour l’ordre social européen, que la gestion, sur le vieux continent, de migrants pour lesquels nous n’avons pas d’emplois à offrir.
L’incapacité à réagir rapidement et de façon efficace, à en croire les nombreux échos racistes qui grincent sur la France, fera le jeu du Front National. Depuis les violences dans les banlieues, c’est à croire que l’actuel président a décidé de se saborder en faveur de Marine Le Pen.
"C’est loin Paris de Nice ?", me demande Ali.
"Mille kilomètres, cela fait cinq heures en train, pourquoi ?".
"A Paris, il y aura du travail pour nous c’est sûr ! Paris ou aussi la Suède, des copains qui ont des cousins là-bas m’ont dit que c’était bien, et Bordeaux aussi c’est bien. C’est loin la ville de Suède..?".
A la fois perdus, déterminés et bourrés d’énergie, ces jeunes maghrébins veulent une nouvelle vie, mais pas celle que les Occidentaux se plaisent à imaginer pour eux, sans pour autant apporter la moindre solution à… leurs carences en géographie.