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1904 : Le commandant Jaurès refuse de prendre des juifs en fuite à son bord

 

 

1904 : Le commandant Jaurès refuse de prendre des juifs en fuite à son bord

 

 

 

Le comte de Saint Aulaire (1866-1954) est un diplomate français. En 1894, il est nommé comme Attaché à la résidence générale de France à Tunis. En 1902, il est chargé d’Affaires à Tanger au Maroc. Il est le collaborateur de Lyautey au Maroc (1912-1916), puis devient ambassadeur en Roumanie (1916), en Espagne (1920) et en Grande-Bretagne (1921-1924) où il achève prématurément sa carrière après s’être heurté au gouvernement du Cartel des Gauches dirigé par Édouard Herriot. Il se consacre ensuite à l’écriture, publiant notamment des ouvrages sur Richelieu, Mazarin, ou Talleyrand, et surtout ses mémoires, après la Seconde Guerre mondiale.

Dans cet extrait, l’auteur raconte son premier contact avec le commandant Louis Jaurès, frère cadet de Jean Jaurès. Il se joue à ce moment un drame pour la communauté juive de Larache menacée d’être massacrée. Le comte de Saint-Aulaire tente de lui venir en aide. Le commandant Jaurès refuse d’accorder cette aide.

 

« Dans sa lettre M. Saint-René Taillandier me recommandait une extrême circonspection dans mes entretiens avec le commandant du Galilée, recommandation qui me parut d’abord inexplicable, nos relations avec les officiers de notre marine ayant toujours été très confiantes, et que je jugeai superflue en lisant quelques lignes plus loin le nom de ce commandant. C’était le frère de Jean Jaurès, capitaine de frégate, que le leader socialiste tout-puissant au ministère de la Marine, avait fait désigner pour ce commandement. En réalité, il était l’oeil du parti, préposé à la surveillance de la Légation suspecte d’impérialisme. [...]

Arrivé à Larache dans la matinée du 31, j’eus la satisfaction de voir notre pavillon sur leGalilée, mais la déception d’apprendre que la barre était impraticable et le serait peut-être jusqu’au lendemain. J’appris aussi qu’on redoutait les incursions d’une tribu voisine et que le Mellah (le quartier juif), toujours la première victime en pareil cas, était en proie à une violente panique. Quand les Marocains pillaient le Mellah, leurs prises n’étaient à leurs yeux qu’une reprise, puisque les juifs s’enrichissaient à leurs dépens. C’était faire dégorger la sangsue. Au vice-consulat, je reçus la visite de juifs qui voyaient dans l’arrivée de notre croiseur un moyen miraculeux de salut dont ils rendaient grâce à Jéhovah. Ils me demandèrent de les prendre à bord ainsi que leurs femmes et enfants, ce qui leur permettrait de se réfugier à Tanger en attendant que le calme renaisse dans la région de Larache.

L’après-midi, à l’heure de la marée, la barre, bien que très forte, n’étant plus infranchissable, je me rendis au port pour m’embarquer avec le seul Si Kaddour Benghabrit, notre caravane gagnant Tanger par voie de terre. J’y fus accueilli par mes juifs, avec femmes et enfants. Ils n’avaient pas quitté le port depuis plusieurs heures afin de ne pas manquer mon départ et le leur. A Larache, ce qu’on appelle le port est une mauvaise crique rocheuse, inabordable même aux bateaux de pêcheurs  mouillés à cinquante mètres du rivage. Les “barcasses”, grosses embarcations à seize rameurs pour le passage de la barre, sont mouillées à une centaine de mètres. Mes juifs et leurs épouses, portant les enfants, les franchirent nu-pieds, en retroussant culottes et jupes avec de l’eau jusqu’à la ceinture, puis revinrent à terre pour prendre leurs bagages. Ma dignité ne me permettait pas de monter dans la même barcasse. Si Kaddour Benghabrit et moi, à califourchon sur le dos de deux vigoureux mariniers, nous nous demandions pourquoi un bon musulman consentait à porter un roumi, alors qu’à Tanger seuls les juifs assuraient le service des chaises à porteurs. C’est sans doute que ces chaises ne servent qu’à des femmes et que, dans un pays qui les traite en esclaves, il est plus humiliant de les porter. La barre qui ferme l’entrée du port à tous les gros bateaux et, la moitié du temps, aux autres, dressait entre le Galilée qu’elle masquait et nous sa triple ou quadruple muraille écumante et mugissante, formée par la grande houle de l’Atlantique se brisant contre des bourrelets de sable qui parfois se déplacent et se multiplient. Au gouvernail, le pilote en caftan rouge et fez rouge s’agitait comme un diable dans un océan d’eau bénite, gesticulant frénétiquement de son bras libre et vociférant. Dans les passages difficiles, au moment d’aborder une de ces murailles presque à pic qui se précipitaient vers nous, ou le dos d’un de ces monstres grondants, à la crinière s’effilochant en hautes gerbes qui retombaient sur nous, ses cris devenaient si désespérés que j’aurai cru notre barcasse en perdition si je n’avais su que leur diapason montait pour faire monter un pourboire calculé d’après le danger couru et l’effort fourni, selon l’humeur changeante de la barre. C’était, comme en des montagnes russes liquides, une brusque alternance de hauts et de bas, de sommets et de gouffres, de la crête des lames au creux de leur entre-deux où, avec un choc à vous décrocher l’estomac, la barcasse touchait le fond, “talonnait”, selon le terme technique, avec un craquement sinistre, comme si elle s’entrouvrait. Mais déjà une nouvelle lame la soulevait comme une coquille de noix. Parfois les cris de notre pilote satanique étaient dominés par des cris de damnés, les cris des juifs et juives dans la barcasse voisine qui, beaucoup plus chargée que la mienne, “talonnait” plus rudement.

Enfin, nous voici de l’autre côté de la barre, en mer relativement calme, à quelques mètres duGalilée. J’aperçois le commandant qui m’attends à la coupée. Il semble étonné de voir deux barcasses au lieu d’une se rapprocher de l’échelle. Pour m’excuser de ce supplément inattendu de passagers, je mets mes deux mains en porte-voix pour crier de toutes mes forces : “Ce sont des israélites (je crus me conformer au vocabulaire du parti en ne les appelant pas des juifs) menacés d’être massacrés, qui font appel à vos sentiments d’humanité, en vous priant de les prendre à votre bord jusqu’à Tanger.” Je m’attendais à ce qu’ils fussent reçus non plus protocolairement mais plus cordialement que moi. Or, le commandant Jaurès me répondit par des paroles dont je ne parvins pas à saisir le sens, mais accompagnés d’une gesticulation signifiant clairement qu’il n’en voulait à aucun prix. J’aime à penser que ce refus s’expliquait, moins par une “différenciation raciale” que par quelque règlement contraire à l’admission des femmes sur nos navires de guerre. Il ne s’agissait cependant, de Larache à Tanger, que d’une traversée de quatre à cinq heures. Dans cette barcasse de réprouvés, le désespoir fut tel que la coque du Galilée en devenait le mur des lamentations. Le commandant Jaurès étant maître à son bord après Dieu, je n’avais pas qualité pour insister en leur faveur. Bien que ne faisant pas profession d’humanitarisme, c’est avec un serrement de coeur que j’entendis les gémissements des hommes et les sanglots des femmes, pendant que leur barcasse virait de bord pour affronter de nouveau la barre. Je ne sais si ses passagers et passagères dont je n’ai jamais rien su ont été engloutis entre deux lames. Il faudrait les féliciter, si, à terre, ils devaient, côté hommes être massacrés, et côtés femmes, devenir le butin des tribus insoumises. »

Comte de Saint-Aulaire, Confession d’un vieux diplomate, Flammarion, 1953.

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