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En Israël, la Marocanité est en décrépitude

En Israël, la Marocanité est en décrépitude

par ELIAS LEVY, Reporter 

Né en 1951 dans la ville portuaire marocaine d’Essaouira, Ami Bouganim est l’écrivain et intellectuel Sépharade israélien qui a le mieux retracé le déracinement de la Communauté juive marocaine d’Israël, qui a fait son Aliya dans les années 50 et 60.

Ami Bouganim

Essayiste, romancier, philosophe et ancien directeur délégué des Écoles de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.), Ami Bouganim, qui vit à Netanya depuis 1970, est l’auteur d’une trentaine de romans, nouvelles et essais, écrits en français et en hébreu, parmi lesquels: Récits du Mellah (Éditions Jean-Claude Lattès, 1982), Le Cri de l’Arbre (Éditions Stavit, 1984), Walter Benjamin, le rêve de vivre (Éditions Albin Michel, 2007), Tel-Aviv sans répit (Éditions Autrement, 2009)… Son dernier livre : Asher le Divin et autres contes de Fès, paru en 2010 aux Éditions Albin Michel, est un récit hilarant et truculent relatant la vie pittoresque de la Communauté juive qui vivotait dans le Mellah de cette ville impériale du Maroc.

Au cours de l’entrevue qu’il nous a accordée, Ami Bouganim nous a livré ses ré­flexions sur l’état et les perspectives d’avenir du Séphardisme marocain en Israël.

Canadian Jewish News: Aujourd’hui, en Israël, la “Question Sépharade”, qui provoqua de grands remous sociaux dans les années 60 et 70, n’est-elle pas désuète?

Ami Bouganim: Bien que cette pro­blé­ma­tique ne soit pas aussi aiguë que dans l’Israël des années 50 et 60 et 70, celle-ci n’a pas disparu pour autant. Dans des bourgades du Sud d’Israël, telles qu’Ofakim, Sdérot, Nétivot… les Juifs marocains se sont tiers-mondialisés. Depuis cinquante ans, les  autorités israéliennes dé­nomment ces cités exsangues “villes de déve­loppement”. Ce qualificatif inepte me dérange beaucoup. À mon avis, soit le gouvernement israélien considère ces bourgades commes des villes à part entière et prend conséquemment les mesures nécessaires pour les dépêtrer une fois pour toutes de leur sinistrose éco­no­mique et sociale, soit il devrait fermer définitivement ces cités délaissées.

Plus de six décennies après leur fondation, il est toujours frappant de constater que dans ces villes sous-développées le clivage éco­no­mique recouvre toujours un clivage communautaire. S’il est vrai que les habitants Marocains de ces bourgades ont été rejoints par les autres couches sociales défavorisées de la société israélienne, les Harédim ashkénazes et les Arabes, force est de constater qu’un demi-siècle après leur Aliya, ces Sépharades marocains sont toujours recensés dans la si­nistre Catégorie sociale regroupant les citoyens les plus démunis de la très inégalitaire société israélienne. Les dernières études socio­éco­no­miques consacrées aux Sépharades marocains d’Israël n’ont pas démenti cette réalité sociale et communautaire pathétique. Aujourd’hui, en Israël, le Séphardisme marocain est dans un état de décrépitude consternant.

C.J.N.: L’action sociale menée par le parti ultra-orthodoxe Shass n’a-t-elle pas contribué à améliorer les conditions de vie des familles Sépharades les plus pauvres?

A. Bouganim: Il est vrai que durant ses premières années dans l’échiquier politique israélien, le parti Shass a contribué à redonner un certain prestige au Judaïsme sépharade, margi­na­lisé avec dédain pendant presque trente ans par les élites ashkénazes. Mais, aujourd’hui, le Shass n’est plus qu’un parti obscurantiste. Son fondateur, le Rav Ovadia Yossef, est un nona­gé­naire n’ayant aucune culture générale qui ne cesse de débiter des sottises à relents racistes. Il ne rate pas une occasion pour stigmatiser avec véhémence les Arabes et les autres Israéliens non-Juifs.  La vénération que ses adeptes inconditionnels lui portent témoigne de l’aliénation qui afflige aujourd’hui le Judaïsme sépharade.

Le Rav Ovadia Yossef est l’antithèse des grandes figures rabbiniques qui ont profondément marqué le Judaïsme maghrébin. Ces illustres Rab­bins Marocains, Algériens, Tuni­siens… avaient une grande culture générale qui fait cruellement défaut au Rav Ovadia Yossef. Le Judaïsme rabbinique marocain était très Sio­niste. Or, aujourd’hui, on constate que derrière les positions défendues avec opiniâtreté par le Shass oeuvre une idéologie pharisienne antiétatique, antisouverainiste et antisioniste. À l’instar des autres mouvements politiques ultra-orthodoxes israéliens, les leaders du Shass préconisent aussi l’instauration d’un État toranique, qui sera régi par la Halakha, et un pouvoir accru pour les Juges rabbiniques. À leurs yeux, la loi de la Torah est plus importante que la loi de l’État. Si on ne s’oppose pas à la croisade insidieuse des ces ultra-orthodoxes dogmatiques, on s’acheminera tout droit vers l’éclatement de l’État d’Israël. L’idéologie du Shass est aux antipodes de l’idéologie foncièrement sioniste que le Judaïsme rabbinique marocain a toujours prônée.

C.J.N.: Cette “idéologie pharisienne antisioniste” inquiète-t-elle les Juifs israéliens laïcs?

A. Bouganim: Un redoutable danger théologique pèse désormais sur l’État d’Israël. Aujourd’hui, presque 40% des Israéliens, en l’occurrence les Harédim, dont les Shassnikim font partie, et les Arabes, remettent en question le paradigme sioniste de l’État d’Israël, c’est-à-dire la souveraineté nationale juive sur la Terre d’Israël. Le plus grave danger qui menace aujourd’hui Israël ce n’est pas l’Iran d’Ahmadinejad et ses velléités nucléaires, c’est le retour en force du pharisianisme qui, comme il y a 2500 ans, récuse vigoureusement la souveraineté nationale juive. Ce n’est pas un phénomène nouveau dans le Judaïsme. Une déstabilisation théo­lo­gique d’Israël, mise en oeuvre par le biais d’une logique de négation messianiste ou pharisienne de la souveraineté nationale juive, serait désatreuse pour l’avenir de l’État juif.

C.J.N.: Depuis le début des années 80, la Culture judéo-marocaine occupe une place de plus en plus importante dans la Culture israélienne. Nous assistons donc à une réhabilitation de cette Culture longtemps marginalisée par l’élite dominante ashkénaze d’Israël?

A. Bouganim: Détrompez-vous! Les Sépharades marocains n’ont pas contribué grand-chose à la Culture is­raé­lienne. Ça, je le dis crûment! Ils ont par contre contribué à promouvoir une cérémonie de la veulerie et de la bombance: la Mimouna. Ils ont transformé cette fête judéo-marocaine de l’hospitalité, qui était très belle, en une fête nationale qui n’apporte rien du tout aux Israéliens, à part dresser des tables avec des mets et des gâteaux qui donnent le diabète et augmentent de façon effrénée le taux de cholestérol! Ainsi, cette caricature qu’est devenue la fête de la Mimouna est entrée dans les moeurs israéliennes.

C.J.N.: Pourtant, depuis quelques années, on assiste en Israël à la résurgence d’un pan majeur du patrimoine culturel et liturgique judéo-marocain: les Piyoutim, dont la diffusion connaît un franc succès.

A. Bouganim: Oui, la redécouverte des Piyoutim judéo-marocains est un phénomène très minoritaire mais certes intéressant dans la chanson israélienne orientale qui, d’après moi, est une plaie. Quelques acteurs et actrices d’origine marocaine, c’est le cas de la talentueuse Ronit Elkabetz, se distinguent aujourd’hui dans le Théâtre et le Cinéma israéliens. Mais la contribution des Sépharades marocains israéliens à la Pensée et à la Culture juives, à la Littérature, à la Philosophie, aux Sciences, à la Médecine… est à peu près nulle. Ce n’est pas un secret de polichinelle!

C.J.N.: Le patrimoine historique, culturel et liturgique judéo-marocain n’est-il pas aujourd’hui un champ de recherche valorisé dans les milieux universitaires israéliens?

A. Bouganim: En Israël, les universitaires qui mènent des recherches sur le patrimoine des Juifs marocains appartiennent tous à la génération qui est née et a grandi au Maroc. Moi, le réputé chorégraphe et cinéaste Haïm Shiran, l’éminent linguiste Yossef Chetrit, grand spécialiste des pro­verbes judéo-marocains, Moshé Bar-Asher, linguiste renommé et spé­cia­liste des langues sémitiques… sommes une “espèce” universitaire rare en voie de disparition. Nous constatons avec regret que nous n’avons pas de disciples, donc pas de successeurs qui prendront la relève pour poursuivre nos re­cherches. J’espère que je me trompe, mais je crains que les recherches consacrées au patrimoine historico-culturel judéo-marocain ne s’arrêtent avec la génération des cher­cheurs qui sont nés et ont connu le Maroc.

C.J.N.: D’après vous, les meilleurs pans culturels, philosophiques, huma­nistes… du Séphardisme ont été “annexés” au fil du temps par le Judaïsme universel.  N’est-ce pas une vision réductrice et très ethnicisée de la Culture juive?

A. Bouganim: Pas du tout! Les Sépharades n’ont gardé que les dimensions les plus caricaturales de leur patrimoine historique et culturel. Les oeuvres imposantes des plus illustres figures du Séphardisme nourrissent désormais la Culture juive contemporaine. Si vous demandez aujourd’hui à un Ashkénaze si Maïmonide était Sépharade ou Ashkénaze, il ne saura vous répondre car cette question n’a strictement aucun sens ni aucun intérêt pour lui. Maïmonide fait partie du patrimoine juif universel. On ne peut pas comprendre aujourd’hui le Judaïsme sans se référer préalablement à Maïmonide, à Isaac Abravanel, à Samuel Abou­lafia, à Rabbi Moshé Haïm Lutzzatto… Dans le domaine de la Philosophie, l’oeuvre monumentale du Sépharade Spinoza est incontournable. Au fil des siècles, il y a eu une réappropriation du patrimoine culturel sépharade par les Ashkénazes.

C.J.N.: Que représente le Maroc pour la nouvelle génération de Sabras d’origine marocaine ?

A. Bouganim: Il y a une rupture avec le Maroc. Je constate ce phénomène autour de moi. Mes neveux s’ap­pellent toujours Bouganim et n’ont pas l’intention de changer leur nom. Ils écoutent leurs aînés parler l’arabe marocain, mais ne comprennent pas cette langue. Le judéo-marocain ne s’est perpétué que dans les bourgades marocaines du Sud d’Israël, où la Marocanité a été préservée en tant que phénomène communautaire. Si demain je proposais à un de mes neveux de choisir entre un voyage au Maroc et un voyage au Québec, il choisirait, sans la moindre hésitation, le Québec. Les jeunes Israéliens d’ori­gine marocaine n’ont plus le même engouement pour le Maroc que celui que ma génération éprouvait pour ce pays il y a trente ou vingt ans. Il est regrettable que les leaders communautaires Juifs marocains ignorent cette réalité. En ce qui a trait aux relations avec le Maroc, ces derniers ont toujours un comportement de Dhimmi et continuent à pratiquer la langue de bois. Leur vision de l’avenir du Séphardisme marocain, qu’ils s’évertuent à enjoliver, est obsolète.

À notre époque de mondialisation débridée, la question de la Maro­ca­ni­té ne peut plus être posée dans le cadre du Centre Communautaire Juif de Paris ou de la Communauté Sépharade du Québec. Désormais, pour un jeune Sépharade marocain, la question de la marocanité est une question très individuelle et très liée au sens qu’il veut donner à sa vie. Aujourd’hui, cette question identitaire se pose en des termes bien différents que ne se l’est posée ma génération. C’est une question beaucoup plus soft et moins dramatique qu’il y a 50 ou 40 ans. La question de la Marocanité, comme toutes les questions sur l’Identité, ne se posent plus en termes freudiens mais en termes de pragmatisme.

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