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L’ALBINOS DE BEN AHMED, par Bob Ore Abitbol

L’ALBINOS DE BEN AHMED

 

 

Au mois de mai, nous célébrons les grands saints au Maroc. De partout, les gens affluent. Ils renouent ainsi avec leur passé.Ils retrouvent pour quelques jours l’ambiance de leur jeunesse, la beauté de leur pays et la force de leur foi.

De Fez à Agadir, de Marrakech à Mogador, les saints, béni soit leur nom, abondent. Ils évoquent pour certains des souvenirs immédiats, pour d’autres des miracles, pour tous un sentiment de fête et de recueillement.De Casablanca à Ben-Ahmed ce petit village tout blanc, tout beau, aux fenêtres vert amande, coquettes, la route est agréable. Des troupeaux de moutons, de vaches passent, indifférents aux coups de Klaxon impatients de chauffeurs de camions lourdement chargés qui s’en vont ravitailler les petits villages environnants. Nous dépassions des cars encombrés, des voitures surchargées, refoulant, dans les villages que nous traversions, la foule bigarrée et indifférente qui s’ouvrait paresseusement sur notre passage. Sur les toits des bus, des caisses empilées l’une sur l’autre, des baluchons de toutes formes et de toutes couleurs. De pauvres hères, leur burnous flottant au vent, s’accrochaient comme ils le pouvaient aux rambardes des mastodontes. Excités par le vent, énervés par la poussière qui s’infiltrait dans leurs poumons, ils criaient aussi fort que les poules caquetantes effrayées et les moutons bêlant désespérément, qui leur tenaient compagnie. Plus loin, lorsqu’enfin nous sortions de ces villes et villages pittoresques mais surpeuplés, nous passions près de forêts aux chênes centenaires, aux eucalyptus odorants et aux bouleaux massifs.À l’horizon, de l’autre côté de la route, des oliviers à perte de vue, alignés comme des soldats, semblaient monter la garde. Des parfums de fleurs d’oranger, de jasmin, des fleurs aux couleurs vives, le soleil qui fait briller parfois une source comme un éclair, accompagnent notre joyeuse randonnée. Il nous semble entendre une petite musique des jours de bonheur et de patience.

Puis, au détour d’une route : Ben Ahmed.Des tentes caïdales somptueuses ont été montées pour nous recevoir. Pouvant contenir jusqu’à cent personnes, ces marabouts, ces tentes servent, suivant les heures, de salon de thé, de salles de jeux, de salles de repos, de chambres à coucher. Des soldats au garde-à-vous, un comité venu spécialement de Casablanca, des éclaireurs, une fille aux cheveux d’or qui regarde de loin, intimidée mais curieuse, tout ce monde est là pour nous accueillir.Les «you you» stridents comme des cris d’Indiens, la langue des femmes qui danse dans la bouche avant d’exploser tels des trilles d’oiseaux joyeux, éclatent de toutes parts: «you you you», cris de bonheur qui annoncent la joie de la famille, la joie de leur amis, La joie qu’on veut faire partager, «you you you you you! You you you you you!»Et cette joie est communicative. Tout de suite on se sent pris par la fête, comme on se sent immédiatement en vacances dans certaines villes ou certaines îles.Voici M. Moreno, le sous-secrétaire adjoint du président du maintien des lieux, qui vient nous saluer, très imposant, et M. Azoulay, le président très chic, très fier de son petit village où il vient d’installer, grâce à un donateur généreux, insiste-il, un groupe électrogène qui éclaire tout le village, et un puits qu’il a fait creuser profond, très profond, pour prendre l’eau des puits avoisinants.-Jusqu’à ce qu’ils s’en aperçoivent, dit-il avec un clin d’oeil complice.Et il nous parle de la résidence des personnes agées.

-Un petit paradis! Paroles qu’il ne devrait peut-être pas prononcer devant sa clientèle, vieille et malade, en liste d’attente justement pour l’autre monde.Un marchand sous une tente minuscule vend chewing-gums, porte-clés, chocolats, bougies d’origine «Mecqua» en provenance directement de Médine, ce qui ne semble pas troubler outre mesure les Juifs qui les achètent par gros paquets. Un éclaireur propose également des chocolats. Près de lui, Edmond Azoulay, faisant de gros yeux de doux méchant qu’il est:-Débarasse-moi de ça tout de suite, tu sais bien que j’ai donné l’exclusivité à l’Arabe! gronde-t-il.Éternel problème de la concurrence déloyale!

Et puis là, au milieu de la ruelle qui conduit à la Place, voici un personnage merveilleux: son caftan est somptueux, brodé de pierres fines, son foulard est simple et beau, fuchsia et or, pour rehausser sa robe d’un rouge éclatant.Ses souliers d’une finesse inouïe sont faits de fils de toutes les couleurs harmonieusement entremêlés de brins d’or. Son visage est blanc et rose, ses cheveux et ses cils sont blancs. Elle est albinos, c’est Esther l’Albinos. De saint en saint, elle traverse, de son pas énergique malgré son âge, le temps, et dans ses atours de princesse, cette poétesse, cette chanteuse, cette danseuse est une magicienne.C’est une fée.Évanescente comme ces fleurs diaphanes tremblant au vent d’été, le soir sous la lune, elle marche.Son visage blanc, ses mains blanches, ses yeux mauves iris, comme transparents, semblent appartenir à un être irréel venu d’ailleurs. Elle se tient là, sur la place, les mains tendues, les yeux mi-clos, éclaboussés par l’éclat du soleil qu’elle ne peut soutenir mais qui la caresse tout entière, l’enveloppant de sa belle lumière dorée. Sa voix puissante et mélodieuse implore, loue, prie l’Eternel, l’Unique, le grand Dieu d’Israël.Pour chacun d’entre nous, elle invente un poème, une chanson.

D’où vient-elle, cette étrange et fascinante créature? Elle m’invite dans son cabanon, un bien grand mot pour décrire le trou où elle vit. Le mobilier consiste en une paillasse, avec de grands cercles rouillés, une table, une chaise.Ses affaires traînent dans des cabas tressés aux couleurs lumineuses. De l’un de ces paniers, elle sort des photos jaunies puis un papier froissé, vieilli, qu’elle me tend.C’est une lettre de sa fille.

-Traduis-la, me demande-t-elle en arabe, traduis-la!Je ne parle pas parfaitement l’arabe. Laborieusement, je m’exécute. Elle écoute intensément, me reprenant quand je fais la moindre faute.Cette lettre, elle a dû la faire lire cent fois, mille fois, elle la connaît par coeur.Elle veut sans doute de cette façon nous faire savoir, à nous les étrangers de passage, qu’elle aussi a une famille, des enfants, un passé.

Ses filles et ses fils vivent tous en Amérique. Trop vieille et peut-être aussi source d’embarras pour eux, ils l’ont plus ou moins abandonnée.Alors elle vit là, au milieu de ses souvenirs, de vieilles photos, de photos plus récentes d’enfants blonds au dos desquelles on peut lire, inscrit d’une écriture maladroite :«Happy birthday, grand’ma. Steve and Mary.»Que de siècles séparent ces deux générations !Elle avait pourtant été riche, paraît-il. Son mari possédait des terrains, une ferme.À sa mort, tout a été dilapidé. Elle a cependant sauvé de ce désastre quelques chaînes d’or somptueuses, qu’elle arbore fièrement chaque fois que nous prenons une photo d’elle et qu’elle replace sous sa robe aussitôt après. Témoins aussi de ces temps héroïques, les robes colorées et merveilleuses qu’elle porte avec dignité.-Chante, Esther, chante!-Oui, je veux chanter, quel est ton nom ?-Eliahou, dit quelqu’un.-Que vive ce nom, que tu fasses partie des élus! Que tu vives jusqu’à 120 ans! Que tu sois heureux! Que tu prospères! Que tes enfants soient en bonne santé! Que tu n’aies jamais d’embûches!Ces paroles sont dites avec une telle force, une telle conviction, qu’elles montent, elle en est sûre, elle en est certaine, jusqu’aux étoiles, jusqu’aux anges, jusqu’à Dieu lui-même. «Eliahou, tu es un prince Ta vie n’est qu’amour et bonheur Tu ne connaîtras que les rires, jamais les pleurs Eliahou, tu es un prince You you you you you!»Puis, tous ensemble, heureux, nous avons traversé en dansant les rues du village. Une jeune fille, Shulamite, nous regarde, ravie. Elle ressemble à ces belles jeunes filles de la Bible aux longs cheveux noirs, aux yeux de braise, et je l’imagine allant au puits à la rencontre de son destin.Les étoiles brillaient fort dans le ciel noir.L’un de nous, acquéreur de la bougie sacrée, ouvre la porte du lieu où est enterré le saint. Les flammes de centaines de bougies dansent déjà près de sa tombe. À ce moment, une grande ferveur s’empare de tous les assistants, les prières viennent du fond de l’âme de chacun, du fond du coeur.-Aide mon fils, qu’il trouve sa voie juste, implore une femme les yeux mi-clos.-Donne de la santé à mes parents, dit une autre.-Dieu miséricordieux, prend soin de l’âme de mon frère, de mon père, de ma mère. Accorde-leur la grâce. Accorde nous la bénédiction.Esther l’Albinos se tient dans un coin, n’osant bouger. Ce n’est pas son moment.Tout à l’heure, elle reprendra ses chants, ses danses et ses «you you».-Que notre joie éclate, Saint des Saints, sois béni.You you you you you !Ah! Esther L’Albinos de Ben Ahmed, je ne t’oublierai pas de sitôt. Ton regard aveugle avait plus de compassion et il y avait plus d’amour sur ton visage et dans tes gestes que chez ceux qui voient. Je n’oublierai pas de sitôt tes chansons poétiques qui criaient l’amour du prochain, la paix, la fraternité et l’espoir. Si je ne me suis pas suffisamment occupé de toi, pardonne-moi!À tous les gens du village qui n’ont pas compris quel personnage fabuleux tu es, pardonne leur comme tu sembles toujours tout pardonner.

Au milieu de la place, près d’un chêne centenaire, au milieu de l’indifference générale, au milieu des rires moqueurs des enfants, dans son habit d’or et de lumière, Esther l’Albinos danse, «you you you you you», chante«you you you you you , danse «you you you you you».

 

Bob Oré Abitbol

Le gout des confitures

boboreint@gmail.com

Commentaires

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trop long cet article de Bob Abitbol a mon gout .pas une seule date pour marquer l'annee de ce pelerinage. et quel saint se trouve
a Ben-ahmed? je n'y ai pas trouve le nom du saint.

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