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L’ENFANT DU MIRACLE, par Bob Ore Abitbol

 

L’ENFANT DU MIRACLE

 

 

Mes parents ayant six enfants, ne voulaient pas d’un septième. L’appartement où nous vivions était exigu mais lorsque l’enfant fut annoncé ma mère l’accepta de bonne grâce, On ne contrarie pas la volonté de «D». Les méthodes de contraception étaient rares. On se fiait, lorsqu’on le pouvait, à la méthode «Ogino». La télévision en était à ses balbutiements. Il fallait meubler ses soirées avec des distractions créatives, voire subjectives. Faire des enfants était une façon comme une autre de combler sa solitude, d’être ensemble dans une intimité cosmique.Ma mère ayant une constitution hors du commun arrivait avec une aisance étonnante à s’occuper de nous, à travailler avec mon père dans son atelier de reliure, à suivre nos études, à faire la cuisine pour notre tribu. Une force de la nature !

Elle fit ses premiers six enfants avec facilité et sans complainte. Quelques jours après son accouchement, elle reprenait ses taches comme si de rien n’était, avec un marmot de plus. Cependant pour ce petit dernier qu’ils n’avaient pas prévu, ce fût plus difficile.- Qu’est ce que je peux faire, disaient-ils non sans angoisse, c’est la volonté de Dieu.

Pour le benjamin, elle eut recours à une césarienne. L’accouchement fut périlleux, éprouvant l’ensemble de la famille. La frayeur de la perdre nous saisit silencieusement. En l’absence de ma mère, le chaos et l’anarchie régnaient a la maison. Nous laissions aller nos instincts, mangeant frugalement, manquant l’école, nous chamaillant entre nous. Stoïque, ma mère surpassa cette épreuve, déjouant le pessimisme des médecins.- Dieu m’a épargnée, disait-elle avec la fierté d’une élue, ce fils est béni !Mon frère Michel hérita de ce miracle du 10 Janvier. Elle réintégra son logis encore faible, mais prête, du lieu même de son lit, à reprendre le commandement de sa tribu et le réagencement de sa maison.

Après nos départs respectifs, et le décès inopiné de notre père, elle se retrouva seule avec Michel. Il devint, suite aux événements, son fils favori, les autres enfants étant éparpillés aux quatre coins du monde.Mariée à dix-sept ans, mère à dix-huit, veuve à quarante, elle n’avait jamais eu vraiment le temps de s’occuper d’elle. Le bien-être de son mari et de ses enfants venait avant le sien.

Là, de nouveau seule avec son benjamin, et si elle commençait à profiter de la vie, se disait-elle, à Vivre ! Elle reprit en main l’affaire de son mari, efficace et méthodique, elle fit prospérer l’atelier de reliure. Elle déménagea dans un bel appartement sur une des rues les plus huppées de Casablanca, la rue Blaise Pascal et acheta une voiture dernier modèle. Sereine, elle évoluait dans une harmonie nouvelle, vivant enfin relativement heureuse avec son petit dernier, Michel, qu’elle aimait. Avec chacun de ses enfants, elle entretenait un rapport téléphonique hebdomadaire. Elle avait réussi, malgré la bureaucratie et les longues files d’attente, à disposer d’un appareil à son domicile et qui en plus, ô miracle, fonctionnait !….Parmi les nombreux et fidèles clients de son magasin, elle comptait «le gouvernement». Chaque année, relier la totalité des bottins de l’état civil marocain: quel pactole! Un contrat juteux réalisé avec un soin particulier, livré à temps. Elle en attendait le règlement annuel avec excitation et joie. Cette somme importante arrivait en début d’année, quelques jours avant la date sacrée du 10 janvier. Ma mère décida, de célébrer somptueusement, ce double anniversaire: sa résurrection et la naissance du petit dernier.

À l’époque de ces contrats «mirobolants», Michel avait 5 ans et se faisait un monde de cette fête célébrée en son honneur. Des semaines durant, il se préparait mentalement à ce grand événement. Toutes sortes de scénarios les plus farfelus étaient envisagés. Au fur et à mesure des préparatifs, son excitation grandissait. Lorsque enfin, le grand jour arrivant, après une interminable attente, il se coiffait minutieusement après avoir tenté dix essais, il optait pour un sourire favori devant le miroir devenu son ami intime. Souvent, avec son double, il répétait chacun de ses gestes, se battait avec lui-même, à la fois cow-boy et indien, bon et méchant. Se tirant un coup de revolver foudroyant, il retombait de l’autre côté du miroir. Il décidait des convulsions affreuses avant de s’affaler mort. Se relevant du bon côté, cette fois, après s’être félicité de sa rapidité : il avait tué le méchant en lui-même.

Dès huit heures du soir, les femmes défilaient dans des robes trop étroites «pour paraître plus sveltes» coiffées de chignons pièce montée. La cinquantaine passée, elles promenaient un mari fatigué à la denture jaunâtre et au sourire forcé d’homme blasé.

- Ah ! c’est l’anniversaire du petit? Mazal Tov ! disaient-elles hypocritement d’une voix aigrelette de fausset comme si ce fut une coïncidence plutôt que l’événement lui-même.

Elles plongeaient alors leurs petites mains grassouillettes ou rabougries dans les cheveux mouillés du petit et l’ébouriffaient dans un geste soi-disant affectueux qui le mettait hors de lui, l’enfant s’étant coiffé avec un soin si particulier. Puis, indifférentes au sort du petit, elles se dirigeaient vers l’assiette d’amandes grillées qu’elles piquaient d’un geste desabusé. Michel attendait anxieusement, une petite tête d’enfant de son âge parmi ces vieillards décrépis. Ma mère omettait d’inscrire à son casting un compagnon de jeux. Un ou deux de ses camarades l’aurait visiblement enchanté. Ce devait être cela «la surprise». Mais notre chère mère, n’avait pas considéré cette présence comme étant d’une importance capitale. Au fond elle fêtait sa délivrance en même temps que l’anniversaire de son fils. Elle considérait donc cette date comme étant aussi la sienne.Michel, face à son cher miroir, imitait ses héros favoris, attendant le gâteau couvert de crème et de belles bougies illuminées. Il y tenait quand même à ce rituel, avant d’aller sagement s’endormir. Il aurait préféré une célébration plus classique : des Pierrots, des Colombines, des clowns au gros nez rouge qui le faisait tant rire, des beaux ballons multicolores qui s’envolaient au ciel lorsqu’on les lâchait. Mais la soirée se déroulait agréablement. L’orchestre oriental du petit Salim jouait «El mra el qbiha»* pour la troisième fois à la demande générale. L’alcool coulait à flot. Le dîner copieux acheminé par deux cerbères géants trônait dans de grands plats accompagnés de petits légumes fins. Des youyous stridents étaient prodigués par ma mère et des grosses femmes ravies de pouvoir entamer ce festin.

Michel observait ce va-et-vient dans un coin où on l’avait relégué, rêvant à ses cadeaux indéflorables avant la fin de la soirée. Elle racontait pour la énième fois son accouchement miracle. Progressivement, l’alcool gagnait les coeurs et les âmes. Même les hommes, réservés en début de soirée, laissaient libre cours à leur bonne humeur, rythmant avec leur tête et leurs mains les refrains endiablés de Salim l’enthousiaste.Michel attendait. Il voyait venir le moment où il serait enfin la vedette, on le fêterait, on chanterait pour lui la jolie chanson d’«happy birthday to you» qu’il aimait tant et qu’il répétait souvent pour lui-même. Et si on lui permettrait d’ouvrir un ou deux cadeaux entrevus plus tôt, ceux aux paquets joliment emballés de papier brillant de couleurs vives, cela lui remonterait immédiatement le moral. Mais les heures avançaient, le sommeil le gagnait. Il s’endormait malgré lui, sous la table, sur le beau tapis pseudo persan. Il s’endormait, pauvre petit, sans le gâteau, sans les cadeaux, sans les baisers chauds et gluants des grosses femmes à chignons, sans l’accolade des hommes rigolards, sans les tendres embrassades de sa chère maman tant aimée.Le lendemain, à l’aube il se réveillait, et les yeux encore plein de sommeil, s’empressait d’ouvrir ses cadeaux. Il dût attendre encore. Vers dix, onze heures, après une grasse matinée bien méritée, la mère apparut dans un large Caftan, neuf pour se porter chance. Les yeux de l’enfant brillaient alors en ouvrant ses  paquets. Oh déception !Pas un seul jouet ! ! Seuls des verres à thé, des boîtes de caramels mous ou des biscuits Mc Intosh au beurre ! Des larmes inondaient son adorable petit visage. Malgré ses cinq ans, il s’insurgeait.

- Jamais, jamais on ne me fait des cadeaux pour moi ! Jamais, jamais tu n’invites mes amis à moi !Devant l’évidence de cette bavure flagrante, ma mère cajolait, embrassait, promettait des trains électriques, des bicyclettes bleues, des Monopoly, des joujoux grandioses. L’enfant suffoquait, tentant de ravaler ses sanglots et se calmait bientôt sous le flot de promesses et de baisers. En attendant elle garderait les verres à thé dont elle faisait un usage constant.

- Vraiment, ils se cassent à une vitesse folle ! disait-elle, se réservant les biscuits et les caramels mous dont elle raffolait et qu’elle interdisait à Michel sous prétexte de gâter ses belles petites dents fragiles. Chaque année, il subissait cet incontournable rituel. Elle lui promettait solennellement que le prochain anniversaire serait diffèrent. En vain. Aujourd’hui, Michel apparaît comme le plus retenu d’entre nous, le plus pur, le plus réservé dans notre famille extravertie : anathème flagrant.

Avec ses grands yeux étonnés, sa douceur invétérée, il chante, écrit, travaille avec conscience et poursuit des buts nobles à son image. Tôt le matin, il prie Dieu. Le jour il travaille ; le soir il tient compagnie à ma mère auprès de qui il évolue  malgré son âge, malgré ses occupations, malgré tout, fidèle soutien et compagnon de route. Chaque année, régulièrement, pendant des années, les vieilles chouettes réapparaissaient, s’étonnaient avec la même mauvaise foi que ce soit «oh ! non vraiment ? son anniversaire?»et repartaient après avoir laissé leur tribut, une boîte de Mc Intosh et des verres a thé, cadeaux passe-partout et chaque année Michel pardonnait à sa mère. Car enfin, il l’avait sauvée, et sa mère l’avait surnommé, ce n’est pas peu de chose, l’enfant du miracle !

 

 

Bob Oré Abitbol

Le gout des confitures

boboreint@gmail.com

Commentaires

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Bien écrit... si typique le caractère des adultes de cette contrée. Avant je ne les supportai pas. Aujourd'hui, je me dis qu'ils jouent du théâtre toute la journée. Les plus malins sont sur scène et nous font rire. Ont-ils un talent de comédien alors qu'ils racontent tout simplement leur vie de tous les jours? Mais les autres, les spectateurs ne savent pas, ils paient un billet pour les acclamer.... ça marche, ils nous font rire... mais dans la vrai vie c'est différent... ça étouffe....

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