La saga juive de Tanger par Abraham Bengio
Extraits d’articles d’Abraham Bengio parus dans la revue “Horizons Maghrébins” :
” Roi ne puis, Prince ne daigne, Tangérois je suis – Pavane pour une communauté juive défunte “
Mais les sensations de l’enfance restent si vives encore qu’elles provoquent parfois des douleurs comparables à celles qu’éprouvent, dit-on, les amputés. Un peu partout dans le monde, on me montre des plages, et je m’étonne le plus souvent que des personnes apparemment saines d’esprit puissent désigner ainsi une étendue de galets ou de sable grossier, baignée par des eaux nauséabondes où l’on perd pied au bout de quelques mètres. Pour moi, j’ai quitté Tanger en 1964, à l’âge de 14 ans : si mon enfance et jusqu’à mes premières amours furent tangéroises, je ne comprenais pas grand chose en revanche au Tanger des adultes, à ce monde diurne des affaires (mais je me souviens des cambistes, ces personnages mystérieux que je voyais officier dans leurs drôles de petits kiosques) ou à celui plus nocturne des plaisirs. L’image que je garde de la ville n’est donc guère polluée par le souvenir, plus ou moins légendaire, d’un Tanger plaque tournante de trafics étranges ou de voluptés inouïes.
De même, une campagne sans eucalyptus ni mimosas, ni troupeaux de chèvres dans le soir qui tombe, m’ennuie comme le plus fade des potagers.
Mais surtout, me font pitié les efforts qu’il faut déployer, chez nous en France, afin de promouvoir le respect et la reconnaissance mutuelle entre des communautés d’origine différentes – ce que nous baptisons pompeusement “interculturalité” : c’est que je me souviens de ces journées d’été où, après un bain de mer, nous pouvions choisir de déguster une pâtisserie française chez Porte ou juive chez Pilo ou Anidjar ou de croquer des churros madrileños trempés dans du chocolat si épais que la cuiller tenait debout sans s’incliner ou encore d’aller trouver le marchand ambulant venu d’Andalousie avec ses barquillos croustillants (ce sont les “oublies” chères à Jean-Jacques Rousseau), avant de nous attabler chez Elias pour commander des keftas et des pinchitos morunos et de finir la soirée à la Nueva Ibense, le café valencien célèbre pour son horchata et son granizado de limon.
Tous ces délices étaient l’occasion d’entendre parler chacun dans sa langue ou avec son accent spécifique, et de passer, dans le même après-midi de Mozart au cante jondo et à la musique orientale. Plus gravement, c’est que je me souviens aussi comment, chaque vendredi soir et chaque jour de fête, mon père me prenait par la main ; nous quittions le Tanger moderne du boulevard Pasteur, des immeubles “à l’européenne” et des beaux magasins pour remonter l’histoire vers le Tanger traditionnel ; nous traversions des quartiers aux fortes senteurs de crottin, d’épices et de menthe fraîche, nous passions devant une mosquée, nous longions le vieux cimetière juif dont l’odeur rassurante, gravée dans ma mémoire, suffit encore aujourd’hui à apprivoiser en moi l’idée de la mort, et nous parvenions enfin dans la « calle de las esnogas », la vieille rue des synagogues pour participer à l’office religieux.
Assez les enfants, assez sacrifié à la nostalgie. Je voudrais plutôt essayer à présent, comme un historien se penche sur une civilisation disparue, de vous dire ce qu’étaient ces juifs de Tanger, du temps heureux où la préposition “de” ne désignait pas une origine mais une appartenance.
Il y a deux ans, l’Espagne commémorait avec un éclat paradoxal le cinquième centenaire de l’expulsion des juifs par les Rois Catholiques. Pour atténuer le paradoxe, la jeune démocratie espagnole avait résolu de placer les cérémonies sous le signe des retrouvailles. Des expositions, des ouvrages savants ou de vulgarisation, des films documentaires firent ainsi découvrir au grand public le destin singulier de ces juifs sépharades restés fidèles, au long des siècles, à la langue et aux coutumes de leur ingrate patrie.
Or, Tanger fut à la fois la première et la dernière de ces cités sépharades aujourd’hui légendaires. La dernière, car le départ des juifs tangérois est postérieur de plus de vingt ans à la Shoah, au cours de laquelle, comme leurs soeurs ashkénazes, les communautés juives hispanophones d’Europe centrale furent exterminées par les nazis: à la fin de la deuxième guerre mondiale, Salonique, la Jérusalem des Balkans, dont la majorité de la population était naguère constituée de juifs sépharades, fut littéralement rayée de la carte du monde juif. Et pendant vingt ans, Tanger fut (avec son “arrière-pays” : Tétouan, Asilah, Larache, etc.) la seule communauté au monde où des juifs autochtones, en nombre significatif, s’exprimaient naturellement en judéo-espagnol, c’est-à-dire dans ce castillan du XVème siècle que les exilés d’Espagne avaient emporté avec eux; un castillan très ancien, mêlé d’hébreu, et dont notre variante locale, avec ses emprunts à l’arabe, s’appelle jaketia : c’est la langue dont je me sers encore lorsque je vous dis des mots doux : mi rey, mi vida mi jial pintado, mi diamante fino, luz de mis ojos me vaya yo kaparà por ti, escapado de mal me seas, escapado de l’aïnarà…
Dernière cité sépharade, Tanger fut aussi la première, et même avant la lettre. Carlos de Nesry, dans son ouvrage sur Le juif de Tanger et le Maroc, en fait l’observation. Permettez-moi de le citer car je ne saurais mieux dire. Parlant de l’apport espagnol si décisif dans l’histoire de cette communauté, il note qu’ “il a précédé l’exode juif sous les Rois Catholiques. Dès le haut moyen âge des contacts s’établissaient avec la Péninsule. C’est l’époque qu’on peut appeler pré sépharade. L’Age d’or du judaïsme espagnol eut des reflets tangérois. On peut même avancer que la renaissance sépharade s’est développée sur les deux versants du Détroit. Bien entendu, les Halevy et les Maïmonide ont manqué de ce côté-ci, mais une parenté spirituelle indéniable s’était établie dés cette époque, que les impératifs géographiques ne pouvaient que favoriser. Le décret d’Isabelle de Castille fut la conclusion de ces prémices. Eteint en Espagne, le flambeau de cette civilisation passa désormais à ces rivages où il continua à briller d’un éclat moindre mais sur des réserves durables”.
Poussons jusqu’au bout ce raisonnement, et nous parviendrons à la conclusion que les juifs de Tanger ont cultivé la référence à l’Espagne pendant près d’un millénaire, plus qu’aucune autre communauté sépharade au monde, et plus longtemps que leurs propres ancêtres dans la Péninsule Ibérique, car on admettra volontiers que mille ans avant l’expulsion, soit vers la fin du Vème siècle, avant même la conquête arabe, il y avait sans doute des juifs en Espagne… mais l’Espagne n’était pas encore née. L’exaltation venant, vous me feriez écrire que les juifs de Tanger furent, à la veille de leur départ, la plus ancienne communauté juive espagnole ayant jamais existé…
Si le sépharadisme peut se définir comme une double nostalgie, celle du Temple de Jérusalem et celle des fastes de la civilisation espagnole – Tolède et Cordoue -, le juif tangérois en est la quintessence. Le soin jaloux qu’il apporte à la prononciation de l’hébreu en est une preuve supplémentaire encore qu’inattendue. Ce point exige sans doute un mot d’explication. Si la langue hébraïque, sous sa forme écrite, s’est pieusement transmise sans la moindre altération au long des générations et à travers tous les exils, sa prononciation en revanche a beaucoup souffert au contact, ici de l’arabe, là de l’allemand et des langues slaves, ailleurs du turc. Seules les communautés sépharades, et tout particulièrement celles du nord du Maroc, ont pu rester fidèles – par une combinaison de hasards historiques et géographiques – à la prononciation originelle. L’Etat d’Israël a d’ailleurs reconnu ce phénomène en proclamant officiellement que notre manière de prononcer les voyelles, de rouler les “r”, de marquer les consonnes gutturales (je vous épargne pour cette fois-ci les autres subtilités, telles que le guimel avec ou sans daguesh ou la regrettable prononciation ashkénaze du tav final… ) était la seule correcte. Officiellement, certes, mais dans les faits, la prononciation israélienne résulte d’un compromis entre cet idéal… et les possibilités limitées du gosier des pionniers, dont la langue maternelle était le yiddish, le russe ou le polonais. Comme cette prononciation dite “moderne” tend à se répandre par mimétisme dans toute la diaspora, il n’y a plus qu’à espérer qu’au jour du jugement dernier, il restera un descendant de juif tangérois pour servir d’interprète entre les tenants de la prononciation moderne et les générations de la Bible et du Talmud…
D’après Aïch Bengio
Abraham BENGIO
Abraham Bengio est né à Tanger (Maroc) en 1949.
Il a été naturalisé français le 25 mars 1971.
Après des études et de nombreux diplômes en poche (maîtrise de lettres classiques, puis agrégation de lettres classiques ; licencié en linguistique générale), il a successivement été, entre autres, professeur de lettres dans un lycée en région parisienne, directeur de l’Institut français de Madrid, directeur régional des affaires culturelles de plusieurs régions, délégué général adjoint à la langue française et aux langues de France… Outre sa langue maternelle, l’espagnol, il pratique notamment le français, l’anglais, l’italien, l’hébreu et le catalan… Par ailleurs, Abraham Bengio a aussi été président de la Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés.
Commentaires
1 La saga juive de Tanger
C'est amusant que vous ayez pris la peine de noter que Tanger c'était au ... Maroc.
Moi aussi je suis né à Tanger,(la plus belle ville du Monde), en 1941, calle Venezuela et, comme vous, j'ai parcouru tous les coins de cette
"ciudad" cosmopolite et particulièrement l'Avenida de España et la plage
inoubliable. Ou puis-je me procurerla revue Horizons Maghrébins?
2 Ecole de l'alliance Israélite de Meknès.
J'ai,en 1962, enseigné dans cette Ecole, Monsieur ZRIHEN en était le Directeur.J'ai perdu le contact. Auriez vous, par hasard,des contacts avec des gens de l'Alliance qui pourraient me renseigner?
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