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LE DÉPART, par Bob Ore Abitbol

LE DÉPART

Mon cher fils,

Je t’écris pour t’annoncer mon arrivée. Oui, c’est décidé. Je pars. Cette décision, tu peux l’imaginer, n’a pas été facile. On ne quitte pas son pays, un pays que l’on aime, sans déchirements, sans pleurs, sans se retourner une dernière fois. Et j’aime ce pays chaleureux, hospitalier, qui est celui de mes parents et des parents de mes parents.J’aime les gens d’ici, musulmans et juifs mêlés à une même recherche de bonheur et de fraternité, cette vie tranquille pleine de soleil et d’amitié.

Et je me pose la question sérieusement. Pourquoi sommes-nous partis? Qui a commencé cet exode qui nous a éparpillés aux quatre coins de la terre? Qui a décidé le premier que ce pays n’était plus pour nous, n’était plus sûr? Qui a senti le premier le danger?

Ne l’ai-je pas entendu cent fois, mille fois cette excuse, répétée à mi-voix?

-Ce n’est pas pour moi que je pars, c’est pour les enfants.

Demandiez-vous vraiment à partir? On vous a jeté qui dans un bateau, qui dans un avion, sans vous demander votre avis, l ’un en Israël, l ’autre en France «pour continuer vos études» et puis vous, au Canada, ce grand pays que j’appréhende. Comme il semble loin et comme il sonne froid aux oreilles.Madame Amzallag, elle a pleuré toutes les larmes de son corps quand elle a su.-Comment, vous aussi, m’a-t-elle dit. Ça y est! Vous partez. Alors si vous, vous partez, c’est qu’il n’y a plus rien à faire ici.

Et moi aussi, j’ai pleuré.Faut dire qu’elle a raison. S’il y a une personne sur terre qui ne voulait pas quitter le Maroc, c’est bien moi.Et pourtant voilà, je m’en vais, je quitte tout, mon affaire, mes amies, mon soleil, tout pour aller vous retrouver.

Je dois dire que vous me manquez. Je m’inquiète tous les jours pour vous. Est-ce que vous mangez à votre faim? Est-ce que vous dormez bien? Est ce que vous n’avez pas froid? Ce mot qui revient sans cesse chaque fois que j’évoque votre nouveau pays que je ne connais pas, que j’imagine tout blanc avec quelques sapins, des parcs immenses, des maisons par-ci, par là, et un beau magasin, là où tu travailles mon fils.Ici, les gens ne comprennent pas pourquoi nous partons.

-Allache? Allache? Pourquoi? Vous n’ êtes pas bien ici?Qu’est-ce qui vous manque? Vous n’êtes pas bien ici? Est-ce qu’on vous traite mal?Le Roi est bon pour nous, il nous protège comme son père l’avait fait avant lui. Mais s’il arrivait quelque chose?C’est toujours nous qui prenons, voilà la vérité. C’est ce qui nous inquiète.

Alors la ville se vide. Tous les jours, on apprend qu’Untel est parti et l’autre aussi et l’autre encore.Comme ils le font discrètement, ce n’est qu’après qu’on sait. Certains ne nous disent pas au revoir de peur qu’on parle.Voilà, mon cher fils, mon état d’âme à quelques semaines de mon départ.Je vends la plupart de mes affaires. Avec le reste, je fais un cadre et j’envoie tout. Comme je veux partir en règle avec tout le monde, il faut que j’attende mon quitus. Je veux partir propre comme j’ai vécu ici.Mais quoi qu’il advienne, jamais je n’oublierai le Maroc «On est toujours de son pays» rappelle-toi mon fils. Tes traditions sont tes traditions, car que vous le vouliez ou non, vous êtes et vous resterez marocains.

À bientôt donc, mon chéri, pensez à moi comme je prie pour vous de toute mon âme et avec tout mon amour.Votre maman pour la vie.

 

C’est ainsi que ma mère nous annonça son arrivée au Canada. Quand elle cacheta son enveloppe, elle pleurait, l’atmosphère était lourde et humide. Installée à son bureau à la rue Blaise-Pascal, elle pouvait voir la grande horloge des services municipaux qui égrenait les heures et rythmait sa vie. Tous les gens du quartier la connaissaient, la saluaient. Elle passait des heures entières à discuter avec ses amies. Un client arrivait avec des dizaines de livres qu’elle appréciait rapidement. Elle sortait alors d’un tiroir une liasse de bouts de cuir de toutes les couleurs : havane, bordeaux, vert bouteille et décidait avec lui.-Havane, dos et coins-cuir avec du beau papier-flamme à l’intérieur.Elle s’animait, elle était vive et convaincante. Elle le persuadait rapidement.Puis elle reprenait sa conversation avec son amie, comme si de rien n’était.À l’intérieur, Ali et Djillali travaillaient méthodiquement sous son oeil vigilant.Elle aimait ce métier.

Déjà du vivant de mon père, elle venait l’aider, puis avait pris goût à l’aventure.Mon père était mort trop jeune, la laissant veuve à 40 ans avec sept enfants.

Qu’allait-elle faire?Elle continua.Elle ne se laissa abattre par rien, ni par ses frères qui lui conseillaient d’abandonner, ni par la gageure que représentait l’éducation de ses enfants, ni par une communauté qui n’acceptait les maîtresses femmes qu’avec scepticisme et méfiance.

Mon père avait d’abord loué puis acheté de mon oncle, grâce à elle, son fonds de commerce. Il était habile et travailleur. Sa réputation s’était vite établie. De plus, c’était l’homme le plus doux, le plus candide que l’on puisse connaître. On pouvait lire la bonté sur son visage et dans ses yeux noisette brillants qui souriaient constamment.Il était plus artiste que commerçant et faisait son métier avec amour et conscience. Il avait cependant un défaut : il aimait les chevaux et les courses.Il trouvait là un dérivatif, une manière de marquer son autorité ou tout simplement un plaisir et des émotions qu’il recherchait.Cela désolait ma mère.-Ah! si votre père ne jouait pas, on serait riche depuis longtemps, répétait-elle souvent.Mais hormis cette passion que l’on trouve plutôt chic et aristocratique ailleurs quand elle est pratiquée en queue-de-pie et haut-de-forme, mon père était un homme bien.Comme il n’avait étudié qu’en hébreu, son français était plutôt limité. Il faisait donc des efforts admirables pour déchiffrer le titre qu’il devait inscrire en lettres d’or 24 carats à l’endos de livres.-Tiens, me demandait-il, regarde si c’est bien!Les caractères étaient à l’envers, un petit réchaud à alcool à proximité faisait danser joyeusement de petites flammes bleues.

-Oui papa, c’est ça !Penché sur son établi, les dents serrées par l’effort, il appuyait alors sur son composteur; le titre apparaissait lumineux et brillant.C’est là que j’ai fait mes premières lectures intéressantes : premiers romans, premières passions, livres érotiques, livres magiques, livres d’amour et d’aventure.C’est là que mon père, les lunettes à moitié tombées sur le nez, les cheveux déjà légèrement grisonnants, vaquait à ses occupations. Massicot à lourde lame qui coupait tout et faisait un grand bruit de guillotine.

Reliure : métier de prince, métier de roi. Un article à cet effet avait été dûment découpé et monté sur un carton et accroché au mur au vu et au su de tous.Et ma mère allait abandonner tout cela, tous ces souvenirs, toute sa raison d’être, toute sa vie en somme , pour aller dans un pays inconnu où elle serait dépendante de l’un et de l’autre. Elle y perdrait son autorité à laquelle elle tenait tant, sa fierté, son orgueil.Et si elle renonçait à partir, si elle faisait une erreur, comment faire marche arrière après? Elle hésitait. Elle avait encore la lettre entre les mains. Elle hésitait. Et elle pensait à son mari qu’elle laisserait seul derrière elle, comme abandonné dans ce cimetière qu’elle abhorrait, mais qui faisait partie, si j’ose dire, de sa vie.Elle y avait laissé un morceau vivant de sa chair avec la perte de sa première fille, Jacqueline, qu’elle pleurait encore comme au premier jour de sa mort. Son père, homme admirable, qu’elle avait aimé et respecté par dessus tout et son mari, compagnon fidèle et bon.Elle décida d’aller les consulter et, le cas échéant, leur dire adieu.

Le cimetière était presque désert à cette heure-là. Quelques Arabes lavaient à grande eau les tombes en marbre pour la plupart.Une femme, tout de noir vêtue, parlait toute seule devant une motte de terre fraîchement retournée.Un vieux rabbin priait, accroupi à même le sol.Ma mère appela un Arabe, qui arriva en courant; elle lui parla quelques minutes et lui remit quelques billets. Il revint bientôt mystérieusement avec un petit sac en plastique qu’il lui remit.Elle fit laver la tombe de mon père, fit venir le rabbin qui récita le Kaddish et partit sans se retourner.Quelques semaines plus tard, elle quittait définitivement le Maroc.

A l’aéoroport de Nouaceur, des gens en pleurs disaient adieu aux membres de leur famille qui hochaient tristement la tête, un mouchoir à la main.Une femme, l’air perdu, un grand foulard sur la tête, serrait sa fille de toutes ses forces, sûre qu’elle ne la reverrait jamais.Des enfants insouciants couraient dans les couloirs en poussant des cris de joie, excités par ce premier grand voyage.Des policiers, moustachus pour la plupart, de grandes lunettes noires sur le nez, surveillaient les voyageurs.Ma mère, entourée des ses amis, formaient un petit groupe.-Dieu sait quand nous nous reverrons! disait l’une.-Reviens vite nous voir! disait l’autre.-Écris-nous !-N’oublie pas d’embrasser les enfants. Embrasse très fort David, Haïm et Elias de notre part.Ma mère avait toujours dans son sac le paquet mystérieux que lui avait remis l’Arabe du cimetière.Contre une petite somme qu’elle remit au policier de service, elle passa facilement la douane et se retrouva finalement à bord de l’avion qui n’allait pas tarder à décoller.C‘était le départ. Elle tournait la page. De là-haut, sa ville était toute belle et toute blanche, lumineuse, écrasée par le soleil de midi.

Bientôt, ce fut Paris où elle fit escale puis, quelques heures plus tard, Montréal où nous l’attendions tous.C’était en avril et la neige n’avait pas encore tout à fait fondu. Elle voyait par la lucarne de grandes plaines blanches succédant à d’autres plaines blanches. De là haut, tout semblait triste et désolé. Le cœur serré et lourd, elle regrettait déjà d’être venueContre sa poitrine, ayant échappé au contrôle de la douane corrompue de Casablanca, de celle plus laxiste de Paris, elle serrait dans ses mains le sachet que lui avait remis l’Arabe du cimetière.Elle l’ouvrit, toucha le contenu tristement. Dans ce petit sac, comme une relique précieuse, comme un bijou de grande valeur, il y avait chaude et ocre et fine un peu de terre du Maroc qu’elle venait de quitter.L’avion atterrissait. Elle pleurait doucement.

Bob Oré Abitbol

Le gout des confitures

boboreint@gmail.com

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