Patrick Drahi, le nouveau tycoon des télécoms
SOLVEIG GODELUCK
En achetant SFR, cet entrepreneur qui a bâti un empire du câble vient d’accéder à la célébrité en France. Son investissement dans « Libération » lui permet de montrer qu’il n’est pas qu’un financier « sans foi ni loi ».
Ce matin-là, Patrick Drahi n’a rien trouvé à acheter au Louvre des Antiquaires. Mais, pendant qu’il flânait dans Paris, désœuvré, sans but, et pour tout dire un peu épuisé par des semaines de négociations acharnées, le conseil de surveillance de Vivendi a décidé de lui vendre SFR pour 15,5 milliards d’euros . Cela fait sept ans qu’il se préparait à ce moment.
Ce samedi 4 avril, le discret propriétaire de Numericable a changé de stature. D’éternel « loser » du câble, il s’est mué en tycoon des télécoms. A la fin de l’année, après le feu vert de l’Autorité de la concurrence, SFR et Numericable fusionneront. L’acquéreur est de quatre à cinq fois plus petit que la cible, mais il est capable de lever des milliards d’euros de dette. Il va se hisser au rang de deuxième opérateur de France, puissant dans le très haut débit comme dans le mobile. Un rival à la mesure du géant Orange et de l’entrepreneur Free .
L’establishment qui a fait bloc derrière Bouygues, le candidat malheureux au rachat de SFR, se réveille avec la gueule de bois. Qui est ce milliardaire culotté ? Personne ne l’a vu venir. Il y a ceux qui n’avaient jamais entendu parler de cet X-Télécoms éloigné de la cour parisienne. Patrick Drahi, cinquante ans, est resté invisible à leurs yeux parce qu’il réside depuis 1999 à Genève, où son ex-employeur UPC lui avait demandé de s’installer, et parce qu’il a bâti son empire hexagonal du câble en rachetant des bouts de réseau sans grande valeur, via son holding basé au Luxembourg.
Expressions qui fleurent bon le souk
Et puis il y a ceux qui l’ont pris pour un « petit épicier de Marrakech », s’amuse un patron français. Drahi, fils de profs, séfarade né au Maroc, où il a vécu seize ans, aime nourrir cette illusion. Il use d’expressions savoureuses qui fleurent bon le souk. C’est lui qui tient la caisse et cela se sent : on ne trompera pas sa vigilance. Les banquiers lui donnent la réputation d’un bluffeur, qui a pour habitude de remporter la mise en déposant une nouvelle offre in extremis. En réalité, c’est un polytechnicien amoureux des télécoms, un fervent des sciences.
Il s’est formé à la finance au contact du câblo-opérateur UPC et des fonds d’investissement. A partir des années 2000, il n’a pas arrêté de faire chauffer sa calculette : France, Belgique, Portugal, Israël, Antilles, République dominicaine, quantité d’opérateurs du câble ou du mobile sont passés sous la coupe de son holding Altice. Ce matheux qui ne tolère pas la médiocrité peut racheter une entreprise sur la seule base de ses ratios. Tout en ne jurant que par l’instinct !
Croire en son étoile
A la fois viscéral et cartésien, Drahi a toujours cru en lui-même plus que les autres n’ont cru en lui. C’est pourquoi il est demeuré imperturbable jusqu’au bout dans l’affaire SFR, malgré les accusations d’exil fiscal , les questions sur sa nationalité franco-israélienne, sans oublier la rumeur d’une corruption des dirigeants de Vivendi. De même, à la fin des années 2000, quand le mur de la dette de Numericable a commencé à se rapprocher à toute vitesse, il a continué à croire en son étoile. Geoffroy Roux de Bézieux, qui vient de lui vendre Virgin Mobile pour 325 millions d’euros , se souvient de sa première rencontre avec lui en 2007. « Numericable était alors réputé proche de la faillite. Il m’a dit : je veux monter un grand groupe coté au CAC 40, puis le transmettre à mes enfants. C’était tellement improbable, et pourtant on avait envie d’y croire »,raconte Roux de Bézieux.
Doux dingue ou visionnaire, l’histoire a tranché depuis le rachat de SFR. « Drahi est remarquable, car il a compris qu’il y avait de la valeur dans le câble, à l’époque où personne n’en voulait », reconnaît l’un des banquiers qui lui ont vendu des actifs dans les années 1990. Numericable a été assemblé avec les réseaux de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Générale des Eaux, de la Lyonnaise, de France Télécom et de TDF. En 2005, Drahi achète le câble de Vivendi pour une bouchée de pain au tandem Fourtou-Dubos. Neuf ans plus tard, il a retrouvé les deux compères sur l’opération SFR.
Pour coller les morceaux, Patrick Drahi a eu besoin des fonds d’investissement Cinven et Carlyle, qui ont investi beaucoup d’argent à ses côtés et qui sont en train de sortir progressivement, après de grosses frayeurs. « La cotation de Numericable en novembre puis du holding Altice en janvier a été réglée comme du papier à musique. Tout cela était extrêmement bien planifié en vue d’acheter SFR », admire le même banquier. L’arrivée de Bouygues dans la bataille l’a contraint à payer 3 milliards d’euros de plus que prévu. Mais est-ce si grave, lorsqu’on est capable de lever 70 milliards d’euros de dette d’un seul coup ?
Un deuxième chez-soi à Tel-Aviv
Patrick Drahi a beau détester voir sa vie exposée dans les médias, il ne fait pas de façons quand on le rencontre. Le voilà tout sourire, bronzé, polo blanc Lacoste, un bracelet Fitbit et une Swatch acidulée au poignet. Sa femme s’est invitée à dîner sans prévenir. Il est aussi brun et acéré qu’elle est blonde et délicate. Elle arbore la même montre dans un autre coloris, l’un de leurs nombreux signes de complicité. Patrick Drahi était étudiant quand il a rencontré cette Syrienne catholique de rite gréco-orthodoxe. Il lui a fallu une heure pour la demander en mariage, mais trois ans pour convaincre les familles d’unir le Roméo juif et la Juliette chrétienne.
Lina est le point fixe dans le tourbillon de son existence de bosseur acharné, toujours entre deux avions. « Ma vie est très simple, je n’ai jamais changé de mode de vie, assure-t-il. Je suis marié depuis plus de vingt-cinq ans. Je suis le plus heureux des hommes quand nous arrivons à dîner à la maison tous les six, avec ma femme et mes enfants. Les mondanités, les pince-fesses, ça n’a jamais été mon truc. » Pendant les discussions de rachat de SFR, alors que la campagne médiatique de démolition du candidat Drahi battait son plein et pour oublier la classe politique et les milieux d’affaires français, il filait le soir à Zermatt skier avec son épouse.
En 2010, le couple a établi son deuxième chez-soi à Tel-Aviv. Ce pays est devenu l’une des passions de Patrick Drahi, si bien qu’il en a acquis la nationalité et qu’il y a monté une chaîne de télévision internationale – c’est i24, le France 24 de l’Etat hébreu, qui diffuse depuis 2013 en anglais, en français et en arabe partout dans le monde. Il a également donné 3 millions d’euros à l’université de Jérusalem, fondée en 1925 par Einstein et Freud, afin de créer un laboratoire pour des mathématiciens qui étudient le cerveau humain. Avec un patrimoine évalué à 8,4 milliards d’euros par « Forbes » , l’entrepreneur fait l’objet de nombreuses sollicitations.
Investissements dans « Libération »
C’est ainsi qu’ il a d’abord prêté 4 millions d’euros pour sauver « Libération », puis décidé d’y investir 14 millions supplémentaires . Au départ, c’est une journaliste de « Libé » qui lui a lancé une boutade, mais l’idée lui a plu. L’entrepreneur ne s’en cache pas, il veut redorer son blason en France. Montrer aux pouvoirs publics qu’il n’est pas un financier sans foi ni loi, dépeceur d’entreprises.
« Tout ce que j’entreprends, je le fais avec cœur. Le business n’interdit pas la gentillesse et la générosité, au contraire », se justifie Patrick Drahi, qui confie avoir toujours distribué beaucoup autour de lui. « C’est vrai, il était déjà généreux il y a vingt ans », confirme l’entrepreneur Pascal Béglin, qui l’a fréquenté chez Fortel – un opérateur mobile éphémère que Patrick Drahi avait fondé en France en 2000. La fondation Télécom Paristech vient aussi de toucher une donation extraordinaire de 10 millions d’euros de Patrick Drahi. Aucun ancien de Polytechnique, aucun groupe du CAC 40 n’avait jamais fait un tel cadeau.
A Tel-Aviv, Patrick Drahi loge au numéro un du boulevard Rothschild, l’artère la plus chic de la ville. L’aventurier a mis la main sur Hot , un câblo-opérateur né de la fusion des trois grands rivaux israéliens. Le capital était éclaté entre les banques créditrices et trois familles ayant fait fortune dans les stations-service, la presse ou la distribution. Rusé et patient, il a mis quatre ans à reprendre toutes les parts.
A l’époque, un gamin surdoué manque bien de faire capoter ses projets en se moquant publiquement de ces actionnaires dénués de vision. C’est Michaël Golan, ex-Boukobza. Il vient de surprendre son monde en quittant Free, la société de Xavier Niel, dont il était le directeur général à l’âge où d’autres n’ont pas terminé leurs études. Drahi l’a pris sous son aile chez Hot, comme conseiller du président.
« Pour moi, la première qualité, c’est la loyauté »
La suite vire au drame freudien. En 2011, Golan lui annonce qu’il part créer une start-up dans l’informatique et lui fait miroiter une prise de participation. Il organise son pot de départ en novembre. Drahi prend ses vacances de Noël en Thaïlande. Dès son arrivée, il se connecte et découvre avec stupeur que celui qu’il traite comme son fils est en lice pour créer un opérateur mobile en Israël. Golan avait monté le dossier de licence mobile pour Hot et l’avait défendu auprès du gouvernement. Il n’ignore rien des plans de Drahi. En mai 2012, Israël accouche donc non pas d’un Free Mobile, mais de deux. Tout le pays assiste à ce duel sanglant entre Français.
La trahison révolte profondément Drahi, cet homme de fidélité. « Pour moi, la première qualité, c’est la loyauté », affirme cet affectif, qui s’attache aux êtres et aux choses au point d’avoir conservé ses anciennes voitures. Avec Numericable, jure-t-il, c’est pareil, il n’a jamais voulu vendre : en 2007-2011, il a fait la tournée des acquéreurs, discuté avec Martin Bouygues, avec Vivendi, uniquement parce que les fonds d’investissement qui l’avaient financé devenaient nerveux.
Quant aux salariés, c’est une autre affaire. Il a repris des sociétés à la dérive et donc commencé par licencier beaucoup de monde. Chez Hot, par exemple, il a externalisé ou supprimé 3.400 emplois sur 5.000. En revanche, la plupart des dirigeants chez Numericable, Hot ou bien la maison mère Altice sont là depuis très longtemps. Drahi leur fait confiance, ils connaissent sa famille. Et ceux qui sont là savent parfaitement où borner leurs ambitions. « Mon rêve est que mes quatre enfants viennent travailler avec moi », déclare Drahi. Les jumeaux, dix-neuf ans, l’ont accompagné au début de l’année dans sa tournée des investisseurs à Paris, Londres et New York. C’est la suite du plan de Patrick Drahi, réfléchi depuis si longtemps.
Commentaires
Publier un nouveau commentaire