PROFESSION : PRODUCTEUR
Je devais avoir entre dix et onze ans lorsque je reçu de mon très cher père qui l’avait acheté à vil prix à une vente aux enchères, un projecteur de films à manivelle dernier cri : Une super affaire!
Nous vivions encore à la Rue Lusitania, à Casablanca, rue et quartier mythiques alors et qui le sont restés jusqu'aujourd’hui.
Comme je rêvais depuis ma plus tendre enfance de faire du cinéma, quels que soient le rôle ou la fonction, ce cadeau prodigieux venait confirmer ma vocation, affirmer mes plus folles ambitions et me promu instantanément au titre noble et ronflant de « producteur ».
Dès la semaine suivante, je m’installais chez l’un de mes voisins, Lolo Lévy, les gentils parents Ito et Baba Sidi Lévy se prêtant complaisamment au jeu.
J’étalais un grand drap blanc sur le mur du salon arabe au sous-sol, me procurais quelques films de l’incontournable et inénarrable Charlot puis fit le tour du quartier pour promouvoir ma nouvelle « salle de Ciné » et « mon dernier hit ».
Tous les gosses du quartier, en mal de divertissement, la télévision n’étant qu’à ses balbutiements, accoururent.
Contre quelques francs, un crayon a peine entamé, une gomme pratiquement neuve, je laissais entrer dans « ce sanctuaire » mes nouveaux spectateurs.
Aussitôt la salle pleine, nous ne démarrions pas sans cela, la lumière s’éteignait et accompagné du bruit mécanique de l’appareil, la projection pouvait commençait.
Dès l’apparition de Charlot, les rires fusaient, clairs et répétés comme des cascades.
Il fallait voir le visage de tous ces petits garçons et de toutes ces petites filles, les yeux brillants, hilares, les cheveux à la diable, se tenant par la main ou par les épaules comme pour mieux partager, dans une communion parfaite, ces moments de joie pure.
Il me semblait que c’était moi qui les faisais rire, moi le catalyseur de toutes leurs émotions, moi qu’ils remerciaient de leur procurer ces moments de douce félicité.
Très vite la renommée de « mon complexe cinématographique » fit le tour du quartier et le déborda même.
On venait de partout, de la rue Lacepède bien sûr, notre rue voisine mais aussi de la place de Verdun, de la rue Verlet Anus, du Bd Gouraud, de la Rue des Anglais et même Jacques De Gouveia , mon meilleur ami, venait exprès du lointain, huppé et snob Boulevard d’Anfa pour soutenir mon entreprise naissante.
Le succès était tel qu’il me fallait certains jours faire plusieurs séances, le « permanent » étant interdit, pour satisfaire à la demande.
Certains VIP entraient sans payer, surtout les gosses de riches, compliment du producteur. Comme quoi ce sont toujours les riches qui profitent !
Parmi ma nombreuse et fidèle clientèle se trouvait un escogriffe du nom d’André Charbit, un grand garçon de 14-15 ans, cheveux coupés court à la brosse, les yeux rétrécis par le port de lunette avec des verres comme des fonds de bouteille, portant des culottes courtes et des bretelles en élastique de couleurs criardes malgré son âge avancé.
C’est lui qui sollicita une entrevue pour « une proposition d’affaire » me fit-il dire.
Je le reçus dans mon bureau privé c’est à dire sur les escaliers de l’immeuble de chez nous.
Sa proposition était simple : Il me rachetait mon fond de commerce composé de mon appareil à manivelle, les quelques films 8mm qui constituaient ma collection, et le droit d’asile dans la salle de projection du sous-sol des Lévy pour la somme faramineuse de 15 mille francs, presque 30 dollars de l’époque.
J’acquiesçais !
Avec cet argent, pensais-je, je pourrais m’acheter un appareil plus sophistiqué, moderniser mes installations, diversifier le choix de mes films , élargir et fidéliser ainsi ma future clientèle.
Je me voyais déjà en concurrent direct de la « Metro Goldwin Mayer » que j’admirais et dont son magnifique lion rugissant et le fameux logo ornaient le fronton d’un immeuble proche du Bd de la Gare plus tard connue sous le nom de Bd Mohamed V, en face des Galeries Lafayette « Lanoma » où travaillait jadis ma courageuse mère.
André Charbit ne pouvait pas payer tout de suite, mais il m’assura, « parole d’honneur» « la vie de sa mère » etc. qu’il le ferait très rapidement.
J’acceptais donc ses conditions
Dès la semaine suivante, c’est lui qui devint le patron de toute l’opération et de mes « super productions », lui qui désormais vendait les billets ou troquait des menus objets comme je le faisais moi-même à peine quelques jours auparavant. Il avait même trouvé que c’était une très bonne idée et m’avait félicité pour mon esprit d’initiative et ma créativité.
Cependant mon importance avait diminué dans le quartier et les quelques flatteurs et autre lèche culs qui me faisaient la cour et m’accordaient leur amitié factice pour entrer à l’œil disparurent de mon entourage pour fréquenter le nouveau propriétaire.
Les ordures, ils m’avaient abandonné à son profit et c’est lui désormais qui tirait avantage de cette cour de faux admirateurs.
N’empêche ! Ça me manquait !
Lorsque j’arrivais, il faisait un signe au contrôleur pour me laisser passer sans payer, la moindre des courtoisies envers l’ancien patron que j’étais.
Il me devait bien ça.
Mais d’argent point !
Lorsque je le questionnais, il me faisait un vague geste de la main et me disait « plus tard, plus tard ! »
Je râlais, mais ne pipait mot ne voulant pas l’embarrasser outre mesure devant « ses » clients.
Mais le temps passait et les promesses de remboursement se faisaient de plus en plus molles.
Il prétextait qu’il était occupé par les séances, il devait se procurer de nouveaux films, les recettes n’étaient pas à la mesure de ses attentes, bref il me négligeait et refusait même de me voir à présent.
Le salaud ! Il m’évitait!
Il habitait tout à fait en haut de la rue Lusitania, au numéro 4 ou 6 tout près de la place de Verdun, en face du four et du bain maure. Ma mère m’y m’entraînait autrefois tous les vendredis après midi pour un nettoyage complet.
Mr Elharrar le vendeur en gros d’œufs oeuvrait non loin, à côté le dépôt de l’huile Familia et de Mahia Taourirt, la plus fameuse de toutes les eaux de vie connue et plus loin encore la maison du propriétaire des Vins le Palmier, un vin infâme mais cacher , celui de Mr Amsellem !
Un jour, animé par l’esprit d’injustice de cette sombre affaire, je pris mon courage à deux mains, et, décidé, j’allais voir la mère.
Malgré mon jeune âge, j’étais un enfant sûr de lui, aux grands yeux expressifs et étant systématiquement premier en français de ma classe, m’exprimant plutôt bien.
Je montais les 3 étages de l’immeuble relativement cossu où habitaient Charbit mère et fils, et frappait aussi fort que je pus à l’aide de la main en bronze sur la porte.
C’est la mère elle-même qui m’ouvrit
C’était une veuve éplorée toute de noire vêtue, bien que son mari fût mort depuis très longtemps, copie conforme de son rejeton unique : Cheveux raides comme les fibres d’un balai lui tombant droit sur la nuque, et des lunettes lui faisant des yeux tout petits, identiques a ceux de son fils.
D’une voix claire et déterminée, j’expliquais la situation à la mère qui m’écoutait avec attention, un sourire aux lèvres.
Elle se tenait la toute droite devant la porte avec son visage ingrat, ravagé par le temps, les souffrances, les incertitudes, le travail, les privations et que sais-je encore ?
Elle m’écoutait vraiment comme si elle compatissait totalement à mon désarroi.
Devant cet accueil, je m’animais d’avantage encore, expliquais l’incongruité de la situation, la malhonnêteté de son fils, son incorrection, son manque de parole.
C’est alors que le grand escogriffe apparut.
Tous les deux ainsi côte à côte paraissaient un duo comique si la situation s’y prêtait.
- Viens maman! viens! pourquoi tu perds ton temps ? Tu sais bien qu’on n’ va rien lui donner.
- Je sais, je sais répond la mère, je sais qu’on va rien lui donner mais dit-elle sérieusement, j’aime bien l’entendre parler !
Outré j’allais chercher mon père à qui j’expliquais tout.
Jamais vous ne rencontrerez homme plus doux et plus tranquille que mon père. Ses yeux même couleur miel et noisette dénotaient cette bonté extrême qui le faisait aimer de tous et de toutes.
Charmant, brillant raconteur, sympathique, grand travailleur, de son métier imprimeur relieur, lui qui ne savait ni lire ni écrire le français.
C’est moi qui venais après mes cours au Lycée corriger les épreuves et les titres qu’il inscrivait en lettres d’or au dos des livres précieux qu’il reliait.
C’est là que j’ai fait mes premières lectures intéressantes de jeune adulte que j’étais déjà malgré mon jeune âge.
Pendant qu’il détachait les différents folios, je me cachais dans l’attique au premier étage de son bel atelier, Rue Blaise Pascal, en face des Services Municipaux et du Consulat de France et je lisais jusqu'à la fermeture.
Si un client venait chercher le livre que je lisais, il lui disait qu’il n’était pas prêt pour me permettre de finir ma lecture.
Je pouvais terminer tranquillement la lecture des grands classiques, Dumas, Balzac, Tolstoï, Hugo.
Lui qui ne savait pas lire, n’était pas peu fier de voir son fils avide de littérature et de savoir.
C’était comme s’il le faisait lui-même.
Je le voyais parfois lever des rames immenses de papier, les introduire dans un massicot ultrasophistiqué et ultra dangereux et dans un grand bruit de lame les couper en feuillets pour les imprimer plus tard.
Je le voyais travailler sans arrêt et avec force pour nourrir sa nombreuse famille. Il coupait, imprimer, cousait, reliait tous ces livres avec de la colle blanche qu’il fabriquait lui-même avec de la farine et de l’eau pour économiser.
Il était doux et tranquille et avait horreur de la violence donc mais fallait surtout pas toucher à ses enfants ! Un jour, je l’ai vu de mes yeux vu, soulever un voisin arabe deux fois plus grand que lui qui avait osé nous menacer et nous bousculer.
Il l’avait soulevé de terre comme si de rien n’était, l’avait secoué comme un prunier et projeté contre le mur de toutes ses forces.
Jamais plus l’épicier, c’était lui, ni personne dans le quartier ne nous manqua de respect après cet épisode.
De la même façon l’injustice que je subissais de la part des Charbit lui était insupportable.
Aussi le voici avec moi, laissant en plan son travail, main dans la main, m’entraînant au bout de la rue où vivaient les escrocs, montant quatre à quatre les escaliers devant la porte et frappant trois coups secs.
Ses coups répétés ne laissent aucun doute sur ses intentions.
C’est ou l’argent ou le projecteur immédiatement
-Va vite chercher l’appareil crie la mère décontenancée et prise de court.
-Et les films ? réclame mon père, tout de suite !!!
Très fier, la tête haute, mon matériel récupéré et mon honneur restauré, je réintègre mon quartier, ma rue, mon immeuble, ma maison tenant serrée très, très fort dans ma main, la main pleine de colle et tellement, tellement douce de mon très cher papa chéri.
Bob Oré Abitbol
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