Témoignages des Juifs du Maroc
Il est 13h30, rue "Moulay Ismail" à Rabat. Esther Peretz, une vieille dame de 80 ans est assise toute seule dans un coin sur les marches de la plus grande synagogue de Rabat, "Talmud Torah".
Une écharpe sur la tête, le visage buriné, pâle et triste, elle paraît inquiète, troublée, et ne cesse d'observer le va-et-vient des passants.
Chaque fois que quelqu'un s'approche des marches, elle se lève et prend un air affolé, mais personne ne la remarque. Elle attend que la synagogue ouvre ses portes à 15h00.
"Esther habitait dans le quartier El Mellah et lorsque le plafond de sa maison s'est effondré elle a cherché refuge chez nous", indique Marie, la secrétaire de la synagogue, d'un ton irrité. Cette vieille dame juive est née à Salé, une ville séparée de la capitale du royaume par le fleuve Bou Regreg.
"Je n'ai jamais trouvé de bonne raison qui me pousse à quitter mon pays natal comme tous mes proches partis en Israël", murmure l'octogénaire, les yeux embués de larmes.
Tout près de la synagogue "Talmud Torah", se trouve le quartier El Mellah à Rabat. Cet ancien secteur encerclé de murs, aux multiples accès était autrefois réservé aux Juifs, jusqu'à ce qu'ils désertent la ville. Une sorte d'enclave ayant son propre cachet.
Les commerçants, marchants ambulants et autres attractions animent ses ruelles qui grouillent de chalands. Des petites échoppes se côtoient ça et là, les boulangers, volaillers, poissonniers, vendeurs de tissus, de légumes, etc., s'époumonent pour attirer la clientèle. Une odeur répugnante se dégage de ce quartier populaire dont les bâtiments ne dépassent pas trois niveaux.
"Nous les Juifs nous étions les rois du Mellah mais tout a changé et nous ne sommes aujourd'hui que deux familles", regrette Menahem Dahan, rabbin de la synagogue du Mellah.
Suspicieux au départ, il nous ouvre finalement la porte de sa maison. Des ornements et des photos de rabbins couvrent les murs.
Au centre d'une table est posée une Torah richement enluminée. La fatma (aide domestique), les meubles, les corbeilles de fruits sur les tables du salon sont autant de preuves d'un niveau de vie aisé.
S'installant confortablement sur un canapé arabe, il commence à raconter son histoire. Natif de Mekhnès, Dahan poursuit ses études universitaires en France avant de se rendre en Israël où il décroche un diplôme.
Pourtant il décide de rentrer dans son pays natal, laissant derrière lui son père et ses frères qui ont émigré en Israël dans les années 1960. "La vie en Israël n'était pas facile à cette époque.
C'est pourquoi j'ai préféré rester tout seul dans mon pays où j'ai enseigné l'hébreu dans les écoles", explique le rabbin.
L'exode
La communauté juive marocaine s'est réduite avec les années et compte aujourd'hui moins de 5 000 personnes, dont moins de 200 à Rabat, selon les chiffres du Conseil des Communautés israélites du Maroc.
Le quinquagénaire David Toledano, secrétaire général de la communauté hébraïque de Rabat, explique qu'avant les années 1940, la population juive comptait près de 280 000 âmes.
Après la création de l'Etat d'Israël en 1948, plus de 90 000 ont gagné "la Terre promise" par la Bible, le point d'achoppement de tous les Juifs.
La deuxième vague est intervenue avec l'indépendance du Maroc en 1956, le départ des Français étant perçu comme une menace à la sécurité de la population juive.
Au début des années 1960, les Etats-Unis, de connivence avec le Maroc, ont exploité la famine qui sévissait dans le pays pour inciter à l'immigration vers Israël.
Résultat : 10 000 Juifs marocains, fuyant la misère, ont rejoint leurs coreligionnaires. "En 1961, la fameuse visite du leader égyptien Gamal Abdel Nasser à Casablanca avait déclenché des manifestations antisémites qui ont entraîné l'exode de Juifs craignant la montée du nationalisme arabe", se souvient le directeur du Musée du judaïsme marocain de Casablanca et secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, Simon Lévy.
Puis vint la guerre des Six-Jours (1967) qui a poussé la moitié des quelque 70 000 Juifs restants à plier bagage.
Le secrétaire général du Conseil des Communautés israélites du Maroc et président du Rassemblement mondial du judaïsme marocain, Serge Berdugo, souligne que les Juifs n'ont jamais été forcés à quitter le pays, mais qu'ils avaient été séduits par les promesses d'une vie meilleure des émissaires de l'Agence juive.
"La diaspora marocaine compte un million de personnes, dont 600 000 en Israël et 400 000 autres à travers le monde", précise-t-il, "les plus aisés partaient en Europe, au Canada et aux Etats-Unis."
Aujourd'hui, ce sont surtout les contraintes économiques qui poussent à l'immigration. "Je ne peux pas dire à un jeune de s'attacher à son pays natal s'il a trouvé mieux ailleurs", déplore Berdugo dont le fils s'est établi en France.
Après le baccalauréat, les Juifs marocains partent étudier à l'étranger, adoptent de nouvelles cultures et ne rentrent au Maroc que pour visiter leurs proches.
"Même ces retrouvailles familiales se font rares maintenant", regrette Dahan, attristé de voir les synagogues quasi-désertées. "J'ai mal au cœur de voir qu'il est le plus souvent difficile de réunir le nombre minimum de dix fidèles pour l'accomplissement de la prière."
Contraintes politico-économiques
Et pourtant, certains reviennent, comme ces jeunes trop attachés à leur vie aisée ou d'autres n'ayant pu s'intégrer dans une société nouvelle.
Léa, trentenaire, secrétaire, révèle qu'une fois diplômée en France, elle est retournée au Maroc par nostalgie. Mme Azuelos (épouse du plus grand bijoutier du Maroc), elle, a envoyé ses deux fils, Serge et Patrick, en France pour qu'ils poursuivent leurs études.
Une fois leurs diplômes en poche, ils sont revenus au pays pour gérer la fortune familiale. Ainsi, certains ont des liens affectifs comme Esther et Léa, d'autres une certaine fierté comme Dahan, ou encore sont attachés à une vie de luxe comme la famille Azuelos. D'autres enfin restent pour perpétuer leur nom sur le territoire de leurs ancêtres.
Alors, l'immigration des Juifs est-elle liée à un climat antisémite ? Après les attentats antijuifs perpétrés en 2003 à Casablanca, la communauté juive s'est réunie à la synagogue de Rabat dans l'objectif commun de réaffirmer son appartenance au pays face à la recrudescence de l'antisémitisme dans le monde.
D'après les citoyens et dirigeants juifs marocains, aucun cas d'immigration n'a été enregistré suite à ces événements. "Si nous voulions quitter le Maroc, nous l'aurions fait dans les moments les plus difficiles", confie tout bas Mme Azuelos.
Selon Berdugo, près de 3 000 Juifs vivent actuellement à Casablanca, la plus grande ville industrielle du Maroc, en citoyens respectés, jouissant de tous leurs droits.
Lévy rappelle : "Nous avons des synagogues, des associations, nos clubs, nos maisons de retraite, nos lycées et même des tribunaux avec des juges juifs et une loi juive."
Liberté de culte unique
Les Marocains évoquent avec fierté la liberté de culte qui règne dans leur pays. Ils se flattent d'être les seuls Arabes à avoir cohabité en paix avec les Juifs, les considérant comme des Ahl El-Ketab (les gens du livre), en référence à une religion et non une race.
"Je suis fier d'être marocain juif. Le Maroc est un cas unique pour avoir su maintenir et consolider, malgré les vicissitudes continuelles, une coexistence sereine et mutuellement respectueuse entre citoyens juifs et musulmans", affirme pour sa part André Azoulay, conseiller du roi Mohammed VI.
Cet ancien banquier ajoute que chaque fois qu'un Juif marocain quitte le Maroc "nous perdons un citoyen et nous gagnons un ambassadeur à l'étranger".
Toledano souligne que les Juifs vivent en paix en terre marocaine depuis deux millénaires et rappelle la protection accordée par le commandeur des croyants, le sultan Mohammed V, grand-père du souverain Mohammed VI.
"Ce ne sont ni l'insécurité ni la discrimination qui ont poussé les nôtres à quitter leur pays", défend vigoureusement Cohen, directeur du lycée juif Maimonide à Casablanca.
Kippa sur la tête, le regard pénétrant et l'air imposant, il ajoute derrière son bureau massif : "Si un Juif marocain partout dans le monde souhaite retourner au royaume, il lui suffit de se diriger vers l'ambassade du Maroc. Est-ce qu'un Juif égyptien, syrien ou irakien pourrait agir de la sorte ?," demande-t-il, trahi par un regard embué, malgré tous ses efforts pour dissimuler une émotion évidente.
Mais certains musulmans marocains voient les choses autrement. Selon eux, si le rêve d'une meilleure vie pousse des Juifs à s'expatrier, le sentiment de peur et d'insécurité demeure depuis toujours une motivation majeure.
Ainsi, pour Mohammed Ben Alaoui, commerçant au Mellah de Rabat, l'assimilation de plus en plus courante entre le judaïsme et le sionisme inquiète la population juive et la pousse au départ.
C'est ce que confirme Mikaël, élève de 15 ans au lycée Maimonide. "Je suis marocain et citoyen arabe avant d'être juif, le Maroc est mon pays que j'aime tant, mais si je sens que ma sécurité est en danger je ne voudrais pas y rester", confie-t-il, kippa sur la tête, assis dans la cour de l'école en compagnie de trois camarades musulmans.
Latifa Bouchoua, membre de la commission administrative de l'Association marocaine des droits de l'Homme (AMDH), affirme que si la religion juive est classée comme deuxième religion au Maroc, cela n'empêche pas qu'une minorité déclare ouvertement sa discrimination dans les slogans antijuifs scandés dans les manifestations de soutien aux Palestiniens et assortis d'injures comme "Sale Juif".
"Notre association perçoit comme discriminatoire toute insulte à caractère religieux", précise-t-elle. "Certains Marocains ont une culture très conservatrice et il leur est difficile de faire cette distinction.
Seuls les élites et les plus informés sont capables de faire la différence entre sionisme, Israël et judaïsme", défend le directeur de l'Institut marocain des relations internationales, Jawad Kerdoudi.
Toledano explique que lorsque la communauté juive a progressivement diminué, les Juifs se sont faits rares dans les rues et le judaïsme marocain est devenu méconnu face au panarabisme qui gagnait du terrain.
Parallèlement, les médias audiovisuels et la presse faisaient, à leur tour, une sorte d'amalgame entre Juifs et sionistes. Ces préjugés se sont infiltrés "mais sans pour autant tourner au racisme".
Quant à Berdugo, il rétorque que le racisme existe partout dans le monde, même à l'intérieur d'Israël, dont la création avait pour but initial de rassembler et protéger les Juifs et leur offrir une sécurité durable.
La paix ?
Pour les Juifs marocains, la politique de l'Etat hébreu affecte leur vie, et leur sécurité est tributaire du processus de paix israélo-arabe.
Dahan souligne que leurs craintes grandissent lorsqu'ils constatent que les attentats antijuifs ne sont pas suffisamment médiatisés, contrairement à ceux perpétrés contre les Palestiniens dont des extraits passent en boucle une vingtaine de fois par jour. "C'est à ce moment-là que les regards des musulmans marocains font peur", reconnaît le rabbin.
Azoulay prévoit qu'un jour la paix s'établira au Proche-Orient et qu'Israël n'aura pas d'autre alternative que d'embrasser la culture du monde arabe. Alors, les Israéliens d'origine marocaine serviront de passerelle entre les Juifs occidentaux et orientaux.
"Et lorsque l'on cessera de manquer les rendez-vous de la paix et que le projet de deux Etats, israélien et palestinien, vivant côte-à-côte verra le jour, les conditions seront réunies pour que les Juifs marocains rentrent au pays, parce que quelqu'un devra toujours allumer une bougie sur la tombe de son aïeul", conclut Toledano.
Par ADAM SCHRECK
Commentaires
trés trés bel article ! trés réaliste , trés juste !
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