Lacan, Maurras et les juifs
Nathalie Jaudel
À propos des indéniables tentations maurassiennes de Lacan à la vingtaine, l’attitude d’Élisabeth Roudinesco dans son Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée [1], est d’une grande ambiguïté, oscillant entre l’amplification et la minimisation d’un engagement qui fut aussi réel que vite abandonné, quoique jamais, certes, explicitement renié par l’intéressé.
D’un côté, elle ne manque pas de mentionner, à juste titre, les penchants du jeune homme pour ce mouvement réactionnaire, néo-monarchiste et anticlérical qui se prétendait « le parti de l’intelligence », à ceci près qu’elle en est, comme très souvent, réduite à se contenter, faute de sources historiques précises, à des « on dit », à des témoignages indirects — essentiellement, sans doute, celui de Marc-François, le frère de Jacques Lacan.
Sans citer de sources, elle affirme ainsi que Lacan aurait rencontré Charles Maurras, « dont les idées [avaient retenu] son attention » à plusieurs reprises, et participé à des réunions de l’Action française. Elle précise toutefois, en une formule contournée, que ce fut « sans adhérer aux principes de l’antisémitisme » [2]. Puis elle en fait un « fervent admirateur » de Maurras, « nourri des romans de Léon Bloy » [3]. Cette admiration pour le leader de l’Action française est de nouveau évoquée par la suite — mais cette fois en tant que masque de son attraction pour le pamphlétaire catholique : « Et ce n’est pas un hasard si l’admiration vouée à Maurras ne fut chez Lacan que l’apparence d’une autre sorte d’attachement littéraire qui le portait vers Léon Bloy, prophète par excellence de l’outrance verbale et de la démesure prométhéenne, stigmatisant les lumières de la révolution et de la liberté pour leur opposer un catholicisme fanatique, nourri des folles inspirations de la tradition exégétique. […] On ne s’étonnera pas que le culte de l’excès chez Lacan, où l’identification toujours requise à un mode paranoïaque de la connaissance — par quoi il retrouvait la fascination de Bloy pour la folie féminine —, ait eu pour contrepartie constante un attachement viscéral et quasi fétichiste à l’argent et à la possession d’objets : livres précieux, œuvres d’art. » [4]. Et pour finir, elle résume, en y adhérant, la thèse de Bertrand Ogilvie [5] sur le caractère très limité de l’influence des thèses de Maurras sur la pensée de Lacan, dans son texte sur la famille, à la fin des années 30 [6].
Outre que l’on voit mal d’où proviendrait ce lien irréfragable entre culte de l’excès et attachement viscéral aux objets dont le lecteur serait supposé ne pas s’étonner, il convient de noter que la seule trace historique du fait que le jeune Lacan se serait « nourri » des romans de Bloy [7], jusqu’à en épouser tant les obsessions que les débordements, résulte de deux références à cet auteur en trente ans de séminaire public ; la première, à La femme pauvre, fut effectuée alors que Lacan était âgé de 60 ans [8] ; il précise l’avoir « repéré il y a longtemps » et le qualifie de « livre à la limite du supportable que seul un analyste peut comprendre ». La deuxième renvoie à une scène extraite du Salut par les Juifs, trois ans plus tard [9]. De « Lacan a lu » à « Lacan s’est nourri », un saut est franchi — celui qui distingue curiosité et goût, intérêt et fascination, découverte et hantise.
Par ailleurs, la seule source historique certaine qui fasse état de l’attrait de Lacan pour le mouvement dirigé par Maurras est une lettre adressée par Pampille, la femme de Léon Daudet, à Charles Maurras, en 1924 (Lacan est alors âgé de 23 ans) :
« Cher et grand ami,
Un jeune homme, ami de Maxime, qui s’appelle Jacques Lacan (23 ans, étudiant en médecine, vient de renoncer à la médecine, pressé je pense — comme tant d’autres — par la nécessité de gagner sa vie) me demande depuis plusieurs semaines d’avoir une entrevue avec vous. J’ai fait traîner la chose, car je vous sais bien occupé, et que ce jeune homme présomptueux m’a fait l’effet d’être assez empli de lui-même ; il est récemment conquis à nos idées, et pense naturellement que son adhésion a une grande importance et qu’il pourra faire beaucoup. Je crois qu’il va partir prochainement pour le Sénégal et désirerait vivement que vous lui donniez une direction intellectuelle pour la propagande royaliste qu’il veut entreprendre. Pourrez-vous le recevoir cinq minutes, soit mardi, soit mercredi à l’heure que vous voudrez ? Je lui ai dit de vous écrire afin de gagner du temps, quand vous l’aurez lu, vous le connaîtrez et n’aurez plus qu’à lui répondre oralement cela vous fera gagner du temps. Il me paraît cultivé, intelligent, mais encore une fois assez présomptueux cependant, je pense qu’il peut servir notre cause sacrée […]. À bientôt, cher ami, et je vous en prie, n’accordez à ce petit Lacan qu’une courte entrevue, il ne vaut pas plus ». [10]
Curieusement, cette lettre, qui fut publiée en 1995, soit entre la parution initiale du Jacques Lacan et sa réédition en Livre de poche, n’est pas mentionnée par Élisabeth Roudinesco dans cette dernière.
Elle est pourtant fort instructive, s’agissant d’un témoignage, non pas reconstruit pour les besoins de l’historien-enquêteur quelques décennies plus tard, mais pris sur le vif, du « petit Lacan ». On y trouve décrits, en termes modérément amènes, par une que le jeune freluquet impressionne à l’évidence peu, plusieurs traits majeurs de la personnalité de Lacan : l’arrogance (présomptueux et assez empli de lui-même) ; l’impatience (il veut cet entretien tout de suite, le lendemain ou le surlendemain) ; la conscience d’avoir un destin (il pense qu’il pourra faire beaucoup) mais surtout on y apprend, incidemment, un élément biographique majeur dont Élisabeth Roudinesco n’a jamais fait état : en 1924, Lacan aurait interrompu ses études de médecine avec l’intention de partir pour le Sénégal…
Lacan obtint-il cette courte entrevue avec Maurras ? D’autres s’ensuivirent-elles ? Assista-t-il à des réunions de l’Action française ? Rien ne le prouve ; ce qui est sûr en revanche, c’est qu’il ne collabora pas au quotidien du même nom, et qu’il dût bien renoncer à un moment ou à un autre à son projet d’émigration pour revenir à ses études de médecine. On sait également qu’à la même époque il fréquentait la librairie d’Adrienne Monnier [11]. Y rencontra-t-il, dès ce moment, certains surréalistes ? Élisabeth Roudinesco l’affirme, sans citer de sources ; le premier texte où Lacan évoque Breton et Éluard date de 1931.
Tout en donnant, donc, aux sympathies maurassiennes de Lacan une envergure que les documents historiques sont bien en peine de confirmer, Élisabeth Roudinesco ne recule pas, pour autant, à prendre haut et fort sa défense en attaquant violemment dans la presse ceux qui, à mots couverts ou non, osent traiter Lacan de « catholique intégriste », voire de « précurseur de Vichy » : « De là à faire de Lacan un adepte des papistes et, pire encore, de Maurras, de l’Action française, voire de Vichy, il y a un abîme », déclare-t-elle dans un entretien paru en 2002 dans la revue Cliniques méditerranéennes [12].
Mais, à l’inverse, elle fait, hors de France, le choix d’un traducteur américain dont les positions rejoignent, voire majorent, celles des détracteurs de Lacan auxquels il vient d’être fait allusion.
Pour traduire le deuxième tome de son Histoire de la psychanalyse en France, qui parut aux États-Unis sous le titre évocateur de Jacques Lacan & Co : a history of psychoanalysis in France (1925-1985) [13], elle fit en effet appel à un universitaire reconnu, spécialiste de la question de l’antisémitisme dans la littérature française : Jeffrey Mehlman [14].
Or, le Translator’s Foreword qui sert de préface à sa traduction du livre d’Élisabeth Roudinesco déploie des théories en tout point contraires aux positions que cette dernière soutient avec vigueur dans la presse française. Elles tendent en effet à démontrer qu’en dépit de l’aveuglement d’Élisabeth Roudinesco, non content d’avoir été un disciple d’Édouard Pichon (psychanalyste, grammairien et membre de l’Action française), Lacan était, sans aucun doute possible, un antisémite.
« Sa dette à l’égard du psychanalyste le plus en vue de l’Action française laissa-t-elle une empreinte politique sur les travaux de Lacan ? Roudinesco suggère que non. Ceci étant, considérons l’utilisation exemplaire qu’il fit du mythe d’Actéon à la fin de “La Chose freudienne” [The Freudian Thing]. D’une part, le mythe est une parabole, correctement interprétée, de la psychanalyse : l’analyste, confronté à la vérité de sa castration (Diane dans sa nudité) est appelé à jouer Actéon, témoignant de la violation de son ego par sa “propre” pulsion inconsciente (allégoriquement, les chiens). D’autre part, le mythe est une allégorie quelque peu paranoïde de la tragédie historique de la psychanalyse — le travail de Freud-Actéon, ayant rencontré la vérité, est mis en lambeaux par ses médiocres adeptes. A présent, ces disciples sont mentionnés comme “une diaspora” d’ “émigrants”. C’est-à-dire que les bandits de Lacan sont dans ce cas moins Américains que Juifs. Freud-Actéon, d’autre part, est dit être inspiré par “une préoccupation proprement chrétienne pour les mouvements de l’âme”. Dans la logique de cette lecture du mythe, qui plus est, le rôle de Diane au bain échoit à nulle autre que Statue de la Liberté, devant laquelle, note Lacan, Freud et Jung sont passés en route vers la Clark University : la diaspora d’émigrants inclut “les chiens de la Liberté”. Tout cela — la critique sévère de l’ego psychology en tant que formation culturelle juive, l’étrange identification de Freud à la chrétienté, et l’assimilation oblique de la traîtresse Diane à la Statue de la Liberté — se conjoint pour faire revivre une lecture chrétienne typologique du mythe —Actéon/Christ et les Juifs/chiens — que l’on suspecte que le militant de l’Action Française qu’était Pichon pourrait avoir appréciée. » [15]
Le caractère incroyablement tiré par les cheveux du raisonnement laisse pantois. Raboutant avec malveillance des extraits, fort éloignés les uns des autres, d’un texte de plus de trente-cinq pages qui constitue l’ « amplification » d’une conférence prononcée à Vienne en 1955 à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud [16], Mehlman développe dans son avant-propos une interprétation, à tout le moins aussi paranoïde que celle qu’il reproche à l’objet de son étude et en tout cas proprement délirante, de la visée de Lacan.
Reçu par les caciques locaux d’une IPA par laquelle il n’avait pas encore été exclu, Lacan développait dans cette conférence sa conception du « retour à Freud » ; il y faisait de Vienne le lieu géographique contingent où Freud, « par sa seule présence », avait retrouvé une vérité éternelle trahie depuis — « au point que le mot d’ordre d’un retour à Freud signifie un renversement ». Et de ce renversement, il rendait responsables, non sans une féroce ironie, les psychanalystes émigrés en Amérique pour fuir le nazisme qui, pour s’intégrer et être reconnus, acceptèrent de se transformer en managers de l’âme — corruption d’autant plus grave qu’elle atteignit les meilleurs d’entre eux, dit-il. L’ironie de l’histoire étant que si Freud déclara à Jung, lorsqu’ils arrivèrent aux abords de la statue de la Liberté « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », la sanction de cette hybris fut que la maladie qui débarqua en Amérique à la suite de Freud fut celle qui ravagea son enseignement malgré les tentatives de ce dernier pour le maintenir dans sa rigueur première. Et il ajoute : « Le sens d’un retour à Freud, c’est un retour au sens de Freud. Et le sens de ce qu’a dit Freud, peut être communiqué à quiconque parce que, même adressé à tous, chacun y sera intéressé : un mot suffira pour le faire sentir, la découverte de Freud met en question la vérité ».
Texte étrange en effet, au ton tantôt prophétique, tantôt ironique, où Lacan fait parler la Vérité, s’adressant aux successeurs de Freud : « Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle. […] Cherchez, chiens que vous devenez à m’entendre […]. Entrez en lice à mon appel et hurlez à ma voix. Déjà vous voilà perdus, je me démens, je vous défie, je me défile : vous dites que je me défends ». Et Lacan de comparer Freud à Actéon, pourchassant la Diane de la vérité, et s’acharnant à relancer à sa poursuite ses chiens dès son abord déviés de leur courre. Que Diane lui offre-t-elle ? « Le lieu où le symbole se substitue à la mort pour s’emparer de la première boursouflure de la vie » — soit le lieu où le langage mortifie le corps de l’être parlant. Et Lacan ajoute : « Cette limite et ce lieu, on le sait, sont loin encore d’être atteints pour ses disciples, si tant est qu’ils ne refusent pas de l’y suivre, et l’Actéon donc qui ici est dépecé, n’est pas Freud, mais bien chaque analyste à la mesure de la passion qui l’enflamma et qui a fait, selon la signification qu’un Giordano Bruno dans ses Fureurs héroïques sut tirer de ce mythe, de lui la proie des chiens de ses pensées. »
Le mot « juif » n’est pas mentionné une seule fois dans le texte, mais il est fait référence aux persécutions dont firent l’objet les psychanalystes juifs, en ces termes : « …pendant que nous voyons passer la diaspora de ceux qui en étaient les porteurs [du message freudien] et que la persécution ne visait pas par hasard ».
Au lieu de se contenter, comme il le fait d’ailleurs avant de se lancer dans des élucubrations échevelées, de lire dans cette métaphore que, pour le Lacan de 1955, le travail de Freud-Actéon, ayant rencontré la vérité, était en voie d’être mis en lambeaux par ses médiocres adeptes — interprétation qui, en effet, ne force pas le texte — il s’évertue à rapprocher, de façon plus ou moins hasardeuse, des fragments épars de celui-ci, pour en produire une lecture qui, elle, constitue bel et bien un forçage — par exemple pour assimiler Diane et la statue de la Liberté, ce que ne fait pas Lacan — avant d’inventer, d’une part une « parabole de la psychanalyse » aussi fumeuse qu’étrangère à ce dernier — le psychanalyste confronté par Diane à sa castration et voyant son ego dévoré par sa propre pulsion inconsciente… — et d’autre part de tenter d’accréditer l’idée que si Lacan s’en prend à l’ego psychology, c’est parce qu’il tient Freud pour un chrétien et les épigones de la pensée freudienne pour les adeptes d’une conspiration juive. Les chiens juifs dévorant le Christ Freud — mais comment donc n’y avait-on pas pensé plus tôt ?
Une telle interprétation serait décidément inénarrable, si elle ne figurait pas en tête d’un livre à ambition historienne et prétention d’objectivité.
Aucune allusion n’est faite par Mehlman, en revanche, et on se demande pourquoi, à la référence faite par Lacan à l’interprétation du mythe d’Actéon par l’hérétique Giordano Bruno, dans Fureurs héroïques, où Actéon, accompagné de ses pensées, chasse le beau, le bien, la sagesse etc., et une fois en présence de Diane, devient lui-même proie de ses chiens/pensées, s’étant converti en ce qu’il pourchassait : E il gran’ cacciatore deviene caccia [17].
On aurait pu gloser, de façon aussi délirante, dans bien d’autres directions encore. Par exemple, lorsque Lacan évoque l’emblème proverbial de la vérité sortant nue du puits et élevant de son bras la lumière, aurait-on pu rappeler, ce qui certes, n’eût pas été dans le sens de ce que Mehlman soutient, que la plus célèbre représentation de cette allégorie figure dans un tableau-manifeste d’Édouard Debat-Ponsan, intitulé Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits, qui fut exposé au Salon de 1898 puis offert à Emile Zola au soutien la lutte pour la réhabilitation du capitaine Dreyfus…
Je passe sur ce qui suit, à savoir qu’en énonçant, au moment de la dissolution de l’École freudienne de Paris en 1980, la formule Delenda est [18], Lacan, identifié à Caton l’Ancien et reprenant à son compte l’idée fixe du fanatique sénateur romain, aurait donc témoigné de sa volonté de détruire Freud en tant que ce dernier était lui-même identifié à Hannibal le Carthaginois — carthaginois, donc descendant des phéniciens, donc sémite —, cette identification étant la marque de son indéfectible fidélité aux Juifs [19]…
Élisabeth Roudinesco savait à qui elle s’adressait pour traduire son œuvre, car Jeffrey Mehlman avait déjà sévi auparavant ; il était l’auteur de deux articles liant expressément Lacan à l’extrême-droite antisémite : « The Suture of an Allusion: Lacan with Leon Bloy » paru en 1982 [20] puis republié l’année suivante par son auteur dans un ouvrage intitulé Legacies: Of Anti-Semitism in France [21] qui fut suivi d’un texte contemporain de la traduction du tome 2 de l’Histoire de la psychanalyse en France d’Élisabeth Roudinesco : « The Paranoid Style in French Prose: Lacan with Léon Bloy » [22].
Dans le premier [23], Jeffrey Mehlman part d’une référence erronée de Lacan au Salut par les juifs de Léon Bloy à la fin du séminaire XI sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, erreur qu’il assimile à une dénégation — une Verneinung —, des liens existant entre le texte de Lacan et le Salut par les juifs. Non seulement soutient-il l’existence d’une profonde similarité entre le style de Bloy et celui de Lacan : « Mais c’est sur la spécificité de la prose que je voudrais insister : les paragraphes courts, chacun une phrase baroque dans sa longueur, qui semblent s’achever dans le soulagement que leurs extrêmes violents — latinismes et argot, allusions mythologiques et cette marque d’espièglerie que les français appellent gouaille — a néanmoins été contenue par la syntaxe proliférante, avant que leur pression accumulée n’ait amené la page à un point de dévastation. Ces particularités et la condescendance seigneuriale avec laquelle elles sont formulées, sont plus proches des caractéristiques distinctives de la prose de Lacan, suggéré-je, que d’aucun autre auteur français du siècle. » [24], mais encore ne recule-t-il pas à multiplier les parallèles entre la pensée de Lacan et les propos antisémites de Bloy. Ainsi, l’échec de la pulsion à atteindre son objet devrait-elle être rapprochée de la phrase de Bloy selon laquelle « une synthèse de la question juive est l’absurdité même, en dehors de l’acceptation préalable du “Préjugé” d’un retranchement essentiel, d’une séquestration de Jacob dans la plus abjecte décrépitude » [25]. Ou encore : le concept de « répétition » chez Lacan devrait plus aux « spéculations torturées » de Léon Bloy qu’à la synchronie structuraliste [26]. Il va jusqu’à faire de Bloy « l’interprétant » — le médiateur entre texte et intertexte — de la lecture de Freud par Lacan, comme Mallarmé serait celui de lecture de Hegel par Derrida dans Glas [27].
Bref, le « retour à Freud » masquerait en réalité un « involontaire retour » de Lacan à l’illisible Léon Bloy du Salut par les juifs [28].
Comme il n’est pas imaginable que le choix de ce traducteur ait été imposé à Élisabeth Roudinesco, ni que sa préface ait pu figurer en tête de la traduction de son ouvrage sans qu’elle ait été avisée de son contenu, force est d’en déduire qu’elle en a agréé la teneur. Ceci est d’ailleurs confirmé par le fait que, si dans L’Histoire de la psychanalyse en France, parue en 1986 et traduite aux États-Unis en 1990, elle ne fait pas référence aux accointances présumées entre Bloy et Lacan, celles-ci sont évoquées à plusieurs reprises — sans note et sans mention dans l’index du nom de son traducteur américain — dans sa biographie de Lacan parue en 1993.
Qu’importe donc le fait que Lacan, non seulement épousa une femme juive, Sylvia Maklès, mais encore prénomma Judith la petite fille conçue avec elle et qui naquit… en 1941 ? Négligeable, l’admiration, non seulement pour Freud, mais encore pour Kojève, né Kojevnikov, pour Koyré, pour Jakobson, pour Lévi-Strauss — tous juifs. De peu de poids, l’identification de Lacan à Spinoza victime de herem ; les innombrables références dans son enseignement au Dieu juif, à la Bible hébraïque, à la tradition juive, les réflexions sur la circoncision et le chofar, comme le rappel incessant de la dette de la psychanalyse vis-à-vis des juifs, du Talmud et de la Kabbale ; l’étude des midrash avec Emmanuel Raïs, élève du grand kabbaliste Jacob Gordin ; l’affirmation selon laquelle : « Le Juif [...] est celui qui sait lire » [29]. Indifférente, l’écoute de ses patients victimes de l’Holocauste ; plus indifférente encore — puisqu’Élisabeth Roudinesco ne daigne pas même faire état d’un témoignage pourtant paru avant la réédition de son Jacques Lacan [30] — l’hommage et les lettres du Dr Jacques Biézin, qui exerçait dans le service de Jean Delay et à qui Lacan aurait dit : « Je sais que vous êtes juif. Si une grosse difficulté vous frappe, je vous aiderai. », avant de le prendre gracieusement en analyse — tout autant que l’hébergement, pendant la guerre, du grand résistant que fut Gaston Deferre ; elle préfère soutenir que, durant cette période, « Lacan fut sans aucun doute effondré par la débâcle et sans aucun doute bien plus attentif à la reconnaissance qu’on pouvait accorder à ses travaux ou à sa personne qu’à un quelconque engagement. Son hostilité à l’occupant se traduisit avant tout par une rébellion esthétique et par un réflexe individualiste de survie et de débrouillardise. Il s’occupa d’abord de lui et de son proche entourage, déployant dans ces circonstances des trésors d’inventivité » [31], ironiser sur le fait qu’il aurait refusé de donner de l’argent au frère d’André Malraux pour faire libérer celui-ci [32], décrire longuement les fêtes auxquelles il participa avec les proches de Leiris et de Bataille tandis que « se déroulaient en Allemagne des exterminations massives de déportés » [33]. Quant au fait que Lacan se soit rendu au commissariat de Cagnes pour se saisir, avant de les détruire, en montant sur un tabouret, des dossiers administratifs de Sylvia Maklès-Bataille et de sa mère qui avaient pris le risque de se déclarer juives aux autorités, en aucun cas cet épisode n’est-il mis sur le compte de son courage, encore moins d’un quelconque héroïsme, auquel Lacan est déclaré « inapte » [34] — il ne fait signe que de sa « lucidité politique » [35] — et sert de prétexte à rectifier la « légende » selon laquelle la démarche aurait été effectuée « à la Gestapo de Cannes » auprès de laquelle les deux femmes auraient été « dénoncées » [36].
De même, elle balaye en quelques mots le silence conservé par Lacan pendant toute la durée du conflit : « Jacques Lacan ne publia pas une seule ligne pendant toute la durée de la guerre et, quand celle-ci prit fin, il était devenu un autre homme. Sa vie, ses mœurs et ses fréquentations avaient changé. » [37]
On est loin ici de l’hommage rendu par Bernard-Henri Lévy dans son Siècle de Sartre aux auteurs qui conservèrent le silence : « Fallait-il en un mot garder le silence ? […] Certains l’ont fait. Certains ont fait le vœu de se taire, de ne plus rien publier, en France, tant que les Allemands y seraient. [ils] sont, ces hommes-là, l’honneur des lettre françaises, [il] y a dans leur vœu de silence quelque chose de très beau et [l’on] peut rêver de ce qu’eût été le discrédit porté, non seulement sur l’Occupation, mais sur Vichy, au cas où ils auraient été suivis et où tous les écrivains restés en France auraient, d’une seule voix, choisi de se taire… » [38].
Ainsi s’explique mieux le caractère contourné de la formule employée par Élisabeth Roudinesco pour parler des rapports de Lacan à l’antisémitisme : non pas « il ne fut jamais antisémite », mais un équivoque : « sans adhérer aux principes de l’antisémitisme ». Une telle formulation ne serait-elle pas de nature à laisser penser au lecteur affligé de mauvais esprit que, s’il n’adhéra pas aux « principes » de l’antisémitisme (et sans vouloir pousser le raisonnement aussi loin que « cela ne le retint pas d’adhérer à ses fins »), à tout le moins cela ne l’empêcha pas de ressentir une haine, au moins inconsciente, des juifs, par exemple de la variété que prétend si élégamment démontrer son préfacier américain ?
Nathalie Jaudel
[1] La première édition du Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, Histoire d’un système de pensée d’Élisabeth Roudinesco parut chez Fayard en 1993 ; elle fut rééditée, conjointement avec les deux volumes de son Histoire de la psychanalyse en France au Livre de poche, en un volume, sous le titre : Histoire de la psychanalyse en France – Jacques Lacan, Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2009, le tout ayant à cette occasion été « corrigé, complété, annoté ou au contraire amputé de certains passages […] ». Sauf mention contraire, tous les renvois ultérieurs feront référence à cette dernière édition (HPF et JL).
[2] JL, p. 1528.
[3] JL, p. 1579.
[4] JL, p. 1629.
[5] Bertrand Ogilvie, Lacan, le sujet, Paris, PUF, 205, spécialement, p. 61.
[6] JL, p. 1683.
[7] Léon Bloy (1846-1917) partagea avec Anne-Marie Roulé, une prostituée qui fut finalement internée, une aventure mystique, accompagnée de visions et de pressentiments apocalyptiques.
[8] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le Transfert, p. XXX.
[9] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. XXX.
[10] Pierre-Jean Deschodt (éd.), Cher maître, Lettres à Charles Maurras, Christian de Bartillat, 1995, p. 602.
[11] « Sortant d’un milieu sordide […] il se trouve qu’à dix-sept ans, grâce au fait que je fréquentais chez Adrienne Monnier, j’ai rencontré Joyce. De même que j’ai assisté, quand j’avais vingt ans, à la première lecture de la traduction française qui était sortie d’Ulysse. » - Jacques Lacan, « Joyce le symptôme », conférence donnée le 16 juin 1975, in Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 162. Or la première lecture en français de Joyce eut lieu le 7 décembre 1922.
[12] Entretien d’Élisabeth Roudinesco avec François Pommier, « Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l’injure et la fonction paternelle », Cliniques méditerranéennes, n° 65, 2002/1. Ces critiques s’adressent à Didier Éribon et à Michel Tort.
[13] Élisabeth Roudinesco (author), Jeffery Mehlman (translator), Jacques Lacan & Co : a history of psychoanalysis in France (1925-1985), University Of Chicago Press; 1st edition, October 1990.
[14] Jeffrey Mehlman, professeur de littérature française à l’Université de Boston est un spécialiste de critique littéraire et d’histoire des idées. Il est officier de l’Ordre des Palmes académiques en France.
[15] Translator’s Foreword, in Jacques Lacan & Co, op. cit., p. xiv. Traduit par mes soins.
[16] Jacques Lacan, « La Chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse », amplification d’une conférence prononcée à la clinique neuro-psychiatrique de Vienne, le 7 novembre I955, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 401-436.
[17] Giordano Bruno, Des fureurs héroïques, in Œuvres complètes, vol. 7, Paris, les Belles Lettres, 1999 ; voir également : Hélène Védrine, La conception de la nature chez Giordano Bruno, Vrin, 1967.
[18] « Carthage doit être détruite ! » aurait été le mot d’ordre de Caton l’Ancien après la Deuxième guerre punique ; selon une tradition non étayée, il aurait prononcé cette formule à chaque fois qu’il commençait ou terminait un discours.
[19] Translator’s foreword, op. cit., pp. xiv et xv.
[20] Paru dans SubStance, Vol. 11, no. 1, Issue 33-34, pp. 99-110, University of Minnesota Press, 1982.
[21] University of Minnesota Press, 1983.
[22] Paru dans The Oxford Literary Review, vol. 12, 1990.
[23] Je ne suis pas parvenue à consulter le second.
[24] « The Suture of an Allusion: Lacan with Leon Bloy », op. cit., pp. 101-102.
[25] Ibidem, p. 103.
[26] Ibidem, p. 103 : « It is at this level that the concept of repetition functions at its most radical, and seems less inherited by Lacan from the synchrony of the structuralists than from the tortured speculations of Bloy. »
[27] Ibid., p. 104 ; « In this sense, Bloy would serve as an interpretant, in my reading, of Lacan’s reading of Freud. »
[28] Ibid., p. 104-105 : « As though the return to Freud - to whom history has granted the nobility of Jewish genius - in fact masked an unwitting return to the - unreadable - Leon Bloy of Le Salut par les juifs.
[29] « Radiophonie », [1970], Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 428.
[30] Le témoignage du Dr Biézin figure dans le livre de Gérard Haddad, Le Péché originel de la psychanalyse. Lacan et la question juive, paru au Seuil en 2007, alors que la réédition du Jacques Lacan revu et augmenté d’Élisabeth Roudinesco date de 2009.
[31] JL, p. 1699.
[32] JL, p. 1701.
[33] JL, p. 1713.
[34] JL, p. 1589.
[35] JL, p. 1698.
[36] JL, p. 1953.
[37] JL, p. 1715.
[38] Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, Paris, Grasset & Fasquelle, 2000, pp. 379-380.