Souvenirs de vie d’un enfant de Casablanca
Je suis né en 1948, à Casablanca, rue du sergent Jean Marc Jacquemin, dans le quartier Bourgogne.
Cette rue était plus connue sous son appellation abrégée de "Rue Jacquemin", du nom d'un homme, originaire de Casablanca où il naquit en 1918. Sergent d'infanterie du 6ème Régiment des Tirailleurs Marocains, il perdit la vie au combat en 1944, à Cornimont, petite commune des Vosges ou la France l'avait envoyé combattre et défendre la patrie.
Il fût inhumé à Rougemont, dans le Doubs, sans avoir jamais revu sa terre natale.
Dans ce cimetière, il occupe pour l'éternité la tombe numéro 34.
A cette époque, tout ce quartier n'était qu'une vaste plaine herbeuse au milieu de laquelle trônait une grande maison de style californien. Cette bâtisse que mes parents louaient en partie abritait alors trois familles distinctes.
Ils s'y étaient établis en 1944, peu après leur mariage, et c'est là que leur quatre enfants virent le jour et passèrent leur enfance.
A tour de rôle, nous avons fréquenté la garderie voisine, de l'école Charcot, avant d'user nos culottes sur les bancs de l'école d'Anfa, toute proche. Les nombreux souvenirs que j'ai conservés de cette école, des instituteurs et de son directeur Mr Lebouté, mériteraient à eux seuls une évocation que je ferai peut-être, un jour.
C'est en 1957, en pleine année scolaire que nos parents nous surprirent en nous annonçant notre prochain déménagement. Nous allions quitter la maison de notre enfance, notre quartier, nos amis, nos usages, pour nous établir boulevard de Lorraine, tout près du Rond-point Mers-Sultan. Un environnement très différent de celui auquel nous étions habitués.
L'un des avantages de ce lieu était sa proximité avec le Lycée de jeunes filles, ou mes sœurs aînées devaient faire leur rentrée, et également celle du Lycée Lyautey que nous aurions à fréquenter un peu plus tard, mon frère et moi. C'était, sans aucun doute la principale raison de leur choix, car à priori, ils n'avaient pas de raison objective de quitter leur ancienne résidence ou ils avaient accumulé tant de souvenirs, de relations et d'habitudes.
Pour ma part, du haut de mes neuf ans, je trouvais cette idée assez excitante. Découvrir un nouveau quartier, une nouvelle école et de nouveaux amis aiguillonnait mon imagination, et attisait ma curiosité. Et puis, bêtement, il me semblait que ce déplacement vers une autre partie plus huppée de la ville m'apporterait une sorte d'avantage.
J'étais impatient et attendais ce fameux jour ou je ferais mes adieux à ma maison, à ma rue, à mes camarades, mais aussi à saluer mon nouvel environnement.
Je dois dire que j'ai tout de suite aimé l'appartement ou nous nous étions installés. Situé à l'angle de la rue de Charmes et du boulevard de Lorraine, ce troisième étage était baigné de lumière. Les cinq balcons-fenêtres qui s'ouvraient sur la façade en étaient la principale source.
La surface et les commodités dont nous disposions à présent me firent vite oublier la rue Jacquemin, aujourd'hui baptisée rue Dijla.
Une des premières choses que je fis, fut d'explorer mon nouvel environnement, marcher dans les rues avoisinantes, découvrir les enseignes, les commerces, les noms des rues et leurs connexions. Je n'hésitais pas à m'aventurer sur ces nouvelles terres et à parcourir quelques kilomètres pour cartographier dans ma mémoire tout ce que mes yeux voyaient et enregistraient.
A cette période, le Maroc était sorti du protectorat de la France. Mais, bien avant cette époque, Casablanca, comme sans doute d'autres villes, avait été quadrillée en quartiers qui portaient le nom d'un département ou d'une région de France. Et, pour faire simple, toutes les rues qui s'y trouvaient, portaient les noms des villes de cette région. Ainsi, dans le quartier Alsace-Lorraine, il y avait, outre le boulevard de Lorraine, une des principales artères, les rues de Charmes, de Toul, de Briey, de Neuf-Breisach, d'Epinal, de Saint Dié, etc...Un plan d'urbanisation astucieux qui permettait une localisation par évidence.
Comme je l'ai déjà indiqué, nous étions situés à quelques dizaines de mètres du Rond-point Mers-Sultan.
Cette vaste place, était traversée par deux grandes artères, la rue de l'Aviation Française et l'avenue Mers-Sultan. Celles-ci s'y croisaient à angle droit. Entre ces artères, débouchaient le boulevard de Lorraine, et l'avenue Franchet d'Espèrey. (C'est le nom que portait un général de division de l'armée de terre française et qui fut l'un des principaux artisans de la victoire de la bataille de la Marne. C'est à lui que Lyautey, avait confié le commandement des troupes du Maroc en 1912.
Ils furent plus tard honorés tous deux du titre de Maréchal. Mais ça, c'est une autre histoire...
Autour de la grande place, les chaussures Bata, dont le slogan connu de tous s'étalait fièrement sur la vitrine, "Pas un pas sans Bata", le café Mers-Sultan suivi du café Concorde, aussi beaux et accueillants l'un que l'autre, une station de petits taxis devant le magasin de chaussures Princia, puis, pour fermer la boucle, une pharmacie et une station de grands taxis près de laquelle se tenait un kiosque à journaux.
Ma mère m'inscrivit à l'école du Rond-point d'Europe pour y finir le cours moyen première année entamé à l'école d'Anfa, puis le cours moyen deuxième année, étape ultime du cycle primaire avant la fameuse entrée en sixième. Les mois que j'ai passés dans cet établissement me laissent des souvenirs vifs et pour jamais gravés dans ma mémoire. J'y étais heureux, et puis j'aimais bien Monique W., ma camarade de classe. Une petite brune timide qui se troublait très vite. J'ignore pourquoi, mais l'image de ses joues brunes qui rosissaient facilement est toujours dans ma mémoire. J'ai longtemps espéré la revoir avant de m'épuiser dans ma quête. Tout ce que j'ai pu savoir c'est qu'elle était au Canada. Une des trois ou quatre destinations favorites des familles juives qui ont quitté le Maroc.
Les derniers jours de l'année scolaire, nous étions autorisés à amener en classe des jeux de société, et nous passions de longues heures à y jouer, en toute tranquillité. A la récréation, nous chantions à tue-tête ce refrain bien connu:
Gai, gai l'écolier, c'est demain les vacances,
Gai, gai l'écolier c'est demain les congés.
Adieu les analyses, les verbes et les dictées,
Tout ça c'est de la bêtise, allons nous amuser.
Gai, gai l'écolier ...
Pour me rendre à l'école, distante d'une vingtaine de minutes à pieds, il me fallait remonter la partie gauche de l'avenue Mers-Sultan. Une pharmacie fermait l'angle de l'avenue Franchet d'Espèrey et de l'avenue Mers-Sultan. Devant cette officine, il y avait sur le trottoir un grand pèse-personne qui fonctionnait avec une pièce de 10 centimes. Sans cette pièce de monnaie, l'aiguille se bloquait brutalement à 10 kilos sur le cadran circulaire. Le jeu consistait à mettre un pied sur la balance, tout en continuant à marcher. Puis ce jeu devint rapidement une marotte. Quatre fois par jour, à chacun de mes passages, j'y posais un pied, l'aiguille se bloquait bruyamment sur le 10 et je poursuivais mon chemin. C'est tout.
Je crois que si aujourd'hui je me retrouvais dans cette situation, je referais le même geste, par automatisme et aussi sans doute par nostalgie, le cœur léger et les yeux humides.
Mon école se trouvait rue d'Amiens, la dernière rue à droite de l'avenue Mers-Sultan, juste avant le Rond-point d'Europe. Sur mon chemin, quelques commerces et établissements dont je me souviens parfaitement.
D'abord, il y avait un grand garage dont l'accès à l'atelier du sous-sol se faisait par une longue pente descendante. Celle-ci remontait ensuite pour déboucher dans la rue arrière, parallèle à l'avenue Mers-Sultan. Un terrain de jeux formidable. Le but était de dévaler la pente à toute vitesse en écartant les bras et de remonter aussi vite que possible l'autre versant, sous les invectives du propriétaire du lieu qui nous trouvait bien imprudents et insolents.
Puis, tout à côté, le cinéma Lynx.
Tous les Casablancais, sans exception, ont forcément en mémoire ce lieu mythique. Ce grand cinéma à l'architecture Art-Déco était à lui seul un cas à part, une institution. Inauguré en 1950, il offrait déjà une capacité d'accueil de 1200 places au confort inégalé, notamment au balcon. L'accueil des spectateurs se faisait par un hall monumental de hauteur vertigineuse, et sur les murs duquel s'étalaient les photos en noir et blanc des artistes en vogue et les clichés des films à venir.
A cette époque bénie, toutes les places de cinéma étaient numérotées, et il était possible d'acheter ses billets plusieurs jours à l'avance en choisissant ses fauteuils. Derrière son guichet la caissière disposait d'un plan exact de la salle. Tous les sièges y étaient représentés. Chaque fois que des places étaient vendues, elle cochait avec un gros crayon, rouge d'un côté et bleu de l'autre, les sièges devenus indisponibles, et ainsi de suite.
La direction de ce cinéma avait astucieusement organisé des projections spéciales le dimanche matin. Projections exclusivement réservées aux adolescents. Ces séances eurent vite beaucoup de succès et affichaient souvent complet. Combien de teen-agers y ont connu leur premier flirt? Des centaines, sans aucun doute! Dépassé par les événements, l'homme chargé de surveiller la bonne tenue des spectateurs avait vite fait de baisser les bras.
Nombre de mes souvenirs restent attachés à ce lieu!
Un peu plus bas sur l'avenue, une grande enseigne, celle du célèbre marchand de meubles Primarios, dont le nom était peint en lettres géantes sur le fronton, et tout de suite après le collège de jeunes filles. Des centaines d'entre elles croiseront autant ce garçons se rendant ou sortant du lycée Lyautey. Aux heures d'entrée et de sortie des classes, cette partie de l'avenue fourmillait de hordes d'élèves qui se croisaient, alors que retentissait la puissante sirène quotidienne qui annonçait midi.
Un peu plus tard, sur ce chemin, il m'arrivera souvent de guetter Carmen L.., une petite collégienne au charme de laquelle je n'étais pas insensible. Je connaissais ses nom et prénom simplement parce qu’ils étaient brodés sur sa blouse rose. Nous n'avons jamais fait autre chose qu'échanger des regards timides et gênés, sans jamais oser briser la réserve dans laquelle nous étions enfermés. Dommage..
Enfin, la petite rue d'Amiens et au fond, mon école.
C'est là que finit le cycle de ma scolarité primaire. Je dois avouer humblement que je n'étais pas un élève doué de qualités exceptionnelles. Pas très vaillant pour les devoirs et les leçons à faire à la maison, je faisais partie de ceux dont les maîtres disaient volontiers, "peut mieux faire ", "s'il se donnait un peu plus de mal, Henri aurait de meilleurs résultats", ...
J'étais un rêveur, et je rêvais beaucoup.
Je fus admis pour l'entrée en sixième au lycée Lyautey.
La nouvelle rentrée scolaire de septembre se fit avec les préparatifs et l'appréhension habituels à ce genre d'évènement, mais aussi avec l'excitation, l'inquiétude et l'impatience relatives à ce changement de statut.
J'allais faire ma rentrée au Lycée. Et quel Lycée! Sa légende le précédait.
Par chance, celui-ci, se trouvait dans l'exact prolongement du trajet que j'empruntais jusqu'alors. Il me suffisait simplement de traverser le Rond-point d'Europe et de poursuivre mon chemin en ligne droite jusqu'au fameux établissement.
Celui-ci, inauguré en 1921, dans le haut de l'avenue Pierre Simonet, fut d'abord dénommé "Grand Lycée" pour le différencier de celui créé en 1929, rue d'Alger, tout près de la Place de Verdun, sous le nom opposé de "Petit Lycée ".
Un peu plus tard, le Grand Lycée prendra le nom d'Hubert Lyautey, premier résident général de la période du protectorat du Maroc. Ces deux établissements de l'agence pour l'enseignement du français à l'étranger étaient alors rattachés à l'académie de Bordeaux.
Aujourd'hui, le Lycée Lyautey s'appelle "Lycée Mohamed V". Il a été déplacé en 1965 dans le quartier Bourgogne, au boulevard Ziraoui, (anciennement boulevard des Régiments Coloniaux) et construit à l'emplacement de l'ancien Camp Turpin. Il s'étalera ensuite en annexant le site de Beaulieu, un autre ancien camp militaire attenant.
Le Petit Lycée est toujours à la même place. Il porte désormais le nom de "Lycée Ibn Toumert".
Comme je l'ai indiqué auparavant, le chemin menant au lycée était dans le prolongement de ma route habituelle, que je continuais toujours à faire à pied.
Arrivé au rond-point d'Europe, il me fallait le traverser puis passer devant Notre-Dame de Lourdes. Une immense église blanche aux traces de béton apparentes, érigée en 1954. Sa grande hauteur et ses parois inclinées signaient toute son élégance et sa modernité. Elle reste aujourd'hui l'un des rares lieux de culte catholique.
C'est d'ici que démarrait l'avenue Pierre Simonet. Une artère en pente raide bordée de schinus, ou faux poivriers et qui s'achevait sur un plateau cerné de beaux jardins, havres de couleurs, d'ombres et de repos: les squares Murdoch et Abbé de l'Epée. Enchâssé entre eux, le fameux bâtiment blanc s'étalait fièrement. Gravir cette côte à pied était une épreuve dont la difficulté augmentait avec la température ambiante et le poids du cartable. Les plus chanceux, ceux que l'on regardait avec envie, s'y rendaient en Velosolex noir, en Velovap bleu, en Mobylette grise, ou encore, luxe suprême, en moto Rumi. Un must à l'époque!
Les autres, comme moi, montaient et descendaient à la force des mollets.
A l'entrée du lycée, s'alignaient de nombreux marchands ambulants. Quelles que soient les heures d'entrée ou de sortie des élèves, ils étaient toujours là. Proposant sur leurs plateaux, des brioches, des beignets, des palmiers ou des gaufrettes. J'éprouve un peu honte à l'avouer, mais il m'est arrivé souvent de chaparder une brioche, d'une main discrète et agile. La technique consistait à être nombreux autour du marchand et à le déborder de demandes simultanées. Des tas de mains habiles virevoltaient alors autour du plateau que le marchand ne pouvait lâcher ni poser à terre. Et là, c'était la razzia! Pour un qui payait, dix se servaient. Seul le marchand de Jimmy nougat, qui détachait sa sucrerie avec la pointe d'un couteau, échappait à la curée.
Je le confesse, j'ai fait ça. Il y a longtemps certes, mais j'en éprouve encore des regrets.
L'année de ma sixième se passa plutôt bien. J'ignorais encore tout du calcul des fractions et des pièges vicieux de leur résolution!
Je le payerai très cher l'année suivante.
Lorsqu'il m'arrive d'évoquer le lycée Lyautey avec un Casablancais, je précise toujours " le vrai, l'ancien, en haut de la côte".
Cette locution accolée derrière le nom du lycée Lyautey est pour moi une précision utile, fondamentale, afin que mon interlocuteur ne confonde pas avec l'établissement qui lui a succédé et qui portait le même nom. Les histoires et témoignages vécus ici par des générations d'élèves appartiennent exclusivement à ce lieu légendaire.
En voici une illustration par un personnage haut en couleurs et indissociable du célèbre établissement: Maurice Lemoine.
Ce professeur de français que tout le monde surnommait "Papa Lemoine", était le doyen du lycée Lyautey. Il y a exercé dès sa création.
Je me souviens très bien de sa crinière blanche, de sa démarche alerte malgré son dos vouté, et de la crainte qu'il inspirait aux nouveaux arrivants. Il détestait le bruit et l'insolence, ou du moins ce qu'il considérait comme telle. Et surtout, il était très prodigue en heures de colle. Il les distribuait sans compter, comme on jette des graines aux oiseaux dans un jardin public. Il avait une technique personnelle qu'il appliquait chaque fois qu'il voulait punir un élève de sa classe. Il appelait l'infortuné au tableau et s'arrangeait pour que les questions posées restent sans réponses intelligibles.
Alors, bonhomme et péremptoire, il distillait avec emphase, lenteur et une jubilation non feinte, cette phrase culte qui n'appartenait qu'à lui et qui crucifiait sa victime comme autant de flèches empoisonnées:
"Vous ne savez pas votre leçon!
Or je constate qu'il y en a beaucoup dans cette classe.
Vous avez zéro.
Allez à votre place."
Alors, comme un chien honteux et soumis, la queue basse, l'élève regagnait son banc dans le lourd silence qui s'était fait.
Tout était dit. La vengeance consommée. L'autorité et le pouvoir rétablis.
Ma cinquième fut très médiocre. Principalement à cause de l'algèbre. Mais pas uniquement. Tout ce qui concernait les calculs sur les fractions m'était obscur. C'était mon calvaire. Je perdais tous mes moyens devant ma feuille de composition. Ma cervelle n'était plus qu'un salmigondis incapable du moindre raisonnement.
Cette faiblesse sera l'occasion de ma première humiliation. Celle qui marque profondément, définitivement. Celle qui ne s'oublie jamais. L'humiliation est une plaie dont les lèvres ne se ferment pas. A la différence de la honte qui elle, s'efface rapidement et peut même prêter à rire.
J'en ai fait la cruelle expérience à l'âge de douze ans. Voici comment.
Comme je l'ai dit précédemment, mon année de cinquième fut très moyenne, au point que pour accéder à la classe de quatrième je fus soumis à un examen écrit. Le seul souvenir qu'il me reste de cette épreuve est d'avoir eu conscience que ma copie fut de piètre qualité. Les résultats furent affichés sous le préau quelques jours plus tard.
Sur le chemin qui me ramenait au lycée, j'échafaudais toutes sortes d'hypothèses plus ou moins optimistes, mais le peu de conscience claire qui me restait me ramenait de façon têtue à une réalité qu'il me fallait bien admettre: sauf miracle, le désastre était inévitable.
Devant le panneau d'affichage, il y avait foule. Bon nombre d'élèves de toutes les classes se pressaient, se bousculaient avec anxiété, chacun voulant y retrouver son nom et être ainsi libéré de l'angoisse qui l'étreignait. Jouant des coudes et des épaules, je cherchais des yeux la liste correspondant à ma classe.
Enfin, je pus la localiser.
En titre, il y était écrit en lettres majuscules "Liste des élèves admis à..."
Je ne lus pas plus avant! Evidemment, c'était la liste des élèves admis en classe supérieure! Avec fébrilité je cherchais mon nom. Je ne le vis pas tout de suite tant j'étais nerveux. Mes yeux parcouraient la liste de haut en bas et de bas en haut avec la rapidité d'un laser. Puis, enfin il m'apparut, me libérant d'un coup de mes angoisses contenues.
J'étais sur la liste! Incroyable, je n'en revenais pas! J'exultais. Je débordais de joie sans retenue. Je suis même allé jusqu'à me dire que mes correcteurs avaient été particulièrement indulgents avec ma copie.
Comme les membres d'une équipe de sportifs vainqueurs après un match disputé tardent à quitter le terrain pour prolonger le goût de la victoire, je restais sur place, savourant ma réussite. Rien ne pouvait me soustraire à ce moment de bonheur et d'allégresse. J'aurais toujours le temps d'annoncer la bonne nouvelle à mes parents.
Voyant mon excitation à son paroxysme, un camarade me demanda si j'avais réussi. Je lui répondis que oui, que mon nom était sur la liste!
Pauvre naïf que j'étais! La vérité n'allait pas tarder à se révéler dans toute sa rudesse.
Il revint me voir une minute plus tard et me fit remarquer que mon nom était bien sur la liste, oui, mais de celle des élèves "…admis à redoubler leur classe".
Je n'avais pas lu jusqu'au bout le titre de la fameuse liste.
Ce n’était pas l’exclusion, mais presque.
J’étais littéralement en déliquescence, tétanisé, assommé et vexé par l’énormité de ma bévue.
A cet instant, tout ce qu'il pouvait rester de construit en moi s'écroula d'un coup, brutalement, comme un château de cartes. En un centième de seconde je passais d'une joie qui m'avait porté aux nues à un désespoir abyssal. Je me sentais très profondément humilié, victime de ma propre bêtise. Passant instantanément de l'équipe des vainqueurs à celle des perdants, je quittai le terrain sans attendre, sonné et surtout honteux.
Dieu, que le chemin du retour fut long et tourmenté. Aujourd'hui encore, je me souviens de chaque détail et de chaque seconde de cet épisode amer et fort douloureux pour mon ego.
Mais c'était sans compter sur les petits arrangements, passe-droits et autres petits "coups de piston", alors monnaie courante. Le hasard allait s'en mêler.
A l'angle opposé de la rue ou nous habitions s'élevait le grand hôtel "Washington" au rez-de-chaussée duquel il y avait une brasserie dont la terrasse occupait tout le trottoir. Mon père, qui y avait pris quelques habitudes, s'était lié d'amitié avec un autre consommateur régulier. Un Corse, toujours de bonne humeur et dont le rire tonitruant résonnait tard dans le quartier. Au hasard d'une conversation, mon père lui fit part de ma déconvenue et du redoublement que j'allais devoir effectuer.
"Ne t'inquiète pas lui dit-il. Je connais bien le surveillant général. C'est un ami. Il est Corse lui aussi. Je m'en occupe." Il tînt parole.
Et voila comment je suis entré en quatrième l'année suivante. Par la petite porte, certes, mais entré tout de même. Pour ceux de mes camarades qui m'interrogèrent sur ce miracle, j'avais inventé une histoire, maladroite du reste, à laquelle personne ne crut.
Un jour, alors que je revenais du lycée que j'avais quitté à onze heures, je cheminais lentement sur le chemin du retour à la maison. A cette heure de la journée l'avenue Mers-Sultan était quasiment déserte d'élèves. Je connaissais ce parcours dans ses moindres détails pour l'avoir effectué des centaines de fois. Rien d'inconnu ne pouvait me surprendre. Pourtant ce jour de l'année 1963, il se passa quelque chose d'inhabituel, d'extraordinaire. Les images que je conserve en mémoire sont encore toutes fraîches.
Parvenu à une cinquantaine de mètres du cinéma Lynx, je fus témoin de deux évènements insolites, atypiques et surtout, simultanés. Bien que mes jambes continuaient d'avancer, mon cerveau et tous mes sens s'étaient bloqués sur ce que mes yeux voyaient. J'étais stupéfait, interdit, cherchant une explication rationnelle que je ne trouvais pas.
Devant le cinéma il y avait une longue file d'attente qui s'étirait sur le trottoir. En cette fin de matinée, des gens faisaient la queue sur de longs tapis rouges qui avaient été déroulés pour la circonstance. Le hall et l'entrée du cinéma étaient agrémentés de grands palmiers plantés dans des pots immenses. Que diable se passait-il ici??
Et puis, au milieu de cette file, une image anormale, une hallucination. Etais-je en train de rêver, ou quoi? Avais-je la berlue? Je crois que si le cerveau était constitué de pièces mécaniques, j'en aurais perçu le cliquetis rapide des rouages, des crémaillères et des butées.
Un géant était dans la queue. Un véritable géant, comme ils sont décrits dans les contes pour enfants! Il tenait tranquillement sa place au milieu de la file silencieuse. J'étais interloqué. Je sentais mes méninges travailler à toute vitesse, cherchant sans la trouver une explication à cette vision extraordinaire.
Je doublai la file, gêné, évitant de poser mon regard sur cet être fabuleux, surnaturel.
Tout ce que je pus lire du coin de l’œil en passant devant le cinéma c'était le titre du film pour lequel les gens faisaient déjà la queue: WEST SIDE STORY.
C'est par la presse locale, "La Vigie" et "Le Petit Marocain" que j'ai su qui était ce géant.
Son identité, Fernand Bachelard. Son pseudonyme, Atlas. Sa taille, 2,38 mètres. Sa nationalité, Belge.
Il faisait partie d'une tournée menée par Jean Nohain, et qui faisait étape à Casablanca. Pour se déplacer, il conduisait une voiture Volkswagen, coccinelle aménagée spécialement pour lui. On y avait retiré le siège avant du conducteur et il pilotait son véhicule assis sur le siège arrière.
Cette minute irréelle de ma vie reste à jamais gravée dans ma mémoire.
Henri Lévy
Traits de mémoire N°3
henrilevy.77@gmail.com