Les Yeux Bleus de la Terre Promise.
Tu veux avoir la vie facile? Reste toujours près du troupeau et oublie-toi en lui. Nietzsche
Mon grand frère m'avait accompagné jusqu'en bas de l'immeuble quelque part dans le centre de Casablanca et me donnait mes dernières instructions avant de me quitter
⁃ 3éme étage, porte gauche ! tu tapes deux fois !, pas trois ! pas quatre ! deux fois!
⁃ Et sois discret quand tu rentres et tu sors de l’immeuble !
⁃ et trouve-toi un prénom quelconque, n'utilise pas le tien, c'est la règle».
Tout ça sentait le “polar”. J’étais fébrile et j'adorais
Je devais joindre le mouvement sioniste Hashomer Hatsair au Maroc et mon Frère en était fier.
Lui-même avait appartenu au mouvement et aurait dû partir au kibboutz avec le groupe précèdent mais avait décidé de terminer ses études d'abord.
Juste avant de monter, un copain était entré l'immeuble et me demanda ce que je faisais là.
Suivant les consignes du grand frère, je lui dis que je venais voir quelqu'un au 2éme.
Il me répondit, que lui, allait voir des gens au 4éme.
Inutile de dire le fou rire qu'on a eu quand on s'est retrouvés tous les deux,... Au 3éme. !
Après les Deux coups à la porte on nous avait ouvert.
Il y avait là une quinzaine de jeunes filles et garçons. Certains que je reconnaissais, d'autres non.
Mon Ami Bebert (Avi) Toledano était là aussi. Pseudonyme Richard. Je m'en étais donné un mais je me casse la tête a essayer de me le rappeler aujourd’hui.
Le groupe se rencontrait régulièrement trois ou quatre fois par semaine et le rituel était le même.
Il fallait être à l'heure, taper deux fois pour que l'on nous ouvre. Une fois tous là, on se fourrait tant bien que mal dans la petite cuisine en refermant la porte et on attendait le signal.
Trois coups secs à la porte !...Bien espacés.
Le responsable allait ouvrir pour laisser entrer l'envoyé de l'hashomer venu incognito d’Israël pour organiser notre départ vers la terre promise, et dont l'identité devait absolument rester dans l'anonymat.
Il enfilait une djellaba et une cagoule qui recouvrait son visage, et apparaissait devant nous comme une étrange vision. Nous ne voyions que ses yeux, et à travers eux, nos rêves.
Avi ( aka..Richard) et moi étions, à quinze ans et quelque, les plus jeunes du groupe.
Il amenait sa guitare et moi, comme a l'habitude, ma grosse gueule, et nous apportions un peu de légèreté à ce qui aurait été sinon des discussions interminables sur le socialisme, Engels, le kolkhoze, et bien sûr, les bienfaits du travail manuel et bla-bla..
L'hashomer était tout ce qu'il y avait de plus éloigné de la Yeshiva de Tanger: Karl Marx avait remplacé le Rabbin, Das kapital était la nouvelle mishnah, Les kippot avaient disparues et les chemises blanches à cols ouverts étaient le nouvel uniforme. les Dudaim et Shoshana Damari, nos nouvelles idoles.
Nous rêvions tous ensemble, notre idéalisme incontesté, rempli d'espoir, et nous n'avions qu'une chose en tête et c’était de partir rejoindre notre nouvelle patrie.
Cette patrie que l'on pouvait percevoir à travers les yeux bleus perçants de notre envoyé spécial.
Quelques années plus tard, Avi, devenu célèbre et grand chanteur populaire en Israël, avait écrit une chanson qui s'intitulait «Les yeux bleus de la terre d’Israël» en faisant référence à cette épisode de notre vie. (Il m'a aussi écrit une chanson, mais ça c'est une autre histoire).
En préparant notre départ , lui et moi, étant les seuls d’âge mineur, avions tous les deux contrefait la signature de nos pères respectifs.( faux et usage de faux?). Du beau travail, dois-je ajouter.
Le groupe avait été séparé en deux. Ceux qui avait leur passeport partirait par train jusqu'en France et ceux qui n'en n'avait pas ( Avi parmi eux) été déjà parti dans des circonstances dramatiques, dignes d'un roman d’espionnage.
Mon Grand frère Félix Habib Assouline.ZL avait tout organisé pour moi et m'avait accompagné à la gare à l'insu de mes parents.
Il savait que j'avais souffert de ma mésaventure à la Yeshiva et de mon petit séjour en prison, que cela m'avait marqué. Il voulait que j'oublie tout. Il m'implorait de me « tenir à carreaux » en me disant que j'avais maintenant l'opportunité de réaliser mon rêve et de refaire ma vie ; Qu'il était un peu jaloux et qu'il aurait voulu venir avec moi, mais qu'on se retrouverai bientôt.
Je l’écoutais attentivement, comme toujours.
Il était tout en sobriété autant dans le geste que la parole ( rien a voir avec moi ), avec beaucoup de classe.
Il était grand, beau, des cheveux châtains blond avec de grands yeux verts.
Il avait dix-huit ans, j'en avais seize.
On se disait au revoir sans savoir qu'on se disait Adieu.
C’était la dernière fois que je l'ai vu.
Un an plus tard , en voyageant a Paris pour la Brit-Milah de notre neveu,
il mourrait tragiquement dans un accident de la route survenu en Espagne.
Ses deux amis passagers avaient été éjectés de la voiture, sains et saufs.
J' adorais mon frère, je le respectais, et il me manque toujours aujourd’hui.
Tout le gariin (semence ou graine) s’était retrouvé quelques temps après en France, dans une ferme, à une vingtaine de kilomètres de la ville d’Agen.
L'idée étant qu'il nous fallait une période de transition de six mois entre la vie que nous avions laissée et celle que nous allions vivre au kibboutz.
On m'avait mis en charge des cochons. Il fallait me réveiller à l'aube, dans le froid glacial, mettre ma salopette, allumer la meule, broyer l'avoine et la servir à des bêtes que je n'avais JAMAIS vu de ma vie et, pour finir, il fallait nettoyer la porcherie.
Un jour le fermier qui était chargé de nous superviser est venu me voir en me demandant quand était la dernière fois où j'avais donné à manger à ces pauvres bêtes.
Ma réponse fut catégorique.-« une semaine, peut-être un peu plus ».
Dans son accent du sud-est il me répondit, furieux, que la truie avait mangé ses petits, les cinq!
Il en était dégoûté. Moi aussi, mais pour d'autres raisons. Je n'aimais pas les cochons.
Il m'a alors suggéré la traite des vaches, et j'ai dit oui. Elles, au moins, m’étaient plus familières. Et j'aimais le lait.
Mon Père était venu me voir à la ferme en m'exhortant de revenir ou de rentrer a Paris avec lui, et d'attendre là notre voyage aux Etats Unis. Il n'en n’était pas question, j'avais répondu, fier de ma nouvelle indépendance.
En plus du travail manuel, Il y avait les loisirs et la lecture. On apprenait a chanter et a danser le folklore Israélien On jouait aux échecs, on étudiait l'histoire des pionniers et des héros du socialisme, et bien sur l'absence de toute religiosité dans ce contexte.
Ce qui fit que Guershon, le kibbutsnick, qui dirigeait la ferme avec sa femme, avait catégoriquement refusé de nous accompagner en voiture à la synagogue d'Agen pour le service de Yom Kippour: L’idée allait à l'encontre de toutes ses convictions.
Avi, moi, et deux autres camarades avions fini par marcher les 20 kilomètres jusqu’à Agen a pied.
Nous avions aussi formé une petite chorale et sur le paquebot Moledet qui nous amenait a Haifa, nous avions donné une très belle représentation pour les passagers.
Pour moi mon séjour au kibboutz Rouhama a été l'une des plus belles expériences de ma vie.
Nous avions été reçus royalement à notre arrivée. Il y avait un petit bungalow avec son petit jardin qu'on partageait à deux .On pouvait prendre tout ce dont on avait besoin à l’épicerie du kibboutz. J'avais ma ration de al tishkakheni (ne m'oublie pas), des cigarettes tellement bidons qu’elles s’éteignaient si on n'aspirait pas dessus constamment, et nous avions aussi l’élément essentiel: La cafetière électrique et le Nescafé.
On avait donné , à chacun de nous, des parents adoptifs qui prenaient par ailleurs leur rôle très au sérieux. Je m'appelais Yekhiel maintenant. Nous étions reçus par eux toutes les fins d’après midi pour discuter de tout et de rien. Aussi banal que cela puisse sembler, ça soulageait un peu, ça et toutes les friandises qui allaient avec.
Mon premier amour s'appelait Brakha, une belle Sabra de mon âge. On se rencontrait régulièrement à la tombée de la nuit pas loin de la grande piscine du kibboutz. Sa mère, une femme par ailleurs adorable, n'avait pas vu d'un bon œil le fait que je sois Séfarade et avait mis fin a notre idylle.
Heureusement qu'il y avait toujours des contingents de volontaires danoises, suédoises et même finlandaises. A cette époque Israël et le kibboutz étaient une source d'inspiration pour la jeunesse européenne. Aujourd’hui, malheureusement, le contraire est plutôt vrai..
J'ai fait tous les travaux possibles et imaginables, de la traite des vaches, aux moissons, aux cuisines, à la plomberie, en passant par les vendanges et la garde de nuit. J’étais heureux. !
En parlant de garde de nuit. Nous étions une dizaine et nous avions les clefs du grand réfectoire, des frigidaires et des garde-mangers. Vers Minuit, on se rassemblait tous dans la grande cuisine.
( Plus de huit cent personnes servies chaque matin midi et soir).
Là, on s'en donnait à cœur joie en faisant des omelettes d'une cinquantaine d'œufs. On ajoutait à ça du saucisson, de la Chamenet des tomates, du Leben et tout ce sur quoi on pouvait mettre la main dessus.
Gavés après cette orgie de bouffe, on s'endormait parfois, paisiblement, sur le gazon.
Une nuit, je fus réveillé de mon sommeil par le baril glacé d'un Luger parabellum.
J'appris ma leçon sur le champ ; ce qui était d'ailleurs l'intention du jeune homme qui tenait cette arme.
La même arme que j'avais sur moi, en plus de mon vieux fusil Tchekhi.
Dans le groupe des couples commençaient à se former, mais pour Avi et moi ce n’était pas encore le moment et puis il fallait bien que quelqu'un s'occupe des volontaires Nordiques.
Je serais sûrement resté là, car de tous les endroits de la terre que j'ai visité c'est au Kibboutz ou je me suis senti le mieux.
Mais un jour du mois de AV, les nouvelles de la mort de mon frère sont venus mettre fin à cette partie de ma vie.
Je me souviens très bien de ma réaction. J'avais tout simplement fait un bloc mental.
Je n'arrivais pas a le concevoir et je me suis comporté, dans les semaines qui ont suivies comme si de rien n’était, a la consternation de tous mes camarades qui me croyaient fou.
Je suis rentré vers ma famille et ensemble nous avons mis le cap sur l’Amérique.
J'ai dû faire les trottoirs pour acheter mon billet d'avion afin de rentrer a Paris.
Oui, c'est vrai, et je n'ai pas honte de le dire.
C’était à Eilat. Et pour ceux qui voulaient gagner de l'argent rapidement, Eilat était idéal.
La ville n'existait qu'à peine (une seule grande rue ) et il y avait de l'embauche avec logis pour tous ceux qui voulaient gagner de l'argent à construire les trottoirs de la nouvelle ville. Le travail était dur et sous un soleil brûlant mais au bout d'un mois, j'avais assez d'argent pour le billet. Donc, on est bien d'accord, j'ai fait les trottoirs à Eilat.... Mauvaises langues !!!!
La plus part des jeunes marocains de notre groupe et ceux des groupes avant nous, que ce soit a Rouhama ou a Yad Mordekhai ont quitté l'hashomer au fil des années. Beaucoup d'entre eux sont, bien sur, toujours en Israël .Certains ont émigré au Canada, d'autres éparpillés un peu partout .
L’idéalisme qui nous animait, alors, est toujours vivant quelque part a l’intérieur de chacun de nous qui avons vécu l’expérience, même si il s’éteint peu a peu.
L'utopie d'une société quasiment saine ou l'argent n'existerait pas, ou tout le monde serait égaux, et ou l’homme (et la femme) serait jugé par leur caractère moral et non par leur succès(ou échec) est un rêve et restera un rêve.
Mais si une société a presque réussi a en faire une réalité, ne serait-ce que pour un lapse de temps, c’était bien Le Kibboutz, en Israël.
J'ai souvent revu Avi tout au long des années. Il m'appelle son ami de toujours et moi je lui dis que nous avons plus de souvenirs que si on avait mille ans. Après ma désertion de l'armée US, j'ai passé quelques mois chez lui à Tel Aviv et lui aussi a passé un peu de temps chez moi à Los Angeles avec sa femme Liora et les enfants..
Je suis très fier de son succès et fier qu'il ait résisté à toutes les tentations de faire carrière autre part qu'en Israël. Les opportunités ne manquaient pas pourtant, comme ce jour où, avec Yohanan Zarai, nous avions été reçus à Paris chez Maurice chevalier qui lui prédisait une longue et solide carrière en France.
Je ne sais pas ce que sont devenus mes parents adoptifs mais j'imagine qu'ils vivent leur vieux jours a Rouhama ( je n'ai jamais été un fils idéal, quelques soient les parents ).
J'imagine aussi que, pour beaucoup au Kibboutz, les vagues de jeunes marocains(es) fougueux et idéalistes qui déferlaient régulièrement chez eux ne sont plus que de lointains souvenirs.
Mais, si vous leur demandez quelles sont leur mémoires du « Gariin Solelim » ils vous diront catégoriquement :
D'abord, et bien sur, Avi Toledano, et ensuite le petit Ikhiel qui, un soir de Pourim, dans le grand réfectoire bondé de plus de huit cents membres, alors que le Garin avait monté une scène élaborée de musique orientale avec tous les accoutrements, était apparu sur la scène en danseuse du ventre avec voile et saroual, ce qui les avait tués de rire et les a marqués à jamais.
" Heureux, qui comme Ulysse a fait un beau voyage... "...
Victor Ihyia Assouline