Les sunnites menacent Bagdad, les Kurdes prennent Kirkuk (info # 011206/14) [Analyse]
Par Stéphane Juffa ©Metula News Agency
Mardi dernier, les combattants de l’Etat Islamique en Iraq et au Levant (EIIL), ou Daech, avaient pris le contrôle total de la seconde ville d’Iraq, Mossoul, de sa province Ninive, ainsi que de régions des provinces avoisinantes de Kirkuk et Salaheddine.
Leur progression se poursuit en direction du Sud, en réponse à l’appel de l’un des dirigeants du mouvement, al Adani, de marcher sur Bagdad et sur les villes saintes chiites de Kerbala et de Najaf. Ils se sont emparés aujourd’hui de la ville de Dhoulouiya, à 90km à peine de la capitale.
A Bagdad même, cité divisée entre une partie chiite et une partie sunnite, la panique s’étend, surtout dans la zone chiite.
L’Iran, pour sa part, soutenant le 1er ministre iraquien, le chiite Nouri al Maliki, a envoyé des troupes d’élite en renfort des unités iraquiennes en pleine déroute. 150 commandos de la Force al Qods (Jérusalem) et d’autres Gardiens de la Révolution khomeyniste sont désormais déployés sur le terrain entre Dhoulouiya et Bagdad.
Le président de théocratie chiite iranienne, Hassan Rohani, a promis aujourd’hui que son régime "luttera contre la violence et le terrorisme".
Traduit en langage commun, cela signifie que les ayatollahs déclarent leur intention de s’immiscer davantage encore dans la guerre civile iraquienne aux côtés des chiites de ce pays afin de tenter de juguler l’avancée des islamistes sunnites.
On pourrait certes se focaliser au microscope sur les péripéties de ce conflit mais il nous semble préférable de traiter de l’essentiel. Et l’essentiel consiste en cela que nous assistons à un redécoupage général de la région, qui ne tient aucun compte de celui qu’avaient tracé les ex-puissances coloniales, principalement les Britanniques.
On peut être encore plus précis et déclarer que ce remodelage s’effectue strictement en fonction des nationalités intrinsèques des populations et des principales obédiences de l’islam.
Si les choses se poursuivent comme elles se déroulent présentement, le sud de l’Iraq et la portion principale de la frontière avec la "République" Islamique d’Iran demeureront en mains chiites, grâce à l’appui militaire et tactique de la junte khomeyniste.
Le centre, le nord de l’Iraq, ainsi que l’essentiel du territoire syrien jusqu’à une large bande côtière de la Méditerranée, incluant les frontières avec le Liban et Israël, passeront sous contrôle de l’EIIL, qui compte y instaurer un califat d’inspiration médiévale. La bande côtière syrienne, telle que définie précédemment, avec la plupart des grandes villes, demeurera temporairement entre les mains de Béchar al Assad.
Autre émergence capitale des affrontements en cours, l’autonomie kurde, qui s’étend sur une portion nord-est de l’Iraq et une petite partie adjacente de la Syrie, deviendra prochainement ce qu’elle est déjà de facto, à savoir un Etat indépendant.
Les Kurdes pourront remercier à cet effet le Daech, l’un de ses principaux ennemis, pour l’offensive qu’il est en train de mener contre les chiites. Celle-ci a en effet coupé l’autoroute menant de la capitale iraquienne à toutes les régions du nord du pays.
A l’occasion de la bataille de Mossoul, à proximité immédiate du Kurdistan (en fait une enclave en territoire kurde), les Kurdes avaient bien proposé à Maliki de soutenir les forces gouvernementales. Mais ce dernier, craignant que les Kurdes ne s’emparent durablement de Mossoul, avait refusé cette offre, chacun œuvrant strictement pour son camp et ses intérêts.
Le cours des combats a donné l’opportunité aux Kurdes et à leurs 1er ministre, Nechirvan Barzani, de s’emparer de la ville de Kirkuk, qu’ils convoitaient depuis longtemps et qu’ils considèrent comme leur capitale historique.
Depuis hier, les Peshmergas, les redoutables combattants kurdes ont totalement investi Kirkuk, avec blindés et artillerie, en jurant qu’ils ne permettront pas "l’entrée à Kirkuk d’un seul membre de l’EIIL", comme l’a fait le colonel Fateh Raouf, le commandant de la 1ère brigade des soldats du GRK.
Auparavant la sécurité de cette ville était assurée par une police mixte, composée d’Arabes, de Kurdes et de Turkmènes.
Mais Kirkuk est désormais entièrement kurde. De plus, ceux-ci ont recueilli environ 10 000 combattants de l’Armée iraquienne en déroute, ainsi que leurs précieux équipements, pour la plupart de fabrication américaine.
Outre l’adjonction de Kirkuk au Kurdistan et sa symbolique politique, les Kurdes s’emparent également des importants gisements de pétrole situés directement en lisière de la ville.
Jusqu’à maintenant ils recevaient du gouvernement central une quotepart des revenus pétroliers nationaux, mais ils vont désormais être tentés d’exploiter pour leur compte l’ensemble des gisements d’or noir d’excellente qualité présents sur leur territoire.
Le GRK, qui, depuis l’invasion américaine de 2003, a développé un régime stable et prospère, a également profité de cette période afin de se constituer une armée forte d’environ 300 000 hommes, correctement équipés et très motivés.
De l’avis des experts de la Ména, si les gouvernants kurdes décidaient de chasser le Daech de Mossoul afin de se l’approprier, ils n’auraient aucune peine à le faire. Une telle décision dépendra largement de la capacité du gouvernement central à empêcher ou non la chute de Bagdad. Si la capitale venait à tomber, et avec elle l’Etat iraquien que Washington avait tenté d’instaurer, rien ne justifierait que les Kurdes s’abstiennent de récupérer Mossoul à la place des islamistes sunnites.
Le 1er ministre iraquien Nouri al Maliki a tenté, ce jeudi, d’instaurer l’état d’urgence et il est désormais disposé à requérir l’assistance des Peshmergas dans sa lutte contre l’EIIL, mais il s’est montré dans l’incapacité de réunir le parlement, seul habilité à décréter l’état d’urgence.
Maliki, qui dispose en théorie d’une armée forte d’un million d’hommes, doit faire face à un phénomène de désertion des soldats sunnites qui viennent grossir les forces du califat. De plus, les chefs tribaux sunnites se rangent les uns après les autres du côté de l’Etat Islamique en Iraq et au Levant.
Cette organisation, dirigée par un certain Abou Omar al Baghdadi, a fait dissidence d’al Qaeda afin de poursuivre son intention de créer un Etat Islamique sur de vastes portions de la Syrie et de l’Iraq.
Les combattants du Daech bénéficient en outre de l’encadrement d’anciens chefs de l’armée de Saddam Hussein ainsi que d’ex-responsables de ses services spéciaux. Hier, mercredi, ils ont reconquis la ville de Tikrīt, lieu d’origine de l’ancien dictateur pendu à Bagdad. Ils se sont également emparés de la plus grande raffinerie de pétrole du pays.
Le Daech est férocement opposé à tous ceux qui ne sont pas sunnites et qu’il considère comme des mécréants, à commencer par les chiites et, bien sûr, les alaouites, les Kurdes, les Occidentaux et Israël. Dans les villes qui viennent de tomber, des témoins, joints par téléphone, ont fait état d’exécution de prisonniers et de responsables politiques.
A Mossoul, l’EIIL s’est également emparé de 80 ressortissants turcs, qu’il a transformés en otages. A la demande du 1er ministre turc Erdogan, les ambassadeurs de l’OTAN se sont réunis à Bruxelles, mais ils n’ont pas pris de décision concrète quant à la possibilité d’une intervention de l’organisation en Iraq.
On note aussi que, depuis plusieurs mois, un accord a été passé entre Ankara et le Kurdistan qui permet à ce dernier d’exporter son pétrole en l’acheminant par le territoire de son ennemi traditionnel turc.
Quant aux Etats-Unis, auxquels Maliki a demandé un soutien aérien, ils sont très empruntés face à la situation actuelle. Ils aimeraient bien lui venir en aide, ne pouvant espérer une normalisation de leurs rapports avec un califat islamique sunnite, mais, ce faisant, ils soutiendraient leur ennemi iranien dans la consolidation de son emprise en Iraq.
Devant ce casse-tête apparemment inextricable, Washington choisit pour le moment de demeurer spectateur des évènements, tout en renforçant, tant que faire se peut, l’armée de Maliki à laquelle il a déjà fourni une aide équivalente à 25 milliards de dollars.
En termes de stratégie régionale, l’Occident est en train de passer par pertes et profits son influence sur la plus grande partie de l’Iraq et de la Syrie, où il voit s’installer des éléments qui lui sont carrément hostiles.
L’Arabie Saoudite s’inquiète fortement de l’instauration d’un courant fondamentaliste, et sunnite comme elle, à proximité immédiate de son territoire.
Les aspects positifs de la nouvelle situation sont constitués par un rapprochement obligé de la Turquie en direction de l’Occident, car celle-ci, qui est musulmane mais pas arabe, est considérée comme une ennemie mortelle par l’EIIL.
Avec l’instauration de cette zone de turbulence extrême sur un territoire très étendu, les seuls gagnants pourraient être les deux seules entités stables de la région que sont Israël et le Kurdistan, que plus personne n’a intérêt à empêcher de devenir un Etat à part entière.
Ceux qui vont rester dans les turbulences de proximité seront les Libanais, trop faibles et trop divisés pour se protéger de l’influence de ces conflits, et les alaouites de Béchar al Assad, qui, à cause de leur petit nombre - plus ou moins 1 million et demi d’individus - vont probablement se voir cantonner, pour les prochaines décennies, sur des positions principalement défensives. Face au surnombre sunnite et à la haine que les alaouites ont suscité parmi eux, les développements actuels et la migration des sunnites vers l’extrémisme religieux semblent garantir une poursuite sans fin de la Guerre Civile syrienne.
Mais avec l’internationalisation du conflit, on ne pourra bientôt plus parler de guerre civile à propos de ce conflit régional. Ce qui est certain est que les grandes perdantes de ces évènements sont la paix, la modération, la cohabitation, la démocratie, l’humanisme et leurs perspectives.