France : juifs et musulmans, histoire d’un vivre-ensemble
De nouvelles manifestations pro-israéliennes et pro-palestiniennes sont organisées encore en France, après d’autres – parfois non–autorisées - qui se sont déroulées avec certains heurts. L’ombre du conflit au Proche-Orient ressurgit, « importé » dans l’Hexagone comme déclarent les politiques, et réveille en France des divisions entre communautés juives et musulmanes. Ces frictions naissent-elles avec le dernier conflit israélo-palestinien ou trouvent-elles leurs causes ailleurs ? Réponse non exhaustive de l’historienne américaine Maud S. Mandel, professeure en études et histoire judaïque au XXe siècle à l’université Brown.
Propos recueillis par Léa Baron
Quand sont apparues les communautés juive et musulmane en France ?
Nous considérons la communauté juive française comme une « communauté » depuis la Révolution, bien que la présence des juifs soit antérieure. La communauté s’est agrandie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, quand les juifs d’Europe de l’Est, de Pologne en particulier, mais aussi de tout l’empire russe, immigrent en France. Après une baisse évidente pendant la Seconde Guerre mondiale, la population juive s’accroît encore avec les juifs venant d’Afrique du Nord, d’Algérie en particulier, de Tunisie, et un peu du Maroc. La population juive française va, ainsi, plus que doubler après la Seconde Guerre mondiale.
La population musulmane, elle, ne vient pas seulement d’Afrique du Nord, mais de bien d’autres pays. Elle est principalement le résultat d’une immigration au XXe siècle, en particulier d’Algérie, bien sûr, puis d’autres pays nord-africains et de l’Afrique sub-saharienne. Ce qui en fait une population plus importante après la Seconde Guerre mondiale, surtout après la décolonisation.
Au cours de l’histoire migratoire française, quelles distinctions s’opèrent entre juifs et musulmans ?
Un des éléments qui distingue vraiment la population juive de la population musulmane, c’est l’obtention d’une pleine égalité des droits d’accession à la nationalité française. Fait atypique, les juifs d’Algérie obtiennent ces droits avec le décret Crémieux en 1870 (accorde d'office la nationalité française aux juifs d'Algérie, ndlr). Or ce droit ne s’étend pas aux juifs de Tunisie ou du Maroc. Mais grâce à leur implication dans les écoles de l’Alliance Israélite Universelle, ils se sont pourtant intégrés plus facilement à la culture, la langue et la société française que les musulmans marocains, tunisiens et algériens qui étaient systématiquement victimes de discrimination par les autorités coloniales.
Si le gouvernement français d’après-guerre accorde la citoyenneté à des musulmans algériens, c’est dans le but d’atténuer les velléités d’indépendance qui s’intensifient. C’est vrai sur le papier, mais beaucoup moins en pratique. Ils n’ont donc pas le même type de droits que les juifs dans les colonies françaises.
Les juifs migrants venus en France, après la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, sont, pour la plupart, des juifs algériens, citoyens français.
Les juifs tunisiens et marocains ne le sont pas, mais ils sont arrivés en plus petit nombre et le processus d’acquisition de la nationalité est plus facile, parce qu’ils parlent déjà français pour la plupart et qu’ils connaissent déjà la culture française. Tandis que les migrants musulmans algériens, marocains et tunisiens ont le statut d’immigrants et sont donc sujets aux droits des migrants.
Certaines des tensions qui émergent entre musulmans et juifs sont donc liées au fait qu’un groupe a été mieux intégré dans la société française que l’autre. Même s’ils viennent du même endroit et partagent beaucoup au sujet de l’Afrique, leur chemin dans la société française est si différent !
Ces communautés ont-elle vécu ensemble ?
Quand la décolonisation est apparue, abrupte et rapide, l’Etat français n’est pas tout à fait prêt. Il est même surpris, car il s’attend à ce que les colons et les pieds noirs restent en Algérie. Quand ils commencent à partir en France, il n’y a pas assez de logements. Résultat : beaucoup de juifs, musulmans et chrétiens vivent alors aux mêmes endroits, du moins au début.
Pendant un certain temps, les migrants juifs les plus pauvres, qui arrivent plus particulièrement du Maroc et de Tunisie, vivent dans les mêmes quartiers que ceux de leurs voisins musulmans. Cette mixité existe encore dans certains quartiers de Marseille, Paris (Belleville, ndlr) ou Sarcelles.
Mais grâce au décret Crémieux, les juifs sont déjà citoyens français. Ils ont donc accès rapidement à de nouveaux logements sociaux type HLM. Ils peuvent déménager dans de meilleurs habitats et quitter les bidonvilles les plus pauvres où échouent les migrants.
Quand intervient le second tournant ?
Vient 1968 et le grand soulèvement étudiant français. A l’époque, il n’y avait pas tant de conflit entre juifs et musulmans. Mais pour la première fois, les juifs se politisent et se mobilisent. Les migrants d’Afrique du Nord le sont moins, même s’ils s’intéressent aux événements en Palestine.
Entre la fin 1967 et 1968, des heurts éclatent entre les étudiants juifs et musulmans. C’est alors l’université qui devient l’épicentre des conflits en 1968, quand les manifestations et les grèves attirent l’attention sur des problèmes jusque là laissés de côté, comme l’anti-racisme et l’anti-impérialisme. Les gens qui se placent idéologiquement du côté de la nouvelle gauche française commencent à se tourner vers les immigrés d’Amérique du Nord en les rassemblant derrière la cause palestinienne.
L’extrême gauche, en particulier commence à mêler le problème palestinien à la décolonisation. Ceci engendre une politisation encore plus importante de membres déjà hautement politisés de la communauté musulmane. Pourtant, des rapports de police montrent qu’à ce moment-là, peu de musulmans sont actifs politiquement pour la cause palestinienne.
Au même moment, des étudiants juifs très ancrés à gauche deviennent de plus en plus actifs, davantage pro-Israël dans les universités. Ils prennent des positions beaucoup plus radicales sur le Moyen-Orient.
Dans ce contexte de radicalisation et de manifestations, les étudiants juifs et musulmans entrent parfois en conflit. Au moment de cette division, des alliances inattendues se créent entre juifs et musulmans. Les plus radicaux, ceux qui promeuvent l’intérêt des Palestiniens et qui travaillent avec des activistes musulmans pour lutter contre le racisme en France et pour les droits des Palestiniens, sont très souvent juifs, humanistes et universalistes.
Cette coopération nous rappelle que la polarisation des juifs et des musulmans autour du Moyen-Orient n’est pas prédéterminée par les affinités inter-ethniques, mais le résultat d’un espace politique laissé libre à une nouvelle génération d’activistes juifs et musulmans.
Vous traitez dans votre ouvrage d'un troisième tournant …
Enfin, il y a la période Mitterrand, dans les années 1980. Un petit nombre de juifs et de musulmans étudiants allient leurs efforts pour lutter contre le racisme en France.
Cette période est importante : François Mitterrand parle de « droit à la différence ». C’est la première fois que l’Etat français reconnaît la possibilité en droit français que la différence ethnique puisse s’inscrire dans la sphère publique.
Après la marche des beurs de 1983 et le mouvement de SOS racisme (dirigé principalement par des beurs et des juifs militants), Jean-Marie Le Pen (chef du parti d’extrême droite français le Front national, ndlr) rencontre ses premiers succès électoraux. Le paysage politique change. Le centre droit entrent le débat sur les droits des immigrés pour récupérer les électeurs du Front national. Les socialistes s’éloignent du droit à la différence pour se tourner vers la politique d’assimilation.
Dans ce contexte, SOS racisme poursuit son activité. Mais les alliances juifs-musulmans sont anéanties alors que les représentants musulmans commencent à lutter contre les attaques sur l’immigration dirigées contre leurs communautés et que les juifs prennent de plus en plus leurs distances avec un groupe considéré comme « étranger » dans le discours politique français. Et puis avec la première Intifada et la guerre du Golfe, les membres juifs quittent SOS racisme, considérant les membres musulmans sont devenus trop pro-palestiniens.
Ainsi, ce clivage entre juifs et musulmans français est étroitement lié la montée de l’extrême droite et la façon dont le centre gauche et centre droite y ont répondu, en rejetant la politique ethnique dans la sphère politique