L'invitation
Léon Azoulay était un employé modèle, ponctuel, travailleur, net, précis, honnête et intègre. Un père et un mari exemplaire. Petit, énergique, toujours de bonne humeur, cheveux frisés, yeux noirs brillant. Une dentition parfaite rehaussée de deux dents d'or qui brillaient chaque fois qu'il souriait.
C'était un des ouvriers favoris de mon oncle Haïm.
Cet oncle était un grand patron dans toute l'acception du terme. Ayant commencé jeune, à force de travail et de détermination, il avait créé une imprimerie qui faisait sa fierté et celle de toute notre famille. Une imprimerie énorme qui bourdonnait d'activité.
De grosses machines monstrueuses au centre de l'atelier crachaient régulièrement des planches de cartes à jouer. Machines Heidelberg,rotatives offset 4 couleurs, machines continues qui soufflaient, aspiraient de grandes feuilles vierges et les rejetaient imprimées dans de grands paniers d'acier.
Typographies, massicots, cartons empilés, rames de papiers de toutes les couleurs, parfum d'encre plus enivrant au nez de mon oncle que le meilleur des parfums. Désordre organisé, confettis qui pleuvaient des perceuses, c'était comme s'il y avait fête tous les jours. Et effectivement, il semblait y avoir fête tous les jours, tant l'atmosphère bon enfant régnait dans ce grand atelier.
Cependant, tout le monde travaillait fort. Un système paternaliste maintenant un bon équilibre entre les deux.
Mon oncle Haïm avait cet air noble, fait d'humanité et de rigueur, d'amour du prochain et du respect d'autrui, de ces hommes au destin particulier.
Il avait naturellement des qualités de chef dont il usait à bon escient. Il avait remplacé un père mort trop tôt, avait pris ses frères en charge, assuré leur ascension, fondé sa famille, et menait de main de maître cette belle « Imprimerie Royale Malka frères » qu'il avait fondée.
Mon oncle, bien que de taille moyenne, et ayant un certain embonpoint, avait de la prestance et surtout, indéniablement, une formidable présence.
Où qu'il se trouvât, on sentait son aura. C'était véritablement un honneur de l'avoir chez soi. Il avait en lui cette grandeur que Dieu accorde à certains élus .Sympathique, avenant, chaleureux, cheveux grisonnants, il marchait les mains derrière le dos et toussait de façon très caractéristique. Il annonçait ainsi son arrivée bien avant de paraître. Ceux qui étaient assis se levaient, ceux qui étaient debout se mettaient plus debout encore.
Il était M. Haïm S.Malka.
Ce n'est pas sans émotion que Léon Azoulay avait pénétré dans le bureau du patron, qui surplombait l'atelier d'où il pouvait tout voir, car l'oncle malgré sa grande bonté intimidait.
Léon faisait rouler d'un mouvement rapide et nerveux son béret entre ses mains pleines de colle séchée.
-Bonjour, M'sieur Malka.
-Oui Léon, entre! entre! dit mon oncle avec sa bonhomie habituelle.
- Voilà M.Malka… continuait Léon, visiblement mal à l'aise.
Comme il avait l'air gauche, cet ouvrier habituellement adroit, capable de diriger d'une main sûre hommes et machines, voici qu'il tremblait devant un autre homme qui faisait pourtant tout pour le mettre à l'aise.
-Tu veux un verre de thé, Léon?
-Non merci M'sieur Malka, non, c'était pour vous dire...Voilà...ma femme et moi on aimerait bien vous inviter à la maison si ça n'vous dérange pas, si vous pouvez, si vous n'êtes pas trop occupé…
-Mais avec plaisir, je serais très heureux, avec plaisir, dit mon oncle avec un large sourire.
Léon était visiblement soulagé. Il l'avait dit à M. Malka. M.Malka avait accepté. Sa femme serait contente puisque c'est elle qui avait insisté.
Son visage s'était éclairé et aucune promotion, aucune augmentation n'aurait pu lui procurer autant de joie.
Il vivait encore au mellah, ghetto devenu volontaire, qu'on pouvait maintenant quitter librement pour aller vivre dans les quartiers réservés autrefois aux Européens, Où Juifs et Arabes vivaient en parfaite harmonie.
On y accédait soit par la place de France, où se trouvait le terminus des autobus de la C.T.M., des grands taxis noirs de Soto, sortes de dinosaures propres et bien tenus, des « petits taxis rouges et noirs » qui l'étaient moins, et également pendant encore quelques années, des calèches tirées par de grands chevaux noirs qui laissaient tomber sur leur passage du crottin frais qui restait là pendant des jours et finissait par sécher.
On pouvait y pénétrer également par ce qu'on appelait communément « derrière les planches », d'énormes panneaux publicitaires qui formaient une espèce de frontière entre la ville et le mellah.
Des marchands, côte à côte, vendaient toutes sortes d'objets hétéroclites, vêtements genre vaguement américains, jeans, antiquités, colifichets, mais aussi breloques, dentiers, pédales de vélos, vieilles montures de lunettes. J'y avais même trouvé des shorts tyroliens qu'un vendeur particulièrement persuasif avait réussi à me refiler.
Une enfilade de petites rues tortueuses qui se perdaient, se rejoignaient, puis se perdaient encore.
La rue centrale bruyante, la rue des synagogues, la rue Nacéria, la rue du four, la rue du commandant Provost, avec un centre d'accueil où venaient se réfugier marins et malheureux victimes de la crise, témoins et jeunes touristes fauchés.
Rues vivantes, rues animées, ruche où s'activaient des milliers d'hommes et de femmes, l'air gai, l'air préoccupé, l'air morose, vaquant d'un pas pressé d'une boutique à l'autre. Des odeurs de menthe, de légumes frais se mêlaient aux parfums d'épices fortes, de cannelle, de poivre fraîchement moulu. Des montagnes de thé, de figues sèches, de pépites, de figues de barbarie encombraient les étals ou les voiturettes des marchands ambulants, aux visages fatigués, qu'une lampe au gazogène éclairait faiblement.
Le mausolée de Rabbi Eliahou, sacré pour Juifs, était respecté sinon craint des musulmans. Il était là, au milieu de cette place sale en terre battue, symbole pur et fort de la foi de ces gens, pauvres pour la plupart. Des vieux et vieilles pittoresques y montaient la garde. Contre une aumône, ils faisaient une prière où passaient au grand complet tous les noms de la famille, morts ou vivants.Des milliers de bougies dansaient de manière presque irréelle.
Pas très loin Haddidah et Lugassy se faisaient une concurrence acharnée. Ils vendaient tous deux, outre de la papeterie, des objets de culte, plus importants aux yeux de nos parents imprégnés de religion que de la nourriture et chacun d'eux le proclamait: ils détenaient l’unique et authentique livre de prière de Pâques : la Haggadah.
Les rues étaient mal ou peu éclairées et, chose incroyable, il n'y avait aucun arbre, aucune fleur, comme si ces éléments de la nature, n'étant pas juif ou musulmans, n'avaient pas ici droit de cité.
Sur les terrasses, qui jouaient un grand rôle dans les familles, on voyait défiler les saisons et les fêtes. Des cabanes en roseau pour Souccoth. Piments rouges séchant sur de grandes nappes blanches en été, pépites blanches des citrouilles, pépites noires des pastèques...toute l'année.
La lessive, que venait faire Fatima, une ou deux fois par semaine et qui séchait au vent, au soleil.
La Médina et ses nombreux artisans, ses rues interdites aux Européens, jouxtaient le mellah. Une foule colorée, vivante, animée se pressait à la porte de Marrakech. Burnous, turbans, tarbouches, fez rouges, chéchias se mêlaient aux chapeaux européens, aux bérets et quelquefois aussi à des casques coloniaux, vestiges du protectorat français.
Au « Petit marché » des légumes et des fruits de toutes sortes. Tomates rouges et fraîches, piments verts, oignons blancs du Tafilalet, huiles d'olive vierge de Fez, huile « d‘argan » des montagnes prés d’Essaouira la ma-gnifique, tonneaux débordants de conserves diverses, citrons confits jaunes et lumineux comme de petits soleils dans des bocaux en verre transparents hermétiquement fermés.
Poissons « vivants, vivants », au dire du marchand. Comme il le débitait en tranches, c'était difficile de le croire.
Aloses, merlans, rougets, marché aux volailles, poulets caquetants affolés, plusieurs dizaines dans chaque cage. Canards, poussins, pigeons roucoulants destinés à quelques pastillas succulentes.
Des porteurs, pieds nus, jambes arquées, large chapeau de paille troué sur la tête, à la bouche édentée suivaient leur client patiemment, de lourds paniers pleins de victuailles sur leurs épaules courbaturées, sans dire un mot sinon
« balak balak » pour écarter les passants.
Un poste de police se trouvait au centre de la place, mais les policiers avaient depuis longtemps renoncé à y mettre de l'ordre. Des bruits de Klaxons, le braiment des ânes lourdement chargés, le teuf-teuf des camions, les cris des marchands vantant leurs marchandises créaient une joyeuse cacophonie.Un Arabe folklorique en « séroual » au grand chapeau multicolore, une peau de chèvre aux robinets d'or accrochée au cou, vendait une eau glacée à l'arrière-goût goudronné pour quelques centimes.
La rue de Rabat, la rue des bijoutiers, scintillait de l'éclat des ceintures d'or, des bracelets finement travaillés et des pierres précieuses et semi-précieuses des marchands prospères, quelquefois trafiquants.
La plupart des maisons étaient peintes à la chaux. Les numéros grossièrement inscrits indiquaient l'adresse.
Léon Azoulay et sa famille habitaient au 12, Rue du Four.
Les gens vivaient là en communauté. Plusieurs familles se partageaient une même maison, chacune occupant une chambre, les toilettes et la cuisine étant utilisées en commun. Les femmes d'un certain âge portaient de magnifiques foulards aux couleurs fortes et aux lourdes franges, les hommes, des djellabas noires et une chéchia, sorte de chapeau sans rebord.
Collés littéralement les uns aux autres, vivant dans une constante promiscuité, ils étaient heureux.
Bien sûr, il y avait parfois des éclats, des disputes, la misère, des bagarres même, mais ils étaient heureux.
La rue était ici, comme dans tous les pays chauds, le parc d'amusement des enfants. Tous les jeux s'y pratiquaient, et le football aussi bien sûr.
Léon et sa femme préparaient leur réception avec le plus grand soin. La maison était repeinte de haut en bas, les voisins avaient volontiers prêté une pièce pour l'occasion. Une vaisselle neuve serait inaugurée ce soir-là. Rien n'était trop beau pour le patron. Un orchestre oriental, le « petit Salim »évidemment, et une orgie de hors-d'oeuvre, de pastels de toutes sortes, de plats exquis, de gâteaux avec sucre glacé, ainsi qu'un « pie » magnifique qui couronnerait la soirée attendaient les invités.
Le mot avait vite fait le tour de l'imprimerie, et les autres ouvriers regardaient désormais Léon avec d'autres yeux, comme si une dignité nouvelle l'avait grandi.
La soirée arriva enfin. Il était anxieux et excité.
M. Malka habitait, lui, dans les beaux quartiers européens, rue Guynemer, près du boulevard de Marseille. Une grande maison de marbre qui sentait la prospérité et le propre et où les ascenseurs fonctionnaient
Dans le salon aux lourds rideaux moirés, meublés de fauteuils aux riches tissus de France, trônait un grand piano dont tous les enfants jouaient avec plus ou moins de bonheur.
Tous les soirs, des personnalités différentes venaient prendre l'apéritif, tantôt un gouverneur, tantôt un quelconque caïd, un ministre ou simplement une relation d'affaires.
Mon oncle était affable et de bonne compagnie. On riait fort, tard dans la nuit, le whisky coulait à flots et l'ambiance était toujours chaude et sympathique.
Pas loin de chez lui, on trouvait des magasins de luxe: « Mansfield », « Chez Jean- François », »Eddy », « Au Roi Dagobert ». Leurs vitrines impeccables étalaient des marchandises « comme à Paris ».
« La Princière », salon de thé, offrait aux regards gourmands des passants mille gâteaux tentants et appétissants. « La Minaudière » présentait en exclusivité la coutellerie « Christofle », et des bars à la mode où se réunissait la jeunesse dorée de l'époque
Mon oncle entouré de sa famille était heureux. Il était à mille lieues de Léon Azoulay.Entouré de ses filles qui jouaient une sonate à quatre mains et confortablement installé dans son fauteuil favori, il oublia complètement l'invitation.
Pas volontairement ! Pas de mauvaise foi ! Il oublia comme on oublie parfois les choses les plus importantes.
Il oublia bêtement!
Pendant ce temps, Léon attendait. Sa femme, coiffée par Lillo, s'était fait confectionner pour l'occasion une magnifique robe rouge chez Denise, la couturière. Lui-même portait un costume croisé impeccable, une belle cravate bordeaux et des souliers vernis noirs.
Ses enfants, tous habillés pareils, short gris et bretelle, chemise blanche, noeud papillon avec élastique, chaussures de Kippour, blazer bleu marine un peu grand se tenaient droits comme au garde à vous.
Et ils attendaient.
Les autres invités étaient arrivés à l'heure. L'orchestre jouait en sourdine en attendant le grand moment. Il se réservait. Mais les heures passaient. Mon oncle Haïm avait oublié. Il ne vint pas.
L'autre aurait pu lui téléphoner, mais il n'osa pas! Les pauvres n’osent pas!
Le lendemain M.Malka fit tout pour se racheter, cet homme bon et humain comprenait la peine infinie qu'il avait fait subir à l'orgueil de cet autre homme bon et humble.
S'il avait omis d'assister, pour une quelconque raison, à une
réception chez un de ses pairs, une excuse rapide aurait réglé le problème. Mais là il avait d'intenses remords. Issu lui-même d'une famille pauvre, il comprenait parfaitement l'outrage qu'il avait causé à son employé.
Il savait qu'il lui avait fait perdre la face aux yeux de sa famille et de ses amis et ne se le pardonnait pas. Bien que l'autre, voyant son embarras, lui disait:
- Ça fait rien, M'sieur Malka, ça fait rien, ça arrive!
Il tournait comme un lion en cage, se donnant de grandes claques sur les cuisses, en se morfondant:
- Samhli, Léon, samhli, excuse-moi ! Excuse-moi !
Jamais il ne se pardonna tout à fait cet impair et répétait cette histoire à qui voulait l'entendre, avec des regrets et comme un sanglot dans la voix.
Il nous a quitté ce cher oncle, homme doux et humain, aimé et regretté de tous.
Léon Azoulay, lui, est en Israël avec sa famille et a sans doute mis cet incident au rancart de sa mémoire.
Mais mon oncle, lui, de son vivant n'a jamais, jamais pu oublier cette invitation!
Bob Oré Abitbol
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